RECHERCHES SUR IVLIVS PLACIDIANVS
Ce personnage considérable du dernier tiers du IIIe siècle
a laissé son souvenir à Grenoble et à Vif.
En effet, Placidianus, alors préfet des vigiles de Rome,
puis préfet du prétoire et enfin consul semble avoir séjourné assez longuement
à Cularo.
Lors de la désignation de Claude II comme empereur, en
septembre 268, l’unité de l’empire romain était rompue depuis neuf ans. C’était
en 259, en effet qu’un officier, Postumus, responsable du front rhénan, avait
été proclamé empereur par ses troupes. Cette proclamation n’avait d’ailleurs
pas fatalement et de l’avis des historiens une volonté de sécession. Il
s’agissait non de constituer un empire gaulois mais bien un « empire
romain des Gaules », d’assurer sa défense contre les barbares et, par
là-même, de sauver le monde romain.
Postumus régna, sagement et habilement, jusqu’en 267 ou
268, époque où il fut assassiné par ses troupes. De cet évènement naquit en
Gaule une période de guerre civile qui incita, semble-t-il l’Espagne et la
Narbonnaise à reconnaitre Claude II plutôt que les pâles successeurs de
Postumus. Claude II, appelé dans le même temps par la cité d’Autun qui s’était
révoltée contre les usurpateurs, s’apprêtait à marcher contre la Gaule
lorsqu’une invasion des Goths l’obligea à négliger pour un temps ce projet,
d’autant qu’à cette même époque les rapports s’envenimèrent avec les
palmyréniens.
C’est la raison pour laquelle Claude II, envoie à Cularo,
l’un de ses officiers, Placidianus, préfet des vigiles de la ville de Rome,
avec un corps expéditionnaire vraisemblablement assez important pour contrôler
la région, y assurer la position avancée des troupes romaines et surveiller les
menées des successeurs de Postumus. Cette armée était, semble-t-il, constituée
de troupes d’élite prises dans les cohortes prétoriennes (plusieurs milliers
d’hommes selon toute vraisemblance). Les auteurs ont trouvé remarquable qu’on
ait détaché des troupes de cavalerie et d’infanterie appartenant à la garnison
de Rome, comme l’indiquent leurs dénominations.
Placidianus, personnage déjà éminent, ne parait pas avoir
été originaire de Gaule (sauf par C. Jullian, infra) ni y avoir accompli une
partie de sa carrière. On ne connait rien de son origine et de sa carrière
militaire. En effet, comme on le verra, l’épigraphie ne le mentionne que trois
fois.
Son praenomen n’est pas connu, peut-être Caius selon
certains auteurs, mais son nomen pourrait l’apparenter à la gens
Julia, celle là-même à laquelle avait appartenu César lui-même. Quant à son
cognomen, le placide, il pourrait résulter de son caractère le plus
marquant.
Selon toute vraisemblance, Placidianus était un ancien
officier de Postumus, rallié à Claude II.
La préfecture des vigiles, dont il était alors le
titulaire, avait été instituée par Auguste en VII avant notre ère pour veiller
aux incendies et à la police de la capitale romaine. Elle disposait de sept
cohortes de vigiles, de mille hommes chacune, placées sous les ordres d’un
préfet de l’ordre équestre. Cette préfecture devint rapidement l’une des plus
élevées car elle n’avait au-dessus d’elle que la préfecture de l’Annone et
celle d’Egypte.
On ne saurait dire si Placidianus était de noble origine.
En effet, si au premier et au second siècles de notre ère il fallait, pour
aborder la carrière équestre, posséder une fortune personnelle et être inscrit
sur la liste des chevaliers dressée sous le contrôle de l’empereur, depuis les
Sévères et le milieu du IIIe siècle, l’ordre équestre avait pris le pas sur
l’ordre sénatorial. Dès Septime Sévère, la promotion sociale du soldat s’était
accélérée sensiblement ; les gradés sortis du rang furent admis en masse
parmi les chevaliers, contrairement aux obligations antérieures. Précédemment
issu de la caste des notables des cités et des faveurs de l’empereur, l’ordre
équestre devint alors l’émanation directe de l’armée. Cette généralisation
conduisit à faire que l’ordre occupât pratiquement tous les hauts postes
administratifs : préfectures, commandements militaires, gouvernement d’un
grand nombre de provinces… Mieux même, au sommet de la hiérarchie, les préfets
du prétoire accédèrent au Sénat et aux plus hauts postes sénatoriaux.
