Egalement présenté à Vif pour le 25ème
anniversaire des AVG le 12 octobre 2002
Mesdames et
Messieurs,
Dans l’histoire des hommes et dans la mémoire populaire, Hannibal est un
véritable monument. Son épopée a, à ce point frappé les imaginations que, près
de vingt trois siècles plus tard, son souvenir est encore très présent et qu’un
nombre extraordinaire d’auteurs ont tenté de reconstituer, vainement, son
passage dans les Alpes. En effet, des hauts faits de l'antiquité il n'en est
sans doute pas qui aient fait couler plus d'encre que la traversée des Alpes
par Hannibal.
Certes, nous ne résoudrons pas ce soir la grande énigme qui perdure
depuis 23 siècles mais, à tout le moins, il faut prendre le diaporama que je
vous propose ce soir pour un documentaire de géographie et d'histoire anciennes
qui, de surcroît, nous permettra de nous rendre sur quelques uns des plus beaux
sites des Alpes.
Pour le réaliser, j"ai gravi et étudié, en compagnie de mon épouse,
tous les cols que vous verrez ce soir afin, comme Polybe, de me faire une idée
du théâtre possible des évènements. Le plus bas de ces cols se situe à 1850
mètres d'altitude, cependant que le plus élevé culmine à près de 3000 mètres.
D'un certain point de vue, Hannibal est un gisement de marches alpestres quasi
inépuisable et je sais qu'il y a dans cette salle des amateurs de la chose.
Certains des passages qui lui sont supposés sont aisés et amples, d'autres plus
scabreux voire acrobatiques. Vous en jugerez.
Nous irons ainsi, plus d'une heure durant, d'abord sur les cols du Haut
Rhône, puis sur ceux du Queyras et de l'Ubaye qui, à défaut d'avoir livré la
moindre trace patente, sont d'un saisissante beauté. Vous en jugerez également.
Ensuite nous gagnerons la Tarentaise et nous finirons par les cols de la Haute
Maurienne.
Sans doute, à l'issue du diaporama, le mystère sera t-il resté entier.
Quoique, à bien y regarder, l'un de tous ces cols est nécessairement celui qui
réunit le plus de probabilités. Je ne vous dit pas lequel : vous le
reconnaîtrez aisément.
Et maintenant, si vous êtes prêts, partons donc sur les traces
d'Hannibal.
Tout partit, on le sait, de Carthage et de la soif de conquête de ce
personnage quasi mythique qu’est devenu, depuis lors, Hannibal. Nous sommes, en
effet, en 218 avant J. C. Quelques repères sont sans doute nécessaires :
-
à Rome,
la République, traditionnellement fondée, en 509 avant notre ère, par Lucius
Junius Brutus, dit Brutus l’Ancien, que l’on voit ici, a encore presque deux
siècles d’existence devant elle et nous sommes en l’an 536 de Rome. Les deux
consuls de l’heure sont Publius Cornelius Scipio – qui deviendra Scipion
l’Africain – et Sempronius.
-
La Gaule
est encore indépendante et notre région est occupée par trois peuples :
les Allobroges, les Voconces et les Tricores.
-
Carthage,
aujourd’hui à l’état de ruines, est alors
la rivale de Rome à l’époque qui nous occupe. La première des guerres
Puniques avait eu pour enjeu la Sicile, clé du détroit qui la sépare de
l’Afrique et, par là même, des communications entre le bassin occidental et le
bassin oriental de la méditerranée. La lutte, menée sur terre et sur mer avec
le plus grand acharnement s’était terminée par la défaite de Carthage.
L’armée d’Hamilcar Barca, qui est ici représenté sur un bronze du
monnayage Barcide d’Espagne, après avoir failli à plusieurs reprises être
victorieuse en Sicile, avait finalement été défaite et contrainte à regagner
l’Afrique.
Incapable de prendre sa revanche sur mer, Carthage n’allait pas tarder à
chercher en Espagne une compensation à ses revers et à son humiliation.
Hamilcar entreprit l’occupation méthodique de l’Espagne et, en neuf
années, il soumit à l’autorité de Carthage la plus grande partie de la péninsule.
La mort le frappa au cours d’une campagne. Son gendre, Hasdrubal, dit Hasdrubal
le Beau, dont on voit ici le portrait présumé,
poursuivit son œuvre en créant, en Espagne, Carthagène, la nouvelle
Carthage.
C’est alors qu’apparaît Hannibal Barca, le fils d’Hamilcar. La tradition
veut qu’au départ de son père qu’il accompagnait en Espagne malgré son jeune
âge – 9 ans – il fit sur les autels le serment de ne jamais se réconcilier avec
Rome.
Il a 18 ans à la mort de son père. C’est peut-être lui qui est représenté
sur ce bronze trouvé à Volubilis et aujourd’hui conservé au musée archéologique
de Rabat. Il en a 26 lorsque son beau frère Hasdrubal est assassiné par l’un de
ses serviteurs. Son courage, son audace, son adresse lui ont conféré un tel prestige
que l’armée le désigne comme commandant suprême. Dès lors, compte tenu de la
haine implacable qu’il nourrit à l’égard de Rome, une nouvelle guerre punique
paraît inévitable.
Rompant le traité conclu entre Hasdrubal et Rome qui garantissait
l’indépendance de Sagonte, Hannibal, à la tête d’une armée de 150 000 hommes
vient mettre, huit mois durant, le siège devant la ville qui finit par
capituler. Acculée à une nouvelle guerre, Rome fait front en mettant sur pied
deux nouvelles armées, l’une destinée à l’Espagne placée sous le commandement
de Publius Cornelius Scipio – Scipion l’Africain, dont on voit ici le
plus fameux portrait conservé au musée national de Naples – l’autre armée en
Sicile sous les ordres de Sempronius.
C’est alors qu’Hannibal, confiant l’Espagne au soin de son frère,
également nommé Hasdrubal, décide d’aller porter la guerre au delà des Alpes et
à Rome même.
Nous sommes fin Avril ou début Mai de l’an 218 avant
notre ère.
L’armée d’Hannibal, selon Polybe, le grand historien grec du 2ème
siècle avant notre ère, comprenait 90 000 fantassins, 12 000 cavaliers,
chiffres probablement excessifs, et 37
éléphants. Ces éléphants, qui marquèrent à jamais les mémoires, étaient des
éléphants de la petite taille africaine qui étaient alors communs dans
l’actuelle Tunisie et au Maroc.
Les Puniques n’étaient d’ailleurs pas les initiateurs de l’utilisation
militaire des pachydermes puisque c’est Alexandre le Grand qui avait eu, le
premier, la révélation de ces bêtes au combat en 331 avant notre ère, avant que
Pyrrhus, le roi d’Epire, ne les généralise dans son armée un demi siècle plus
tard.
