TEMOIN
OUBLIE DE LA FEODALITE TOUCHANE EN TRIEVES (1)
D’origine
mal connue mais, selon toute probabilité, fort ancienne (2), le « castrum
de Toscana », construit sur une éminence escarpée située entre Saint
Guillaume et Saint Andéol, apparaît pour la première fois dans une bulle du
pape Eugène III expédiée de Lausanne le 14 mai 1148 et adressée au prévôt
d’Oulx, confirmant les possessions du monastère transalpin, héritier de la
Novalaise, dans divers évêchés et signalant, notamment, dans celui de Die :
« …. L’église de Saint Guillaume et
capella castri quod dicitur Tosacana » (et la chapelle du château que
l’on appelle Touchane) (3). Cette mention – la plus ancienne connue – montre
que, dès au moins la première moitié du 12ème siècle, existait ce
château de Touchane. Qui l’avait fait construire ? Quels en furent les
seigneurs ? C’est ce que nous allons essayer de préciser avant de décrire
les quelques vestiges qui en subsistent.
LES SEIGNEURS DE
TOUCHANE :
Tout
autant que l’on ignore l’origine de ce curieux nom de Touchane, (4), on ne sait quels furent les premiers constructeurs
de ce nid d’aigle. Un auteur a émis l’hypothèse que Touchane ait pu être, avant
la féodalité, un « édifice romain » (5) mais rien, jusqu’alors, n’a
pu étayer cette conjecture.
Ce
qui est établi, par contre, est que l’évêque de Die en était le suzerain en
1148 et, sans doute, depuis une période très antérieure, les mandements et
paroisses de Saint Guillaume et de Saint Andéol relevant, depuis leur origine,
de Die. Le 22 avril 1302, Pierre Isoar, baron de Gresse, est seigneur de
Touchane et de ses dépendances, Saint Guillaume et Saint Andéol, dont il se
reconnaît vassal du dauphin Humbert 1er. Dans le même temps, un acte
du 9 août 1304, montre que Touchane a pour coseigneur Jean de Royn qui alberge
à François Repellin, son comme lige, la baillie de Saint Guillaume moyennant le
1/10ème des cens sur ses récoltes (6).
En
1305, le seigneur (ou le coseigneur ?) est Guillaume Artaud d’Aix (7).
En
1321, le mandement de Touchane relève toujours du baron de Gresse, ce qui n’est
plus le cas en 1339, époque où le château appartient alors à Rodolphe de
Commiers qui y réside (8)
En
1367, le seigneur de Touchane a juridiction sur 88 hommes dont certains noms
nous sont connus : Brochier, Terrier, Armand et Faure notamment.
(1) commune de Saint Guillaume, Isère
(2) J. C. MICHEL : Isère gallo romaine,
T 1, 1985, page 82 et Carte archéologique de la Gaule, 38/1, 1985, page
128 ; Voir aussi dans le présent site Internet, carte archéologique de
l’Isère, commune de Saint Guillaume
(3) Regeste Dauphinois, n° 3817
(4) Toschana, Toscana, Touchano, Tachana
castrum au 12ème siècle (dictionnaire topographique du département
de l’Isère)
(5) L. TERRAS : la baronnie de Gresse en
vallée chevalereuse, 1971, page 14
(6) Regeste Dauphinois n° 16444
(7) E. COFFIN dans « archéologie chez
vous n° 4, la vallée de la Gresse, 1985, notice n° 178
(8) ADI B 4443 f° 77
Vers
1390, les coseigneurs de Touchane étaient Antoine de Commiers, Guigues et
Gérard Ricoz et Soffrey d’Arces, lequel avait juridiction sur quelques hommes.
On sait aussi qu’il y avait alors dans le mandement douze hommes delphinaux (9).
En 1447, le seigneur de Touchane était Antoine d’Ambel 10).
On
se sait de quand date l’abandon du château de Touchane au profit d’un château
plus confortable dans le village même de Saint Guillaume : peut-être
faut-il placer cet évènement au 16ème siècle et l’imputer à un
membre de la famille Ricoz (11).
Quoiqu’il
en soit, les seigneurs du mandement gardèrent, jusqu’à la révolution, le titre
de « seigneurs de Touchane ». Ainsi en est-il de Guillaume Peyrouse,
secrétaire delphinal, qui acheta le 20 juillet 1537 la juridiction sur les
hommes delphinaux de Saint Guillaume et de Saint Andéol pour la somme de
Le
12 mars 1540, Guillaule Peyrouse dénombre ses biens : outre Touchane il
avait aussi la moitié de la seigneurie de Valgaudemar (14).
Guillaule
Peyrouse apparaît encore en 1544 comme créancier dans un procès l’opposant à
Jean Balmeys de Coublevie (15).
Après
lui, Jean Peyrouse fut seigneur de Touchane : il eut deux filles,
Marguerite et Guigone laquelle reçut Saint Guillaume en dot à l’occasion de son
mariage avec Pierre Bucher (16).
Le
dernier seigneur – ou coseigneur – de Touchane semble avoir été Joseph qui, en
1748, était conseiller au Parlement de Dauphiné (17) cependant que la famille
de Bucher possédait la seigneurie de Saint Guillaume et celle de Saint Andéol.
LE CHATEAU :
A
Aujourd’hui,
les arbres qui ont envahi le site, limitent la vue que l’on devait naguère
avoir et qui s’étendait des impressionnantes falaises du Vercors à l’ouest
jusqu’aux sommets neigeux de l’est, découpés au dessus de la dépression du
Drac.