Ceci a fait dire à Paul Petit, dans son histoire générale
de l’empire romain (1978) : « … à cette époque, le soldat sorti du
rang peut, s’il est énergique, actif et assez heureux pour survivre, espérer
parvenir aux plus hautes dignités… En devenant préfet, il reçoit régulièrement
les ornements consulaires et entre au Sénat. L’armée est ainsi devenue le
moteur de l’ascension sociale ».
Le séjour à Cularo de Placidianus semble avoir duré
plusieurs années : de 268 au plus tôt à 272, voire même 274, au plus tard.
Pour expliquer la présence de ces troupes dans ce qui
n’était alors qu’un simple vicus de la cité de Vienne, on peut penser à deux
hypothèses : soit Claude II se préparait à les faire marcher en vue de
lever le siège d’Autun, soit, plus probablement elles devaient barrer les
routes de l’Italie à l’usurpateur.
Camille Jullian a conjecturé que Placidianus était
originaire de Narbonnaise et qu’il y jouissait d’une bonne réputation, ceci
pouvant expliquer, selon lui, le choix de Grenoble comme base de son armée. Ce
qui amène à considérer que le Cularo d’alors disposait d’infrastructures
suffisantes pour accueillir une armée en campagne.
Mais durant ces années à Grenoble, à quoi pouvait être
occupée cette armée ?
Je suis de ceux qui considèrent que durant ce long séjour
d’inaction forcée, l’armée aurait commencé à ériger les remparts de la
ville ; de fait, une pièce de Claude II a été retrouvée dans les
substructions. Par ailleurs, il est vraisemblable de penser que le poste de
surveillance du Néron a également été érigé à cette époque pour surveiller la
vallée de l’Isère. Selon toute vraisemblance, il en a été de même à l’oppidum
Saint Loup de Vif où une monnaie de Claude II a été retrouvée.
Par ailleurs, divers éléments pourraient laisser à penser
que l’armée dont disposait Placidianus était plus importante que ce que l’on
pensait. En effet, plusieurs éléments permettent de s’en faire une idée.
Ainsi, en 1813 à Sersigaud, commune de Pierre-Châtel, on
découvrit quatre vases d’argile pour un poids total de 67 kg, soit entre
25 000 et 30 000 monnaies dont le terminus post quem
correspondait au règne de Claude II. B. Rémy pense qu’il pouvait s’agir de la
solde des armées cantonnées à Grenoble, enfouies par suite d’une insécurité
importante. Une autre hypothèse serait de penser que les monnaies de cette
caisse militaire auraient pu être volées puis cachées et non retrouvées pour
une raison indéterminée.
De même, en 1848 à la Mure, un coffret de monnaies romaines
a été découvert dont un antoninianus inédit de Claude II. Ceci pourrait
correspondre à la trouvaille de Sersigaud et être de même nature.
D’autres trésors de même époque, découverts à la Cordière
(Vinay) comportant 30 000 pièces, à Veurey, à Brézins… pourraient se rapporter
aux mêmes évènements.
Entretemps, Claude II était mort de la peste en août 270 à
Simmium et Aurélien lui avait succédé. Ce n’est qu’au début de l’été 274 que ce
dernier rejoint Placidianus avec sa propre armée et que celles-ci, dans un
simulacre de bataille à Châlons-en-Champagne, voient la reddition sans problème
de Tetricus qui deviendra ultérieurement co-recteur de la province de Lucanie.