Comment appréhender le Punique ? Tâche délicate : nous
disposons cependant de trois portraits d’Hannibal, d’ailleurs contradictoires
entre eux ;
-
en
effet, si l’on en croit Tite Live « jamais esprit plus souple ne sut mieux
réunir les qualités les plus opposées : savoir obéir et savoir commander,
aussi eut-il été difficile de savoir qui l’aimait le plus des soldats ou des
chefs. Hannibal supportait aussi bien la chaleur que le froid. Aucune peine
n’abattait ses forces ni son courage. Pour veiller ou dormir il ne faisait
aucune différence entre le jour et la nuit. Il était de beaucoup le meilleur
cavalier comme le meilleur fantassin. Le premier au combat il en revenait le
dernier ».
-
mais, ce
portrait élogieux est contredit par Polybe qui accuse Hannibal d’avarice et de
cruauté et qui s’étonne de ce que le chef carthaginois ait été en guerre
pendant 17 ans, conduisant des opérations surprenantes dont on pouvait à peine
espérer quelque succès sans que jamais aucun de ses soldats se soit avisé de le
trahir.
-
enfin,
selon Dion Cassius, Hannibal, « doué d’une vive intelligence avait le don
d’arriver à ses fins par des touches successives, usant de lenteur pour ses
objectifs lointains et prenant de subites décisions quand il s’agissait d’aller
vite ».
On connaît aussi la célèbre réplique de son maître de cavalerie,
Maharbal, peu après la bataille de Cannes qui leur ouvrait les portes de
Rome : « tu sais vaincre, Hannibal, mais tu ne sais pas profiter de
la victoire ». On citera enfin le propos ironique et cruel de Juvénal, au
début du 2ème siècle de notre ère : "pèse la cendre
d'Hannibal. Combien de livres trouveras tu à ce fameux général ?",
autrement dit "dans la balance de l'histoire, quel poids ?"
Comme on le voit, il y a à boire et à manger chez le personnage.
Et que savons nous de son épopée ?
En fait, tout repose sur les écrits de deux auteurs antiques, Polybe et
Tite Live qui ne sont, ni l’un ni l’autre, contemporains des faits.
Polybe, pour se faire une opinion sur les récits déjà controversés qui
couraient à son époque sur la traversée des Alpes par Hannibal refait, 68 ans
plus tard, le parcours tant étudié depuis, déclarant : « je puis
parler de ces évènements avec assurance parce que je tiens mes renseignements
de témoins contemporains et que j’en ai visité le théâtre au cours d’un voyage
que j’ai fait dans les Alpes pour observer de mes propres yeux ce qui en
était ».
Près de 150 ans après lui, Tite Live, on le sait, reprendra en partie ses
écrits, les mêlant à d’autres sources non identifiées, pour tenter également de
reconstituer la fabuleuse épopée, dont l’idée germa ici un jour à Carthage.
Toutes les querelles, depuis lors, découlent de l’interprétation des deux
auteurs antiques. Des hauts faits de l’antiquité il n’en est sans doute pas qui
aient fait couler plus d’encre que la traversée des Alpes par Hannibal. A la
fin du 19ème siècle, on estimait déjà à plus de trois cents le
nombre de livres et d’articles consacrés à la question. Serge Lancel relate
qu’à la veille de la première guerre mondiale un savant historien allemand,
s’excusant avec humour d’une information non exhaustive, déclarait que, parce
qu’il n’avait pas encore 100 ans, il n’avait pas encore parcouru toute la
bibliographie relative au sujet et qu’ une seconde vie lui serait maintenant
nécessaire pour lire tout ce qui a paru depuis.
Mais, venons en au parcours mythique.
On passera très vite sur la première partie du parcours d’Hannibal qui
n’est pas controversée : il part, on l’a vu, début Mai 218 de Carthagène.
En Juin 218 il franchit l’Ebre et, sur le sol de l’actuelle Catalogne, commence
à se heurter à l’hostilité des populations non soumises, amenant Hannibal à
laisser dans l’arrière pays Catalan un de ses lieutenants avec plus de 10 000
hommes.
Il passe à Tarragone où sera établi, peu après les évènements, le
mausolée des Scipions, que l’on voit ici
et non loin d’Ampurias, la vieille colonie phocéenne, qu’Hannibal prend
toutefois le soin d’éviter car celle ci, il le savait, était acquise aux
Romains.
Le franchissement des Pyrénées est incertain même s’il paraît probable
qu’Hannibal soit passé non au Perthus mais plutôt au col de Panissar à
l’endroit même où sera établie la Via Domitia
et où Pompée, un siècle et demi plus tard, érigera son orgueilleux
trophée, dont on voit maintenant les
précieux restes exhumés il y a quelques années.
De là, par l’impressionnante voie
des Cluses, la seule possible, taillée par endroits dans le rocher,
il gagne Illiberis, aujourd’hui Elne, où il établit son premier camp
attesté. La fin de Juillet approchait déjà.
On admet ensuite qu’Hannibal prit le trajet le plus court jusqu’à Nîmes
par une piste qui deviendra un siècle et demi plus tard la Via Domitia.
Les troupes Puniques passèrent probablement ainsi au pied de nombre
d’oppida, tels Pech Maho, Ensérune, dont l’apogée se situe aux 4ème
et 3ème siècles avant notre ère et dont on voit ici les silos qui
auraient pu servir au ravitaillement d’Hannibal
et encore Aumes, Ambrussum, avec sa très belle voie d’accès, l'un des
plus beaux tronçons antiques conservés à ce jour,
puis à Nages. On a supposé
qu’Hannibal avait posté des garnisons dans ces oppida car son armée avait
encore fondu de plus de 13 000 hommes.
Fin Août 218, Hannibal est au bord du Rhône. A peu près au même moment,
Cornelius Scipion arrive avec sa flotte en vue de Marseille et établit son camp
à proximité du grand bras du Rhône.
La traversée du fleuve par Hannibal se fait en un point qui n’est pas
identifié et que l’on doit situer quelque part entre Arles et Avignon,
« à quatre jours de marche de la mer » dit Polybe. Cette traversée
est longue et complexe, surtout pour le passage des éléphants installés sur
d’immenses radeaux recouverts d’une épaisse couche de terre pour qu’ils
acceptent de se laisser embarquer. Polybe et Tite Live ont complaisamment
développé, avec un luxe de détails, le stratagème ainsi utilisé pour la
traversée des animaux.
Quant à ceux qui, affolés, sautèrent dans le fleuve, Polybe qui, comme
les Anciens en général les croyait incapables de nager, nous les montre
cheminant dans le lit du Rhône, submergés mais dressant leurs trompes au dessus
de l’eau comme un tube de respiration.
