Recherches sur la première église de Vizille

 

Etude publiée dans la revue « Mémoire » du Pays Vizillois, n° 28, août 2005

 

Si l’on doit maintenant accueillir avec la plus grande prudence la thèse de Georges de MANTEYER qui situait l’origine possible de Notre Dame de Vizille vers 461 – 468 (1), on accordera plus de crédit à Bernard BLIGNY qui pense que Sainte Marie de Vizille aurait été une fondation de moines viennois avant 700 et, probablement, la première a avoir fait sienne, dans le sud est de la Gaule, la règle bénédictine (2). Toujours est-il que lorsque Abbon, fils de Félix et de Rustique, recteur de Maurienne et de Suse (3) fonda, le 30 janvier 726, peu de temps après avoir perdu son fils unique en bas âge et sur le conseil de son neveu Walchin, archevêque d’Embrun, le monastère de Novalaise (4), un monastère existait déjà à Vizille si l’on admet toutefois que le lieu de « Viceria in pago Gracinopoletano » correspond bien à Vizille. Il s’agit là du problème fondamental, jamais résolu à ce jour. La présente étude n’entend pas, bien évidemment, trancher le débat mais, beaucoup plus modestement, livrer les rares éléments disponibles sur le sujet.

 

La plus ancienne mention certaine de Vizille apparaît en 996, sous les formes « Visila », « Visilie » ou « Visiliam » (5). A cet égard, on semble généralement considérer que c’est seulement en 996 que Vizille aurait fait son entrée dans l’histoire par un acte de donation consenti par Humbert, évêque de Grenoble, à l’abbaye de Cluny (6). Or, l’on sait que Vizille a livré des vestiges d’une occupation gallo romaine à la « Grande Vigne » ainsi qu’un chapiteau en marbre blanc d’époque romaine, provenant justement du site du prieuré (7). Néanmoins « Viceria » n’apparaît dans aucun autre texte que celui de la fondation de l’abbaye de Novalaise. Ce texte mérite d’être cité : « ainsi qu’il a été convenu entre nous d’une part et, d’autre part, avec le seigneur Eoaldus, évêque, et ses moines du monastère de Viceria construit dans le pagus de Grenoble en l’honneur de la bienheureuse et glorieuse Sainte Marie, toujours vierge et mère de notre seigneur Jésus Christ, j’ai pris soin d’enjoindre que le sentiment de charité et l’affection seraient toujours observés entre les moines des deux monastères de la Novalaise et de Viceria, en raison des païens qui infestent le pays pour refuge et secours de fraternité, ces monastères doivent être liés l’un à

 

(1)   G. de MANTEYER : les origines chrétiennes de la deuxième Narbonnaise, des Alpes Maritimes et de Viennoise (364-483), 1924, page 292

(2)   B. BLIGNY (direction) : histoire des diocèses de France, le diocèse de Grenoble, 1973, pages 18 et 98

(3)   Et peut être dernier patrice avant que le titre ne soit recueilli par les princes carolingiens, ce que semble accréditer le fait que son testament ait été confirmé et ratifié deux tiers de siècle plus tard par Charlemagne (Regeste Dauphinois, n° 805)

(4)   Regeste dauphinois, n° 536

(5)   Regeste dauphinois, n° 1513

(6)   Chartes de Cluny n° 2307, pages 430 et 431 ; Patrimoine en Isère, pays de Vizille, 1994, page 27

(7)   A. PELLETIER, F. DORY, W. MEYER, J. C. MICHEL : carte archéologique de la Gaule, 38/1, 1994, page 161

l’autre. Elle est claire en effet la parole divine qui dit : si vous avez de l’amour les uns pour les autres, en cela tout le monde saura que vous êtes mes disciples. Portez vos fardeaux les uns les autres et ainsi vous accomplirez la loi du Christ. Voici donc ce qui a été convenu : quand dans l’un de ces monastères l’abbé aura quitté ce monde, qu’onélise un abbé comme je l’ai enjoint plus haut. Si en raison de la fragilité des temps on ne pouvait trouver dans ce monastère aucun sujet digne de remplacer l’abbé défunt, alors si l’on trouve quelqu’un qui soit digne de cet autre monastère, qu’on institue l’abbé par le commun consentement de l’abbé survivant et des moines à la place du défunt. Si dans l’un des monastères un frère a souffert scandale et qu’il ne puisse plus y rester alors qu’on l’envoie pour correction dans cet autre monastère. S’il fait une excellente pénitence et que cela plaise à son abbé, qu’il revienne à son couvent du consentement des frères ». Et la même disposition a été insérée de semblable manière dans le privilège du susdit « monastère de Viceria ».

 

Ainsi donc, Abbon ne revendique aucune part dans la fondation du monastère Notre Dame de Viceria : il le trouve déjà existant et négocie avec l’évêque Eoalde (Eoaldus) cette charte de charité, cette convention de mutuelle assistance entre le monastère existant et celui qu’il vient de créer à Suse. Il n’est du reste pas improbable que les premiers moines de la Novalaise ne soient provenus de Sainte Marie de Viceria. Certains auteurs transalpins inclinent en effet nettement pour cette hypothèse (8). La topographie semble également plaider en faveur de cette parenté : Vizille et le Val de Suse sont en effet situés de part et d’autre des Alpes et d’une voie romaine remontant vraisemblablement à l’époque de la conquête (9).