On n’est pas assuré que Placidianus soit resté en
permanence à Grenoble durant toutes ces années. On conjecture qu’il aurait pu
être missionné pour engager des négociations avec Tetricus, ce qui pourrait
expliquer la reddition de celui-ci sans bataille et les honneurs dont
Placidianus fut gratifié.
L’inscription de Grenoble
Celle-ci, découverte en mai 1879 place Lavalette dans le
mur d’enceinte de la citadelle de Lesdiguières, aujourd’hui conservée au Musée
Dauphinois (n° 34-5692), servait peut-être de socle à une statue élevée à
Claude II, dit le Gothique en raison de ses victoires sur les Goths.
IMP CAESAR
M AVR CLAVDIO
PIO FELICI INVICTO
AVG GERMANICO
MAX P M TRIB POTES
TATIS II COS PATRI PA
TRIAE PROC VEXIL
LATIONES ADQVE
EQVITES ITEM QVE
PRAEPOSITIO ET DVCE
NAR PROTECT TEN
DENTES IN NARB
PROV SVB CVRA IVL
PLACIDIANI V P PRAE
FECT VIGIL DEVOTI
NVMINI MAIESTA
TI EIVS
Imp(eratori) Caesar(i) / M(arco) Claudio / pio felici
invicto / Aug(usto) Germanico / Max(imo) P(ontifici) M(aximo) trib(uniciae)
potes / tatis iterum co(n)s(uli) patri pa / triae proc(onsul) vexil / lationes
adque / equites itemque / praepositi et duce (nar(ii) protect(ores)ten /
dentes in Narb(onensis) / Prov(incia) sub cura Iul(ius) / Placidiani(us) V(iri)
P(erfectissimi) prae / fect(i) vigil(um) devoti / numini maiesta / ti(que)
eius.
A l’empereur César Marcus Aurelius Claudius, pieux,
heureux, invincible Auguste, très grand vainqueur des Germains, grand pontife,
dans sa seconde puissance tribunicienne, consul, père de la patrie, proconsul,
les « vexillationes », les « adque equites », de même que
les « praepositi » et les « ducenarii protectores »
cantonnés dans la province de Narbonnaise sous le commandement de Julius
Palcidianus, homme perfectissime, préfet des Vigiles, dévoué(s) à la puissance
et à la souveraineté de l’empereur (ont élevé ce monument).
Les vexilliatones sont, au IIIe siècle, les
légionnaires et les auxiliaires maintenus en réserve dans les villes fortifiées
au nord de l’Italie (Milan notamment) qui forment les détachements
expéditionnaires.
Les adque equites correspondent aux troupes de
cavalerie cependant que les praepositi désignent ici les officiers
placés à la tête des troupes d’infanterie et de cavalerie. Au IIIe siècle,
cette appellation est constante.
Enfin, en ce qui concerne les ducenarii protectores,
la CAG traduit par « ducénaires, gardes du corps » et Allmer parle de
« tribuns des cohortes prétoriennes ».
Or, il semble qu’à compter de Gordien III ou de Valérien
les protectores aient remplacé les equites singulares, (anciens
soldats de la garde à cheval de l’empereur) : c’est un corps d’élite
constitué d’anciens centurions qui ont rang d’officiers.
Il s’agit, en l’espèce, de soldats de la garde impériale.
Pfaulm y voit les gardes du corps de Placidianus, qu’il qualifie de dux.
Quant au dernier terme de l’inscription, la CAG propose de
transcrire par « dévoué(s) à sa divinité et à sa majesté ». Une
querelle d’auteurs, qui est ancienne mais qui perdure encore, existe sur la
question de savoir s’il convient de traiter le mot « dévoué » au
singulier ou au pluriel.
L’inscription de Grenoble parait devoir être datée du
milieu ou de la fin de l’année 269. En tout état de cause, elle est postérieure
au 10 décembre 268, début de la seconde puissance tribunicienne de Claude II.
Elle est antérieure à sa troisième puissance tribunicienne, connue par une
inscription de la colonie de Thubursicu Numidarum (aujourd’hui Khamissa
en Algérie) qui le montre également consul pour la seconde fois (CIL VIII,
4876).