Toujours selon Polybe, après le passage du Rhône, l’armée Punique
n’aurait plus compté que 38 000 fantassins et un peu plus de 8 000 cavaliers
mais encore tous les éléphants. Ce nombre sera réduit à 20 000 fantassins et 6
000 cavaliers après la traversée des Alpes ! Cette érosion considérable
s’explique à la fois par les combats qu’Hannibal dû mener contre certains
peuples et par les difficultés inhérentes au passage lui même, le froid, la
faim, l’épuisement des troupes…
Quant aux éléphants, on notera qu’au plan tactique ils furent plus un
embarras qu’autre chose car les services rendus par ces animaux ne compensèrent
jamais les inconvénients qui naquirent de leur présence dans l’armada.
D’ailleurs deux ans plus tard, lors de la bataille de Cannes, des 37 éléphants
dénombrés par la tradition il n’en restait plus qu’un ! Tous les autres
avaient péri soit dans les combats, soit par accident ou encore de misère
physiologique.
Mais où donc ce passage des Alpes fut-il accompli ? C'est l'un des
problèmes les plus obscurs et les plus passionnants de l'histoire.
On sait que, du col de Tende jusqu’au col du Saint Gothard, tous les cols
des grandes Alpes, ou presque, ont été envisagés pour ce faire.
Il n’est bien sur pas question de parler exhaustivement de la
cinquantaine de cols qui auraient vu passer Hannibal et on reprendra
simplement, très brièvement, les principales théories en présence selon le
classement adopté par le Général Guillaume.
Rappelons tout d’abord la problématique : le col franchi par
Hannibal, selon le Docteur De Lavis
Trafford, l’un des auteurs les plus autorisés, doit répondre à plusieurs exigences :
-
il doit
être accessible à la cavalerie, aux convois muletiers et aux éléphants,
-
il doit
se prêter, sur son versant occidental, à l’installation d’un camp utilisable
par des effectifs importants.
Il doit encore :
-
être
accessible en neuf jours de marche en partant de la « montée des
Alpes »,
-
être
précédé, à une étape de marche, d’un défilé, celui dans lequel l’armée
carthaginoise subit une violente attaque des tribus locales,
-
donner
des vues directes et étendues sur la plaine du Pô,
-
être
situé à une altitude telle que toute végétation y soit absente et qu’on puisse
y trouver, fin Octobre, début Novembre, de la neige fraîche recouvrant de la
neige ancienne,
-
déboucher
sur le versant piémontais par une pente rapide, sujette à des éboulements et
comportant, au cours de la descente, un passage difficile dans le rocher,
-
et,
enfin, conduire chez les Taurini, premier peuple qu’Hannibal rencontra à sa
descente en Italie.
Voyons, tout d’abord, le système dit du Haut Rhône comprenant les cols du
Saint Gothard, du Simplon, du Grand Saint Bernard, qui ont eu jadis leurs
défenseurs mais qui sont, selon toute vraisemblance, à éliminer, notamment
parce qu’aucun d’eux ne donne des vues sur la plaine du Pô et ne conduit chez
les Taurini.
Ceci n’enlève pourtant rien à l’ancienneté de ces passages, notamment le
Grand Saint Bernard, « in Summo Poenino », fréquenté dès la
protohistoire, ce nom ne devant rien aux Puniques encore appelés
« Poeni » mais étant celui d’une divinité locale, fait que Tite Live
avait déjà relevé.
Voyons ensuite le système dit de la Durance. On écartera les cols de
l’Ubaye : col de Larche, col de Mary, col de Roure, pour les mêmes raisons
que celles que je viens d’évoquer. Et pourtant, Dieu que ces cols sont
sauvagement beaux.
Le col de Mary, à 2637 mètres d'altitude donne accès à la vallée de la
Maira sur Coni. Un sentier immémorial y conduit, le long d'un très beau vallon
sauvage.
Ce que l'on voit ici, dans la partie sommitale du col, n'est pas une voie
romaine comme on pourrait le croire au premier abord mais un dallage établi en
1940 par les troupes Italiennes.
Comme quoi, les apparences peuvent être trompeuses. Mais rien n'interdit
de penser que l'on a peut être fait qu'améliorer un chemin pavé beaucoup plus
ancien.
La vallée de la Maira est si profonde que, du haut du col de Mary, on
n'en aperçoit pas le fond et encore moins les plaines Padanes. Tout au plus,
peut on voir le sauvage lac de Marinet.
Les col de Roure, à 2829 mètres d'altitude, dont Georges de Manteyer
faisait la passe mythique
et de la Gypière, encore plus haut puisque culminant à 2948 mètres
d'altitude, donnent également accès à la vallée de Maira sur Coni et ne
sauraient être retenus.
Il en va de même de l'interminable col du Longuet qui, à 2669 mètres,
débouche dans la même vallée, sans accès possible à l'ancien territoire des
Taurini et dont la seule vue porte sur le massif du Viso.
Pourtant, cette voie paraît chargée d'histoire : il y a cette
enceinte énigmatique au "Plan du Parouart"
et, aussi, ces murs soigneusement appareillés, vides de tout contenu et
dont la destination nous échappe aujourd'hui.
Encore plus au Sud, le col de Larche ou de l'Argentière, franchi par
François 1er en 1515, est, à 1994 mètres d'altitude l'un des plus
bas de la chaîne. S'il fait bien communiquer la Haute Ubaye avec le plaine du
Pô, il ne présente aucune vue possible sur les plaines Italiennes.
La route qui l'emprunte, ancienne voie romaine, conduit à Cuneo par la
vallée de la Stura. Au demeurant, si Hannibal l'avait emprunté il serait
descendu chez les Vagienni et non chez les Taurini. Certes, on pourra me faire
observer que c'est sur cette voie du col de Larche que l'on aurait découvert,
semble t-il, en 1968, un ensemble de drachmes Phéniciennes. Mais, celles ci ont
disparu et, au surplus, elles ne prouveraient rien, sinon la circulation des
monnaies, mêmes lointaines, qui remonte à la plus haute antiquité.
Restent les cols du Queyras qui, depuis Gavin de Beer et le Général
Guillaume, ont leurs partisans
et, tout particulièrement le col de la Traversette, qui, à 2915 mètres
d’altitude, fait communiquer le Queyras avec les vallées piémontaises et
conduit chez les Taurini.
Celui ci n’a de col que le nom ; il s’agit plutôt d’une brèche
relativement étroite et l’on imagine mal des éléphants dans un tel site sans
parler du fait que l’armée Punique aurait du mettre des jours entiers pour la
franchir en colonnes par deux sinon par un sur ces pistes difficiles.