Il
subsiste aujourd’hui bien peu de vestiges de la forteresse de Touchane, hormis
sa porte fortifiée et quelques empreintes de sa construction.
C’est
cependant l’un des châteaux féodaux les mieux connus du Trièves, grâce à la
description qu’en firent, en 1339, les commissaires delphinaux préalablement au
« transport » du Dauphiné à la France.
(9)
L. TERRAS : op. cit. page 71
(10)
E. COFFIN : op. cit.
(11)
E. TASSET : l’Isère des châteaux forts, 1995, page 208
(12)
soit
(13)
ADI B 4526
(14) :
l’autre moitié appartenant alors à Clémence d’Ambel. Il est remarquable de
constater que le nom de ces possesseurs d’une partie du Valgaudemar a perduré
jusqu’à nous : en effet, l’actuelle commune de la Chapelle en Valgaudemar
n’a été formée qu’en 1962 par la réunion de deux anciennes communes qui
portaient toujours les noms de Guillaume Peyrouse pour l’une et de Clémence
d’Ambel pour l’autre.
(15)
ADI B 3392
(16)
RIVOIRE de la BATIE : armorial du Dauphiné, 1860
(17)
Ibid
Voici
la relation : « … Campé sur un
roc élevé son donjon est entouré d’un mur de vingtain de 210 toises de
développement (18)… Une tour de 8 toises de haut (
Bien
que relativement informes, les vestiges observés sur le terrain semblent
correspondre aux ouvrages décrits dans le procès verbal de 1339 et l’on peut
conjecturer que, du nord au sud, se trouvent les restes de la cour décrite puis
du donjon et, enfin, de l’habitation seigneuriale.
Cinquante
mètres au sud de la plate forme sommitale, juste avant l’escarpement,
subsistent les restes probables de la grande tour de
L’enceinte
est encore discernable en certains endroits, notamment au nord ouest et,
surtout, au sud ouest de la plate forme ainsi qu’en contrebas de celle-ci où
l’élévation des murs est conservée sur près de
(18)
soit
(19)
B 4443, f° 77
Sur
la plate forme proprement dite, le relief du terrain pourrait garder
l’empreinte du donjon et de l’aula seigneuriale.
Même
dans son état final de délabrement, l’antique forteresse est encore discernable
et l’austérité des lieux, alliée à sa sauvage beauté, permet d’imaginer ce que
Touchane pouvait représenter jusqu’au 14ème siècle : un
inexpugnable nid d’aigle où les conditions d’existence devaient être
spartiates. Et l’on se prend alors à rêver à d’autres forteresses du même
type : Brion, Ratier…
La
datation des quelques vestiges qui subsistent de nos jours ne devrait pas poser
problème : et pourtant ! Si les restes de la porte fortifiée et du
donjon présentent bien toutes les caractéristiques des constructions
médiévales, j’avoue avoir été troublé de constater, en contrebas du nord ouest
de la plate forme sommitale, la présence, dans des fragments éboulés, d’un
mortier de chaux paraissant très solide.
Le
fait que ces fragments ne soient pas à leur emplacement originel et l’absence
d’autres éléments tangibles ne permet pas d’avoir une idée précise de leur
datation mais il présentent néanmoins des caractéristiques globales
susceptibles d’envisager une datation
très antérieure à l’époque médiévale. La similitude de cet appareil avec
certains vestiges bien identifiés en d’autres lieux comme étant probablement
d’origine antique (20) est assez troublante. Je n’ai, par contre, relevé aucune
présence de tegulae ce qui conduit à être extrêmement prudent sur toute
hypothèse de nature à corroborer, si peu que ce soit, l’idée que Terras
développait à propos de l’origine de Touchane (21) qu’il convient de ne pas
écarter, pour l’heure, de manière définitive.
UN AUTRE PROBLEME
DEMEURE :
Jamais
étudiées jusqu’alors, semble t-il, subsistent à l’est en contrebas du mamelon
fortifié, maintenant très envahies par la végétation, des ruines difficilement
interprétables : le caractère médiéval de ces constructions parait
néanmoins établi : s’agissait-il d’un hameau implanté à proximité du
castrum (22) ou de la maison forte d’Albert de Royn citée en 1339 ?
Sous
une épaisse couche de mousse végétale émergent des restes de murs, certains
ayant encore près d’1,50 m d’élévation ; par ailleurs, des pierres bien
équarries (réemploi ?) marquent un seuil et l’emplacement d’une porte.
Deux groupes de bâtiments, distants d’une trentaine de mètres, sont également
discernables : j’en ai sommairement établi le plan. J’ai également pris
une série de clichés du site et de ses derniers vestiges, condamnés – comme
bien d’autres, hélas – à disparaître prochainement, la nature reprenant
inexorablement tous ses droits cependant que les intempéries se chargeront, à
terme, d’un nivellement total de ce qui fut « Toychana in Triviis »
(23).
(20)
par exemple Saint Loup de Vif
(21)
supra
(22)
et trop modeste peut être (ou sans revenus distincts) pour être cité dans
l’enquête delphinale de 1339 ou encore postérieure à celle-ci (hameau constitué
avec des matériaux récupérés sur le site médiéval ?)
(23)
selon une mention du 14ème siècle (dictionnaire topographique
précité).