Il n’est plus, dans cette inscription, qualifié de Germanico
maximo mais de Gothico maximo, ce qui montre qu’entre les deux
inscriptions avait eu lieu la grande victoire de Naissus, en Mésie Supérieure,
où il aurait défait une armée de Goths composée de « armantorum
trecenta viginti milia », 320 000 hommes selon l’Histoire
Auguste, chiffre étonnant que reprend pourtant Ammien Marcellin (XXXI, 5, 15).
Certains auteurs vont jusqu’à penser que Claude II aurait
pu confier à ce personnage, totalement fidèle à sa personne, l’ensemble des
provinces européennes alors qu’il était occupé en Asie, ce qui pourrait
expliquer que Pfaulm lui confère le titre de dux.
L’inscription de Vif
Dans la façade orientale du clocher de l’église de Vif
avait été remployé, sans doute au XVIIe siècle, une inscription dont l’origine
est inconnue.
Celle-ci est placée de manière horizontale par rapport au
sol et un crampon, fixé entre la quatrième et la cinquième ligne l’a quelque
peu endommagée et sa hauteur dans le clocher en rend de nos jours la lecture
difficile.
IGNIBVS
AETERNIS IVL
PALCIDIANVS
V C PRAEF PRAE
TORI
EX VOTO POSVIT
Ignibus / aeternis Iul(ius) / Placidianus / v(ir)
c(larissimus) / Prae(fectus) prae(toriae) tori(ol) / ex voto posuit
Aux Feux Eternels, Julius Placidianus, clarissime, préfet
du prétoire, a élevé (cet autel) à la suite de son vœu.
Cette inscription, datée de 271 ou 272, voire même de 274 selon
une récente étude, fait allusion à des « feux éternels » à propos
desquels on a largement débattu.
Elle montre de surcroit que Placidianus avait été élevé
depuis l’inscription de Grenoble au rang de préfet du prétoire par Aurélien et
qu’il était toujours dans les lieux.
On hésite toutefois pour savoir si son élévation daterait
de l’extrême fin du règne de Claude II ou du début de celui de son successeur.
En ce qui concerne la datation, B. Rossignol comme A.
Chastagnol rappellent que la procédure d’admission des préfets parmi les
clarissimes impose de dater l’inscription après son consulat intervenu fin
273.
On relève toutefois certaines divergences d’appréciation
des auteurs à propos des lettres « V » et « C ». Certains y
voient vir consularis, personnage consulaire, ce qu’il sera mais sans
doute ultérieurement, d’autres vir clarissimus, c’est-à-dire de l’ordre
sénatorial, ce qui pourrait induire que s’il n’en faisait pas partie
antérieurement, il aurait été nommé sénateur du fait de sa promotion.
La fonction de préfet du prétoire était l’une des fonctions
supérieures de l’ordre équestre. A l’origine, le praetorium désignait la
tente du général dans un camp. Par extension, le prétoire devint ensuite le
palais du gouverneur d’une province. Enfin, au Bas-Empire, le préfet du
prétoire, chef de la puissante garde prétorienne, était en fait le second
personnage de l’empire. Moeri a même dit, dans son dictionnaire, qu’il était un
« empereur sans diadème ». Son pouvoir, quasiment celui d’un
vice-empereur, s’étendait à toutes les troupes. De fait, compte tenu de ces
commandements, il était naturel que le préfet du prétoire eût un passé de
soldat à son actif.
La durée de cette fonction avait souvent été de trois ans
sous Gallien mais Aurélien tendit à la réduire. On sait, en effet, que durant
son règne, aucun préfet ne resta dans cette charge plus de deux ans. Ainsi, ce
serait donc à l’expiration de sa charge que Placidianus serait devenu consul
(infra).