On a calculé, en effet, qu’une telle colonne se serait allongée sur plus
de 37 km de long ! D'aucuns parlent même de 70 km de long. Nonobstant
cette configuration, on relèvera que la Traversette eut une grande importance à
tel point que le marquis de Saluces fit creuser de 1475 à 1480, avec l’accord
du Dauphin, futur Louis XI,
un tunnel, le « Pertuis du Viso », long de 75 mètres de long,
une centaine de mètres au dessous du col. Ce tunnel existe toujours mais il est
souvent obstrué, même en plein été, par
un névé.
Il est de fait que, de la Traversette, se distinguent les plaines Padanes
ce qui a été jugé suffisant pour y voir passer Hannibal. Mais, entre autres
difficultés, on remarquera l’impossibilité de rassembler, en ce lieu situé à
presque 3000 mètres d’altitude, une armée de l’importance de celle qui nous
intéresse ce soir. Au surplus, on observera que la vue depuis le col donne
essentiellement en ligne directe sur la haute vallée du Pô mais non sur le
bassin de Turin.
On évoquera aussi le col d’Urine, dit aussi localement "de la
Pissette", d’accès aisé, qui, à
2525 m offre une vue très limitée sur l’Italie,
le col Bouchet, plus haut de cent mètres, très souvent pris par la
« nebbia », ce brouillard
chronique qui s’élève des chauds versants italiens, et qui interdit, le plus
souvent, toute vue sur l’Italie.
C'est un phénomène assez curieux : le versant français est bien
dégagé mais les crêtes et tout le versant transalpin sont pris dans un
brouillard dense.
A défaut d’y voir les plaines Padanes, il n’est toutefois pas rare d’y
rencontrer des marmottes
Et aussi des bouquetins,
Que je vous laisse admirer
-
et dont les exploits aériens sont un incomparable spectacle.
On citera aussi le col Lacroix, l’un des plus aisés de la chaîne et le
col de Valante, à 2650 m d’altitude, dans un site au moins aussi austère que
celui de la Traversette.
Très curieusement, au nord est de ce col, un pic rocheux se nomme
"Pointe Rome".
Mais si ces cols conduisaient bien chez les Taurini, leur topographie se
prête fort mal aux descriptions antiques.
Il faut encore évoquer le col de Clausis, à 2765 mètres d'altitude,
et le col Agnel, à 2746 mètres, qui a aussi eu une certaine faveur. Mais
il faut l’exclure car, s’il offre du col voisin de Chamoussière une vue
somptueuse sur le Viso,
Il faut grimper jusqu’au pic de Caramantan, à 3021 m d’altitude, pour
avoir des vues, sommes toutes limitées, sur l’Italie.
Pourtant, à deux kilomètres de Fontgillarde on montre encore le
« rocher d’Hannibal »,
qui, selon son ostentatoire inscription, aurait vu passer à la fois le
Punique, les légions de César, les armées de Bayard, de Lesdiguières, du
Maréchal de Bellegarde, du Duc de Berwick, de Philippe d’Espagne et, plus
probablement, de Napoléon qui, curieusement, n’est pas mentionné.
Comme nombre de stratèges, ce dernier s’est toujours intéressé à l’épopée
d’Hannibal, mais à propos du franchissement des Alpes il semble bien qu’il ait
plusieurs fois changé d’avis. Au début de la campagne de 1796 il se prononça
pour les cols du Viso.
Collot, dans le mémorial de Sainte Hélène raconte : « bientôt
nous gravissons le Monte Cervo. De son sommet on découvre toute la chaîne des
Alpes. Bonaparte s’arrête, l’observe et me montrant le Viso :
-
il est
passé par là me dit-il ;
-
qui ?
-
Hannibal !
Or on sait, qu’ensuite, il préconisa le Mont Cenis.
Mais, pour qui a fréquenté les cols du Queyras, il paraît un peu
surréaliste d’imaginer Hannibal en de tels lieux et , principale objection, que
faire alors du passage chez les Allobroges bien attesté par Polybe ?
Enfin, pour parvenir à tous ces cols que je viens d’évoquer il fallait
franchir l’obstacle redoutable qu’a toujours représenté le Guil. Certes, il
existe bien une voie romaine d’Eygliers sur Mont Dauphin à Villevieille, l’une
des plus mystérieuses des Alpes, qui passe en ce lieu étrange des Escoyères,
jadis siège d’une préfecture du royaume de Cottius sous Galba
et dont la chapelle Sainte Madeleine conserve le linteau du mausolée de
Quartius, préfet de plusieurs peuples dont celui des Quariates qui a laissé son
nom au Queyras.
Reste le col de Malaure (2536 mètres) qui, depuis l’importante étude de
1994 de Jean Pierre Renaud, est désormais devenu un prétendant fort sérieux. Celui ci voit, en effet, dans
la Durance et le bassin de Laragne le site semblable au delta du Nil évoqué par
Polybe. Il fait passer ensuite le Punique au Monestier d’Allemont, à Gap,
Embrun et Mont Dauphin qui serait, selon lui, l’emplacement « hérissé de
partout de rochers abrupts » décrit par Tite Live, où les Carthaginois
auraient campé. C’est là qu’ils auraient quitté la voie du Montgenèvre pour un
axe plus difficile mais plus court leur permettant d’entrer « par
surprise » dans le territoire des Taurini.
Passant au col Garnier, qui serait le premier col évoqué par Polybe,
il voit dans les pentes de la tête de Croseras, au dessus du ravin de la Lauze,
le lieu de l’attaque violente des Barbares dont triomphera Hannibal en prenant
leur bourg fortifié au bas de la descente.
Ce castellum, selon Jean Pierre
Renaud, c’est le Châtelard, magnifique rocher qui domine les Escoyères, site
indiscutable d’oppidum,
dont subsistent encore quelques traces de murs mais qui n’a, semble t-il,
livré aucun vestige préromain.
Toujours selon cet auteur, Château Queyras, site de la fameuse Roche
Blanche, aurait été atteint par le Queyron et Villargaudin. Après l’embuscade
l’armée aurait remonté la vallée du Guil
jusqu’à sa confluence avec le torrent du Bouchet au gué du Roux où les
traces d’une antique voie sont encore bien marquées.
Il en va de même à Valpréveyre, ce très beau hameau au pied du Col de
Malaure.
Ici, les traces de voie antique sont encore très nombreuses et très
suggestives.
Elles se perdent néanmoins vers la côte 2000 mètres sans que l’on sache
si originellement elles se dirigeaient sur Malaure, sur le Bouchet ou encore
sur le col de Valpréveyre.
Jean Pierre Renaud opte, quant à lui, pour le col de Malaure, situé dans
l’axe de ce rocher curieux :
en regardant attentivement, on distingue, en effet, les jambes , les bras
et le torse d’une silhouette humaine : c’est le « gardien de
Malaure ».