 

De quelle autorité relevait le monastère du pagus de Grenoble ? L’évêque diocésain Ragnomarus signe la charte de la Novalaise immédiatement après le fondateur. Le nom de Ragnomarus parait dans le catalogue épiscopal de Grenoble à une date correspondant à celle de la fondation de la Novalaise (10). Le 18ème évêque est effectivement Ragnomarus. Aucun autre diocèse de la région alpine, ni même de France, n’a à cette date de pasteur de ce nom : il est donc impossible de ne pas reconnaître l’évêque de Grenoble dans ce Ragnomarus qu’Abbon pria de donner sa signature et son consentement. Très vraisemblablement, il figure à cette place parce que l’acte semble avoir été rédigé en pays grenoblois. La signature suivante est celle d’Eoaldus, évêque : « domino Eoaldo episcopo et monachis suis de Viceria monasterio ». Eoaldus est alors l’archevêque de Vienne.

 

A cet égard, Pierre DAVID propose deux explications (11) :

 

 

(8)   « non è excluso che i primi monaci provenisero da S. Maria di Vigia, presso Grenoble » : Novalesa et la sua abbazia, sociéta di recherche e studi Valusin, 1973, page 51

(9)   J. C. MICHEL : la voie romaine de l’Oisans, 2005 et dans le présent site Internet

(10)              J. MARION : les cartulaires de l’église cathédrale de Grenoble dits cartulaires de Saint Hugues, série des évêques, 1869

(11)              P. DAVID : les monastères du diocèse de Grenoble à l’époque mérovingienne, Saint Laurent de Grenoble et Notre Dame de Vizille, 1930

 

 

Ø  les monastères grigniens du 5ème siècle, fondés sur la rive droite du Rhône, en face de Vienne, avaient pu fonder en pays grenoblois (Vizille ?) une dépendance restée, comme tous les monastères grigniens, sous la dépendance de l’archevêque de Vienne, ce qui expliquerait qu’Eoaldus ait signé pour engager le monastère de Viceria,

Ø  Eoaldus, renonçant à son siège vers 723 aurait pu se retirer à Viceria.

 

Venons en maintenant à la question essentielle : Viceria peut elle être assimilée à Vizille ? Même si les plus anciennes formes attestées (Visilia, Visilie, Visiliam) sont sensiblement différentes, Pierre DAVID estime que ces formes, dans un document d’une latinité si barbare, n’a rien de surprenant. Au surplus, on notera qu’Abbon avait d’excellentes raisons de connaître Vizille : ne possédait-il pas les domaines de « Cambe » (Champ sur Drac) qu’il légua justement à la Novalaise le 5 mai 739 ? (12). Au surplus, ce très grand propriétaire disposait de domaines considérables dans tout le sud est des Gaules. Au-delà des sites précités on citera également, pour le seul département de l’Isère :

 

-       « Colonicas in Gradossa », aujourd’hui selon toute vraisemblance Gresse en Vercors. On notera que le terme « colonica » (ici au pluriel) semble manifestement indiquer plusieurs domaines. On peut penser au hameau de « la Ville » dont le toponyme, de haute origine, peut laisser penser à l’existence d’une « villa » (13),

-       « Ambilis in Tarone » dont on s’accorde à penser qu’il s’agit d’Ambel qui vit naître SaintEldrade, second abbé de la Novalaise,

-       « Colonicas in Taraone » : au-delà d’Ambel, d’autres « colonies » du Trièves sont manifestement visées par le texte. On ne saurait pour autant proposer aucune hypothèse à leur sujet,

-       « Lavarnoscus », « Lavarioscum » : il s’agit là sans doute possible de Lavars. « Riascioscum, Riascorum » : il s’agit de Roissard, ici, l’archéologie est venue témoigner de l’emplacement d’un village de l’époque d’Abbon. En effet, outre une nécropole de plusieurs centaines de sépultures des 4ème au 8ème siècles, un village a été identifié au lieudit « la Grande Côte » (14),

-       « Derasum » (Erone) : il s’agit de Saint Jean d’Hérans mentionné dans des termes identiques dans plusieurs textes postérieurs (15).

 

On ajoutera à cette énumération : « Cassies in pago Diensi » (pays de Die) : il pourrait s’agir de Casseyre, aujourd’hui sur la commune du Percy (16).

 

 

(12)              Regeste dauphinois n° 543

(13)              C'est-à-dire un grand domaine, ancêtre de nos villages, sinon d’origine gallo romaine, du moins d’origine mérovingienne

(14)              M. COLARDELLE : sépulture et traditions funéraires du 5ème au 13ème siècles après J. C. dans les campagnes françaises des Alpes du nord, 1980

(15)              Notamment le Regeste Dauphinois, n° 1810, 1813, 1956…

(16)              Ces divers sites sont emplacés sur le tracé probable, ou à proximité, de la voie romaine principale du Trièves (voir à cet égard : J. C. MICHEL : la oie de Culara à Forum Iulii, revue d’histoire des AVG, n° 49, juin 2002, n° 50, octobre 2002 et n° 52, décembre 2003 et, dans le présent site Internet « les voies romaines du Trièves ».

 

Mais, quoiqu’il en soit et nonobstant ces divers témoignages d’archives, jusqu’alors aucune preuve archéologique n’a pu être apportée pour justifier l’existence d’un monastère mérovingien sur le site de l’église Sainte Marie de Vizille, celui-ci étant seulement pressenti par le texte de 726.

 

Seules des fouilles archéologiques à l’emplacement du cimetière, souvent envisagées mais jamais réalisées à ce jour, pourront peut être mettre un terme à cette lancinante controverse.