A propos de ces « feux éternels »
Selon Hirschfeld (CIL XII), Placidianus aurait exprimé sa
reconnaissance à la suite d’une campagne menée contre l’usurpateur, mais
l’histoire n’en fait aucune mention. Sur la question des « feux
éternels », pour simplifier on peut dire qu’il y a deux écoles : les
auteurs qui y voient une allusion à la Fontaine Ardente du Gua et ceux qui sont
d’un avis différent.
Les auteurs les plus anciens (Long, Vallentin) pensaient
que Placidianus avait consacré cet autel à la Fontaine Ardente. Que son ex-voto
lui ait été consacré n’est pas inconcevable. En effet, durant son long séjour,
on n’avait sans doute pas manqué de lui parler de cette curiosité locale qu’il
avait pu visiter par lui-même.
Au nombre de cette première interprétation on peut citer
Camille Jullian qui écrit : « la Gaule ne perdait nulle part la
sensation de ces feux éternels qui réchauffaient les fontaines du sol et la vie
des malades ».
La première opposition semble venir de Hirschfeld qui
conteste que ces feux éternels puissent se rapporter à la Fontaine Ardente et
qui pense qu’ils désignaient le soleil et la lune. Pour lui, à la suite de la
réussite de sa mission, Placidianus aurait exprimé sa reconnaissance envers des
divinités particulièrement en faveur de son temps et suivant une formule qui
serait d’Aurélien lui-même. C’est ainsi qu’il penche nettement pour une
dédicace au soleil et à la lune. Il faut se souvenir, en effet, que la constitution
de la religion solaire en culte d’état est le couronnement de la politique
intérieure d’Aurélien dont la réforme s’articulait en trois parties :
- La
reconnaissance officielle du soleil comme dieu suprême de l’empire.
- La construction
d’un temple au soleil à Rome avec l’institution de fêtes périodiques lui étant
consacrées.
- La
création d’un pontife du soleil.
Mais, le véritable contrepied vient avec l’argumentation
méthodique de J. Chevalier pour qui, les explications associant les feux
éternels à la Fontaine Ardente ne sont pas convaincantes. Il se demande si
l’épithète aeternis appliquée à ces feux leur convient bien. Il note,
pour réfuter les interprétations antérieures que le feu de Vesta est toujours désigné
au singulier. Ce qui est le cas d’une inscription de 257 consacrée à la grande
vestale Flavia Publicia. La notoriété des grandes vestales à cette époque et
les liens ne pouvait être ignorée de Placidianus. Par ailleurs, eu égard le
contexte de l’époque avait nécessairement attiré l’attention des responsables
de l’empire sur les dieux qui, comme Vesta, veillaient traditionnellement sur
Rome et sa puissance. Dans un moment de grande menace pour Rome et dans une
passe déterminante de sa carrière, Placidianus aurait pu lire dans cette
curiosité naturelle le soutien qu’une divinité traditionnelle de Rome apportait
à son action et c’est donc très logiquement qu’il aurait pu ainsi s’acquitter
de son vœu : Rome avait retrouvé sa puissance et il était parvenu au
consulat, marche la plus haute de sa carrière. Mais, il semble que c’est
davantage dans sa promotion que dans le redressement de l’empire qu’il faille
chercher sa motivation personnelle. En ce cas, l’inscription de Vif serait plus
tardive et daterait de son accession au consulat en 273.
Pour compléter le propos sur cette problématique on peut
citer Macrobe, philologue et philosophe qui, citant Cicéron indique :
« … les hommes sont nés sous la condition d’être les gardiens du globe que
vous voyez au milieu de ce même temple et qu’on appelle la Terre. Leur âme est
une émanation de ces feux éternels que vous nommez constellations et des
étoiles qui parcourent leurs orbites avec une admirable célérité ». Et
Macrobe d’expliquer comment l’homme, habitant ce temple qu’est l’Univers, les
regards élevés vers le ciel, participe à la divinité parce qu’il parut apte à
recevoir une parcelle de l’intelligence qui anime les corps célestes. C’est de
cette intelligence qu’il est, selon lui, question lorsqu’il est parlé de cette
âme qui est une émanation des feux éternels, c’est-à-dire non pas de leur corps
mais de l’esprit divin qui les anime.