Si rien ne permet un campement au col même, en contradiction avec le
texte de Polybe,
il faut reconnaître que la vue sur les plaines du Pô est saisissante
-
110 m sous ce col, versant Italien, la hauteur avancée de la Crosennetta
serait, selon Jean Pierre Renaud, le promontoire de la harangue
et il voit même, vers le hameau abandonné d’Alpe Crosenna, le goulet qui
immobilisa trois jours durant l’armée punique.
La thèse est séduisante, solidement argumentée, mais elle élude
totalement la traversée du territoire des Allobroges et l’escorte des
Segovellauni. L’auteur en est sans doute bien conscient car il conclut sa
démonstration par ces mots : « pour autant, peut-on affirmer que le
col de Malaure est, à coup sur, l’exact itinéraire d’Hannibal ? Seules des
recherches archéologiques coordonnées pourraient en fournir les preuves dans la
mesure où les traces du passage ne sont pas toutes, et pour toujours,
effacées ».
Cette constatation louablement prudente vaut, du reste, pour tous les
itinéraires que nous avons jusqu'alors examinés. Certes, les plus initiés
pourraient me faire observer que c'est sur l'accès aux cols de la haute Durance
que l'on aurait découvert, en 1939, des défenses d'éléphants sculptées. Mais
celles ci, pourtant dûment déposées au musée de Gap, ont été perdues depuis
lors, de sorte que l'on n'a jamais pu se prononcer scientifiquement sur leur
origine.
Quelques autres cols du Queyras ont aussi eu les faveurs de certains auteurs,
notamment le col Vieux (2896 m)
et le col de Saint Véran (2850 m).
Mais, en plus de tous les inconvénients rédhibitoires que j’ai évoqués, on n’y voit pas les plaines
italiennes, sauf à monter au sommet du "Pain de Sucre", à 3330 mètres
d'altitude et, du reste, ces passages ne débouchaient pas chez les Taurini.
Reste, pour ce qui concerne le système dit de la Durance, le col du
Montgenèvre.
Fréquenté dès l’âge du fer, le mont Genèvre est l’un des points de
passage essentiels des Alpes. Relativement bas (1850 mètres d’altitude),
aisément praticable presque en toutes saisons, il met en relation la Gaule et
l’Italie par les vallées de la Durance et de la Doire Ripaire. C’était le
passage de l’une de ces mythiques voies Héracléennes ainsi nommées par les
Phocéens dès le 6ème siècle avant notre ère par association à la
figure légendaire d’Héraclès ou Hercule qui exécutait, on le sait, les travaux
les plus difficiles. On pense que Bellovèse dit Brennus et ses Gaulois
empruntèrent le Mont Genèvre lorsqu’ils allèrent, en 390 avant notre ère,
prendre et incendier Rome.
On observera, accessoirement, que le col du Montgenèvre peut être joint
par la vallée de la Durance, son axe traditionnel, mais aussi par l’Oisans au
départ de Grenoble et que certains auteurs anciens faisaient passer Hannibal
par la voie de l’Oisans, qualifiant les ouvrages rupestres de Rochetaillée et
de la « Porte de Bons » de « travaux d’Hannibal » !
Mais si le Mont Genèvre conduit bien chez les Taurini il ne saurait
offrir la moindre vue sur la plaine du Pô, même en montant sur le sommet
voisin, le "Mont Quitaine".
Au demeurant, comme il est probable qu’Hannibal connaissait ce col, du
moins de réputation, il pouvait légitimement penser que les Romains
l’attendraient à ce passage réputé qui deviendra, un siècle plus tard, le tracé
alpestre de la Via Domitia.
Au surplus, on évoquera également Varron, historien du 1er
siècle avant J. C. qui énumère limitativement les cinq cols empruntés dans
l’antiquité pour franchir les Alpes :
-
l’un, le
long de la mer, à travers les Ligures, qui deviendra la Via Julia,
-
le
second qu’a – dit-il – franchi Hannibal,
-
le
troisième emprunté par Pompée pour se rendre à la guerre d’Espagne, et l’on
sait, par Pompée lui même, qu’il s’agit du Mont Genèvre,
-
le quatrième
par lequel, selon lui, Hasdrubal, le frêre d’Hannibal vint de Gaule en
Italie,
-
et le
cinquième dans les Alpes Grées, qui est celui du Petit Saint Bernard.
Venons en maintenant au système dit de l’Isère avec ses deux
possibilités : la Tarentaise et la Maurienne.
Pour ce qui concerne la Tarentaise, le col du Petit Saint Bernard a de
nombreux défenseurs, dont le plus constant est sans doute Francis de Conninck.
C’est un très beau col que parcourt l’une des plus belles voies romaines
des Alpes, celle qui conduit d’Aime en Tarentaise à Aosta. Si son plateau est
paisible et aurait pu accueillir le campement d’une armée aussi importante que
celle d’Hannibal, son accès était périlleux au point qu’Ammien Marcellin, au 4ème
siècle, écrivait :
« ses pentes sont très accusées et effrayantes à regarder à cause
des rochers qui la surplombent de chaque côté et hommes et bêtes ont le plus
grand mal à ne point y glisser ».
Le passage du Petit Saint Bernard comptait au nombre de ceux qu’aurait
ouvert Hercule et, il est de fait que celui ci était fréquenté dès l’époque pré
romaine et notamment par les Ceutrones et par les Salasses : le cromlech
dit « cercle d’Hannibal », établi au col lui même, témoigne peut-être
des rencontres de ces peuples.
On le voit plus complètement ici. On notera que, jusqu'à la découverte
très récente, en 2001, d'un double cromlech à Sinard, sur le tracé de
l'autoroute A 51, celui du Petit Saint Bernard était le seul mégalithe de ce
type connu dans les Alpes Françaises.
La voie elle même aurait été la plus ancienne aménagée par les Romains à
partir d’une piste protohistorique si, du moins, il est vrai que Caius Gracchus
y construisit une route carrossable dès 122 avant notre ère.
Celle ci existe toujours et constitue l’une des plus belles excursions
des Alpes.
On observera néanmoins que, malgré tous ses atouts, le col du petit Saint
Bernard présente deux inconvénients rédhibitoires : on n’y a pas de vues
directes sur la plaine du Pô et son versant italien ne débouche pas chez les
Taurini mais chez les Salasses.
Du reste, nonobstant son intime conviction, Francis de Conninck conclut
lui aussi par ces mots : « il est bien certain qu’actuellement seules
des découvertes archéologiques de vestiges indubitables d’origine Punique dans
les Alpes pourraient clore les débats et donner une solution définitive au
problème de la route réelle de la traversée des Alpes ». On ne saurait
mieux dire, mais trouvera t-on jamais de tels vestiges !
J’ai gardé pour la fin la Maurienne et vous devinez sans doute pourquoi.
Trois cols possibles ont été envisagés : le col du Mont Cenis, l’ancien
col du petit Mont Cenis et le col du Clapier.
Mais, tout d’abord, pourquoi et comment la Maurienne ? Il faut
revenir un peu en arrière dans le parcours pour bien comprendre. Nous avions
laissé Hannibal après sa traversée du Rhône. Polybe dit qu’en une dizaine de
jours, Hannibal, avant d’entreprendre la montée des Alpes, parcourut 800
stades, soit 148 km, ou encore huit jours de marche, Polybe assimilant 100
stades non fractionnables à une journée de marche, le long de la rivière Isar
ou Isara qui, selon toute vraisemblance, est l’Isère même si certains ont
voulu, au prix de corrections douteuses, y voir l’Aygues, petit affluent du
Rhône à hauteur d’Orange.
Ainsi, peut-on reconstituer un tracé le long de l’Isère, de Pont de
l’Isère, au Nord de Valence, confluence du Rhône et de l’Isère, sans doute
l’Isle que Polybe compare au delta du Nil, jusqu’à Pontcharra, ce qui
correspond aux 800 stades indiqués. Après l’Isle, Hannibal, dit Polybe, arbitre
une querelle entre deux frères, candidats à la royauté. Aidé par celui des
prétendants qu’il avait choisi, il peut se ravitailler et traverser en toute
sécurité l’Allobrogie, son allié du moment commandant lui même son arrière
garde avec ses propres troupes. L’armée Punique eut, dans ce secteur encore
plat, une marche paisible, escortée par les Segovellauni. Il n’y a sans doute
pas lieu d’inventer d’imaginaires difficultés comme l’a fait un auteur
contemporain en mettant Hannibal aux prises avec les montagnards du Vercors
dans les gorges de la Bourne.
On peut seulement hésiter, pour ce cheminement, entre l’une et l’autre
rive de l’Isère. Rester sur la rive gauche présentait l’avantage majeur
d’éviter le franchissement de la rivière dont le lit est large et le cours
abondant, en toutes saisons, près de son confluent avec le Rhône. Seul
inconvénient de cet itinéraire, mais bien mineur, l’étroit passage du Bec de
l’Echaillon où un auteur a vu le théâtre du premier combat relaté par Polybe et
Tite Live.
Serge Lancel y voit la première porte des grandes Alpes qu’Hannibal
aurait franchi par une voie d’origine protohistorique, certainement communément
utilisée à l’époque d’Hannibal, qui deviendra, deux siècles plus tard la voie
romaine de Saint Ours, encore parfaitement conservée, tronçon de la voie de
Grenoble à Valence par la rive gauche de l’Isère.
Restait cependant une difficulté : la nécessité de traverser le Drac
dans la plaine de Grenoble. Mais, avant sa canalisation récente, le Drac, torrent
de montagne presque à sec à la fin de l’été, se divisait en plusieurs bras et
n’était donc pas un obstacle. Serge Lancel situe ce franchissement à hauteur de
Comboire où des Iles du Drac, dont certaines existent encore. Ainsi donc,
Hannibal aurait-il pu passer chez nous et ce n'est pas moi qui le dit, par
esprit de clocher comme l'ont fait trop d'auteurs, mais le meilleur spécialiste
actuel du Punique.
Mais, les difficultés auraient été plus grandes pour Hannibal s’il avait
suivi la rive droite de l’Isère. On notera néanmoins que divers auteurs locaux
du 19ème siècle plaçaient sur le rocher du Cornillon, l’oppidum de
Ventia qui existait bien avant Hannibal et qui fut, avec Solonion, l’un des
derniers bastions de la résistance Allobroge. Mais seul, sans doute, le nom du
torrent qui coule à son pied, la Vence, a pu faire naître cette hypothèse.
Cularo existait-il déjà ?
Je ne vais pas rappeler ce soir l’histoire de Grenoble Antique et on
mentionnera seulement que l’on a découvert, sur la rive gauche de l’Isère, des
objets très antérieurs à l’époque de la conquête romaine, preuve de l’existence
d’un habitat même embryonnaire, dès au moins l’époque d’Hannibal, sur
l’emplacement de ce qui deviendra le Cularo de Plancus, 175 ans plus tard.
De nombreux auteurs, et non des moindres, Théodore Mommsen, Camille
Jullian, Paul Azan, Guy Barruol, Roger Dion, Jean Prieur ou encore Serge
Lancel, font passer l’armée Carthaginoise à Grenoble. J’avoue partager ce point
de vue.
Pourquoi ensuite bifurquer à hauteur de Pontcharra ?
Hannibal savait, par ses guides gaulois, que longer le haut cours de
l’Isère le menait dans l’impasse de la Tarentaise et il n’avait donc guère le
choix. Suivre à partir de Pontcharra le Gelon puis l’Arc permettait, par
contre, de déboucher sur plusieurs cols possibles pour gagner l’Italie.
On a même imaginé qu’Hannibal, pour économiser une ou deux journées de
marche, aurait, à partir de la Rochette, coupé à travers le massif d’Hurtières
et franchi le col du Grand Cucheron pour atteindre la vallée de l’Arc en amont
d’Aiguebelle. Cela semble logique lorsque l'on regarde une carte mais c'est
oublier qu'en montagne, la ligne droite est rarement le plus court chemin.
C’est, sans doute, dans ce secteur, au pied du bec d’Aiton pour les uns,
à hauteur du verrou d’Aiguebelle pour d’autres,
que se situe le premier épisode guerrier de la traversée des grandes
Alpes, évoqué par Polybe : « quand les barbares (en l’occurrence les
Segovellauni) qui l’escortaient s’en furent retournés dans leur pays d’origine
et qu’Hannibal commença à s’engager dans les montagnes, les chefs Allobroges
réunirent un contingent considérable et allèrent occuper les positions qui
commandaient les lieux par lesquels il devait nécessairement passer ».
L’embuscade causa, en effet, de lourdes pertes à Hannibal dont l’armée, durant
toute une nuit fut même coupée en deux.
Lui même passa des heures angoissantes au pied d’un grand rocher blanc
que l’on a tenté vainement de situer et que Francis de Connink localise, quant
à lui, au hameau de Villette près d’Aime et J. P. Renaud à Château Queyras.
Mais ce rocher blanc, ou nu, peut se situer n’importe où, tant les Alpes
possèdent de roches de ce type !
Enfin, dit Polybe, au neuvième jour après le début de la montée, Hannibal
atteignit le haut du col. On approchait alors du coucher des Pléiades, c’est à
dire des premiers jours de Novembre, marquant alors l’arrivée de l’hiver. On
était donc à l’extrême fin d’Octobre et les premières neiges avaient blanchi
les sommets.