Et, à ce point précis, J. Chevalier, sur la base de ce
raisonnement croit devoir apporter la démonstration suivante : « …
quoi d’étonnant dès lors qu’à une époque où le paganisme finissant cherchait à
raviver ses dieux vieillissants en restaurant les anciennes croyances et en les
combinant aux croyances orientales dans un syncrétisme plus compréhensif, à son
sens que le christianisme attaché à une vérité unique, un préfet du prétoire
romain ait élevé un autel à ces feux éternels d’où les hommes, croyait-on,
tiraient leurs âmes.
Ingnibus Aeternis est, à
un mot près, l’expression de Macrobe mais Placidianus, sans doute plus
platonicien que Macrobe, aurait préféré le mot sempiternus qui désigne
ce qui dure comme le temps lui-même et marche avec lui d’un pas égal. De fait,
le terme aeternis qui surpasse toute durée a une portée non pas
seulement mathématique mais encore métaphysique et religieuse.
Après que Mercier et Seguin aient fait l’inventaire des
différentes théories, Gaston Letonnelier note que « l’inscription de Vif
est par trop proche de la Fontaine Ardente pour qu’il n’y ait pas un rapport
entre la dédicace et le phénomène igné : il note l’auteur de la dédicace
avait sous les yeux des feux qui ne s’éteignaient pour ainsi dire jamais et
qu’il appela « les feux éternels ».
Dans une lettre à M. Mercier, Jules Toutain remarque que le
culte institué à Rome ne concerne que le soleil et ne voit pas pourquoi en
cette région de la Gaule, une dédicace aurait été adressée au soleil et à la
lune, alors que l’importance de la fontaine de Vif était de nature à frapper
tous les esprits ainsi qu’en témoignera ultérieurement Saint Augustin.
Jérôme Carcopino devait pour la part prendre part au
débat ; « … quant à votre dédicace, je persiste à penser qu’elle est
astronomique… ». Nanti de tous ces avis, M. Mercier devait conclure son
étude en ses termes : « … les rapports entre la dédicace Ignibus
Aeternis et la Fontaine Ardente sont à notre avis, absolument nuls. Que
Placidianus ait connu la Fontaine Ardente est plus que probable mais, supposer
qu’au moment où la dédicace a été conçue, la pensée de la Fontaine Ardente ait
pu entrer un instant en balance avec la révérence due au soleil et à la lune
dans l’esprit de ce soldat respectueux de la religion en honneur, ne
serait pas seulement une naïveté mais constituerait une véritable
hérésie ».
Pour être complet, autant que faire se peut, il fait verser
au débat que, selon divers auteurs, étrangers au problème de la Fontaine
Ardente, la lune faisait l’objet à Rome et dans l’empire, d’un culte à
l’imitation de celui rendu au soleil. Les deux astres présentaient, en effet,
l’image la plus évocatrice de l’éternité, puisque l’un descend quand l’autre monte.
Un certain nombre d’inscriptions s’adressent soit au soleil
éternel soli aeterno soit à la lune éternelle lunae eterni soit
aux deux réunis. Mais, dans aucune autre inscription on ne retrouve
l’expression ignibus aeternis qui apparait donc unique dans l’épigraphie
romaine. Peut-on dès lors admettre dès lors que Placidianus ait pu utiliser
cette expression inusitée, en lieu et place de soli et lunae aeternis, à
la façon dont ses concitoyens s’adressaient aux dieux manes sans les
énumérer ?
Mais, dans ces conditions, on peut se demander pourquoi un
homme de son rang aurait, dans un monument votif à des divinités si souvent
invoquées employé de tels termes.
La querelle d’interprétation n’est toujours pas close.
Parmi les études les plus récentes, B. Rossignol prend
nettement partie en faveur d’une allusion à la Fontaine Ardente, pensant que
Placidianus avait su lire dans une curiosité naturelle régionale, le soutien
qu’une divinité traditionnelle de Rome (Vesta) apportait à son action.