Hannibal établit son camp – ce qui suppose un endroit approprié - et
attendit deux jours durant que l’arrière garde le rejoigne. Pour ranimer les courages de cette troupe
épuisée, du haut d’une sorte de balcon d’où la vue s’étendait largement, il lui
montra cette Italie qui désormais s’offrait à elle. Et dieu sait si ce
promontoire a fait fantasmer !
« Hannibal – raconte le Grec – remarquant l’abattement de la plupart
de ses soldats, découragés par le souvenir des maux déjà soufferts et par
l’idée de ceux qui les attendaient, les rassemble pour les haranguer,
profitant, pour ranimer les espérances d’une unique et dernière
ressource : le spectacle de l’Italie qui s’offrait à leurs regards. Ce
pays, en effet, est situé au pied de ces montagnes qui, pour le spectateur,
embrasant l’ensemble du tableau, paraissent être comme la forteresse de toute
l’Italie. Leur montrant donc les plaines qui bordent le Pô, leur rappelant la
bonne disposition des Gaulois qui habitent ces contrées, leur indiquant même du
doigt où Rome était située, il releva ainsi grandement le moral de ses
troupes».
Venons aux trois cols que j’ai évoqués. On notera que tous peuvent être
envisagés à partir de Grenoble.
D’Aiguebelle, la voie empruntée par Hannibal devait vraisemblablement
suivre l’axe de l’actuelle Nationale 6, passant à Saint Jean de Maurienne,
occupé par une agglomération dès la protohistoire, puis, à l’époque romaine par
une ville « Maurienna » que cite Ammien Marcellin qui deviendra, en
574, le siège d’un évêché. De nombreux vestiges de l’époque de la Tène
jalonnent ce tracé jusqu’à Bramans que d’aucuns disaient avoir été ainsi nommé
« en souvenir des brames ou barrissements des éléphants ».
De là, par Saint Pierre d’Extravache, où subsiste une remarquable église
dont la tradition attribue la fondation à Saint Pierre lui même, rien que cela,
la voie s’engageait dans le vallon du Planay qu’elle remontait jusqu’à ce
qui est maintenant devenu le col du petit Mont Cenis, par la
« Crosta », cette voie extraordinaire, qui présente encore des
passages extrêmement suggestifs : on peut en avoir ici quelques
aperçus :
-
-
-
De là, délaissant l’actuel col du Mont Cenis qui ne sera établi à grands
frais, que deux siècles plus tard, par le roi Cottius, elle gagnait, par un
cheminement aujourd’hui malaisé à reconstituer,
le vallon de Savine, ample, largement ouvert, qui aurait pu accueillir
sans difficultés une armée de l’importance de celle qui nous occupe et
permettre son regroupement.
Le lac de Savine, quant à lui, aurait pu satisfaire à la désaltération
des 8000 chevaux, des bêtes de somme, des éléphants et même des hommes.
Aux « granges de Savine, trois petits mamelons jamais fouillés,
susceptibles d'être des tumuli,
pourraient, peut-être, apporter un témoignage décisif à la voie suivie par Hannibal que revendiquent
tant de sites. Leur exploration, pourtant envisagée en 1957 par la société
d'histoire et d'archéologie de Maurienne, n'a pas eu lieu à ce jour.
Au delà du lac de Savine, deux itinéraires sont envisageables :
celui du col du Clapier, descendant directement dans la gorge profonde de la
Clarée par l’ « escalier du Clapier », cheminée dans les rochers
munie de marches, interdite aux bêtes de somme,
et celui dit de Savine Coche ou de l’ancien petit Mont Cenis, devenu
aujourd'hui « Pas de Lavis Trafford », itinéraire fréquenté depuis
les temps préhistoriques.
Sur ce chemin, subsistent encore, sur plusieurs centaines de mètres, les
restes d’une voie romaine, contournant, par l’Est, le pied des aiguilles
d’Ambin.
On en voit ici divers aspects que je vous laisse observer :
-
-
-
-
Sur cette voie, qui pouvait exister sous la forme de piste dès l’époque
d’Hannibal, il n’y a qu’un passage difficile, le chemin d’éboulis sous la
corniche de la Coche, avant d’arriver au plateau de l’Aria ; mais la voie
ne pouvait pas passer ailleurs car, à l’Ouest, il y a le rocher et, à l’Est,
une corniche de plus de 400 mètres.
Cet éboulis aurait été le plus grand obstacle pour les éléphants
d’Hannibal : les hommes et les chevaux pouvaient passer mais pas les
pachydermes qui entraînaient tout sous leur poids. Selon Polybe, la remise en
état du chemin aurait retardé la progression de l’armée carthaginoise de
plusieurs jours.
Puis, le mauvais temps se mit de la partie : la neige empêchait de
distinguer où l'on mettait le pied et les éléphants glissaient et se trouvaient
exténués par la faim, dit encore le Grec.
Revenons au promontoire du Clapier/Savine Coche. Il est situé au milieu
des deux axes antiques possibles : celui du Clapier à gauche et celui de
Savine Coche à droite.
L’on me pardonnera peut-être d’insister sur la probabilité de ce passage
mais il est de fait que, moi aussi, j’y ai vu les plaines Padanes comme en
témoignent ces clichés pris, en plusieurs circonstances, à la fin de l’été.
La vue porte, au loin, de Suse jusqu’à la région de Turin, la première
ville qu’Hannibal aurait prise à sa descente du col.
Barruol, hésitant lui aussi entre la voie du Clapier et le pas de Lavis
Trafford, émet l’hypothèse que, compte tenu de l’importance des effectifs de
l’armée carthaginoise, celle ci aurait pu être fractionnée en plusieurs
détachements qui auraient pu emprunter des itinéraires distincts mais très
voisins.
Le secteur de l’arrachement peut, quant à lui, être aisément imaginé dans
ce chaos d’éboulis,
qui causa tant de frayeurs aux Puniques et dont ils ne vinrent à bout,
qu’après trois longs jours exténuants dans la neige et dans le froid.
Voilà pour la problématique de la voie suivie par Hannibal !
Bien évidemment, nous ne suivrons pas le personnage dans son enlisement Italien
qui durera quinze longues années avant les années d’exil qui acculèrent ce
destin contrarié au suicide, en 183 avant notre ère, au royaume de Bithynie en
Asie Mineure.
Sa sépulture elle même, que l'on peut imaginer de tradition Punique, comme
ce tombeau de Dougga, a disparu dans le silence des siècles.
On voit ici une supposée représentation de l’Hannibal des années d’exil,
buste découvert à Capoue en 1667 et aujourd’hui conservé au Musée National de
Naples. On notera, ce qui ajoute encore au "mystère Hannibal" qu'il
n'est, en fait, ni marbre ni bronze qui aient gardés de façon assurée les
traits de son visage.
Etrangement, on parle moins de l’invasion d’Hasdrubal qui, en 207 avant
notre ère, franchit également les Alpes pour se porter au secours de son frère,
Hannibal, enlisé dans une guerre sans fin en Italie. Il semblerait qu’il soit
passé, lui, par le Montgenèvre, retrouvant, semble t-il, dans le val de Suse,
la trace des camps d’Hannibal. Et c’est avec une armée forte de 48 000 fantassins,
8 000 cavaliers et 15 éléphants qu’il arriva, sans nouvelles pertes, jusqu’à
Turin avant d’être cependant retardé par le vain siège de Plaisance puis décimé
lors de la bataille du Métaure dans laquelle il périt avec l’essentiel de son
armée.
Mesdames et Messieurs, nous n’avons sans doute pas fait progresser
significativement le débat bi-millénaire ce soir et, sans doute, ne pourra t-il
jamais être clos sauf si, par un incroyable miracle, l'on venait à mettre au
jour des textes antiques disparus et, notamment, l'écrit original de Silenos
qui accompagna Hannibal dans sa traversée des Alpes et dont Polybe semble
s'être inspiré. Mais à en juger par votre studieuse attention il semble bien
que le mythe Hannibal agisse toujours, 2225 ans après les faits. N’est ce pas
la meilleure preuve que l’épopée, qui faisait déjà rêver à l’époque dudit
Polybe, est encore d’actualité ?
Avant de répondre, le cas échéant, à vos questions je vous propose
quelques rétroprojections complémentaires.
> Rétroprojections.
1 - Les Portraits :
-
son
effigie sur une pièce carthaginoise d'Espagne du 3ème siècle avant
notre ère.
-
Le
bronze de Volubilis pouvant représenter Hannibal jeune.
-
Le buste
trouvé près de Naples qui, bien qu'il ait été exécuté au 2ème siècle
avant notre ère, semble être le plus fidèle
-
Un buste
espagnol du 17ème siècle.
2 – le bronze de Volubilis
Le passage du Rhône :
3 – gravure de 1753, illustrant l' "histoire de Polybe".
4 – l'expédition Wheller de 1979. On voit ici des éléphants d'Asie, dans
le vallon de Savine. Ils réussirent, peu après, la traversée du Clapier mais au
prix de très grandes difficultés.
5 – monnaie Barcide
6 – calendrier des Alpes
7 – les Cols.
1 – Hannibal : buste de Capoue
1bis – la traversée des Alpes, tableau du 18ème siècle
2 – Carthage
3 – Brutus l'Ancien
4 –
5 – Hamilcar Barca
6 – Hasdrubal
7 – Hannibal : buste de Volubilis
8 – d°
9 – Scipion l'Africain
10 – éléphants
10bis – éléphants sur une monnaie Barcide
11 – Hannibal Jeune
12 – divers portraits d'Hannibal
12bis – Hannibal : buste espagnol du 17ème siècle
13 – Carthage
14 – Ampurias
15 - mausolée des Scipions
16 – Ampurias
17 – Panissar
18 – trophée de Pompée
19 – la Via Domitia aux Cluses
20 – Elne
21 – Nîmes : Tour Magne
22 – Ensérune
23 – Ambrussum
24 – oppidum de Nages
25 – le passage du Rhône : tapisserie flamande du 18ème
siècle
26 – le passage du Rhône : gravure du 18ème siècle
27 - d°
28 - d°
29 – vue du Clapier
30 - d°
31 – col de la Traversette
32 – col du Grand Saint Bernard
33 - d°
34 – l'Ubaye
35 – vallon de Mary
36 – col de Mary
37 - d°
37bis – lac du Marinet
38 – col de la Gypière
38bis – col de Roure
39 – col du Longuet
40 – plan de Parouart (Longuet)
41 – sur la voie du Longuet
42 – col de Larche
43 - d°
44 – le Viso
45 – col de la Traversette
46 - d°
47 - d°
48 – tunnel de la Traversette
49 – col de la Traversette
50 – col d'Urine
51 – voie de Valpreveyre
51 bis – col du Bouchet
52 – marmotte
53 – bouquetin
54 - d°
55 - d°
56 - d°
57 – col de Vallente
58 - d°
59 – col de Clausis
60 – col Agnel
61 – le Viso, de Chamoussière
62 – l'Italie du pic de Caramentan
63 – rocher d'Hannibal
64 - d°
65 – le Viso
66 – col de la Traversette
67 – les Escoyères
68 - d°
69 – col de Mallaure
70 – voie du Châtelard
71 – le Châtelard
72 - d°
73 – Château Queyras
73bis – les Roux
74 – Valpreveyre
75 – voie de Valpreveyre
76 - d°
77 – le "gardien de Mallaure"
78 - d°
79 – col de Mallaure
80 – l'Italie de Mallaure
81 - d°
82 – la Crosenata
83 – versant Italien de Mallaure
84 – col de Mallaure
85 – le Viso
86 – col Vieux
87 – col de Saint Véran
88 – le "Pain de Sucre"
89 – col du Montgenèvre
90 – porte de Bons
91 – l'Italie du Mont Quitaine
92 – obélisque du Montgenèvre
93 – col du Petit Saint Bernard
94 - d°
95 – cromlech du petit Saint Bernard
96 - d°
97 – vers Saint Germain
98 – chapelle de Saint Germain
99 – col du Petit Saint Bernard
100 – col du Clapier
101 – Hannibal : buste de Capoue
102 – voie de Saint Ours
103 – Isles du Drac
104 – rocher de Cornillon
105 – Grenoble
106 – Hannibal
107 – château Queyras
108 – le passage des Alpes : tableau du 18ème siècle
109 – la harangue : gravure du 18ème siècle
110 – monnaie Barcide
111 – chapelle de Saint Pierre d'Extravache
112 – la Crosta
113 - d°
114 - d°
115 – col du Petit Mont Cenis
116 – Petit Mont Cenis
117 – granges de Savine
118 – lac de Savine
119 – granges de Savine
120 – col du Clapier
121 – Clapier et Savine Coche
122 – voie du Clapier
123 - d°
124 - d°
125 - d°
126 - d°
127 – col du Clapier
128 – les plaines Padanes
129 – l'armée d'Hannibal dans les neiges : gravure du 18ème
siècle
130 – col du Clapier
131 – les plaines Padanes
132 - d°
133 – l'arrachement
134 – le passage des Alpes : gravure du 18ème siècle
135 – Dougga : mausolée Punique
136 – Hannibal : buste de Capoue
137 – gravure du 18ème siècle
138 – le Clapier avec ?