Je me permettrai d’ajouter mon sentiment sur la question.
Si Placidianus n’a pas voulu faire allusion à la Fontaine
Ardente en parlant de ces feux éternels, pourquoi cet autel a-t-il été érigé à
Vif ou dans les proches environs ?
Un autel d’inspiration astrologique eût trouvé beaucoup
plus naturellement sa place à Grenoble, siège officiel de la garnison. La
dédicace à Claude II a bien été élevée à Grenoble et non ailleurs.
Après le long séjour à Grenoble
Ce qui est établi c’est qu’Aurélien aller récompenser et
honorer encore davantage Placidianus, sans doute vers le mois d’octobre 272
puisqu’on retrouve son nom dans les Fastes Consulaires de 273.
Ces Fastes, étaient les tables où l’on inscrivait, par
ordre chronologique, les noms des consuls de l’empire romain. Au Bas-Empire,
l’empereur faisait désigner consuls ceux qu’il voulait honorer. Ainsi, il y
avait chaque année un certain nombre de dignitaires revêtus du titre de
consul :
- Deux
consuls ordinaires éponymes (donnant leur nom à l’année)
- Un
nombre plus ou moins grand de consuls suffects désignés le 9 janvier de l’année
où ils venaient exercer leur charge et qui se succédaient par groupe de deux
tous les quatre mois ou même moins selon les époques. C’est ainsi que l’on vit,
sous Commode, 25 consuls suffects se succéder en un an.
L’empereur lui-même ne revêtait pas le consulat en
permanence mais seulement certaines années, surtout pour honorer spécialement
le collègue qu’il se choisissait.
Toutefois, seuls les consuls ordinaires figuraient dans les
Fastes.
Toutefois, il s’agissait avant tout d’un titre honorifique,
l’intérêt du consulat, outre la notoriété qu’il conférait, étant d’ouvrir
l’accès aux très hauts postes consulaires : curatelles, gouvernement des
grandes provinces, proconsulats…
Sur les cinq consuls ordinaires du règne d’Aurélien dont
l’origine est connue, trois avaient suivi la carrière sénatoriale :
Pomponuis Bassus en 271, Junius VeldumnIus en 272 et Claudius Tacitus en 273.
Les deux autres, selon L. Homo, auraient été « des
chevaliers qu’Aurélien éleva au consulat en récompense de services
exceptionnels ».
Placidianus partagea le consulat de 273 avec Claudius
Tacitus, qui allait devenir empereur peu après. On sait que Tacite était
présent à Rome en 273 alors que Placidianus était toujours en mission. Sa
nomination comme consul était donc davantage honorifique que fonctionnelle et,
en tout état de cause, rien ne le prédisposait à devenir empereur.
Ce qui semble établi c’est qu’il accompagnait Aurélien en
274 lors de la reddition de Postumus, laquelle mettait fin à l’empire gaulois.
On peut penser qu’Aurélien était venu le rejoindre à
Grenoble, ou plus probablement dans les environs de Chapareillan avant de
marcher sur Chalons. A cet égard, Pilot indique « … la route de Grenoble à
Chambéry a conservé le nom de « Chemin de l’Empereur » qui lui est
donné sur les communes de Chapareillan, Barraux, la Buissière,
Sainte-Marie-d’Alloix, la Terrasse, Lumbin, Crolles et Bernin. On dit qu’elle
doit ce nom à l’empereur Aurélien qui la fit sinon construire, du moins réparer
et élargir en plusieurs endroits et c’est alors qu’Aurélien l’aurait empruntée
après avoir campé à Chapareillan « campus Aureliani »… ».
Dès lors, la trace de Placidianus se perd…
Biblio chronologique sur Placidianus et son
temps.
Histoire Auguste publiée par A. Chastagnol en 1994, pages
852 et 853
CIL VI, 32416
CIL XII, 1551 et 2228,
J. J. A. Pilot : note sur une inscription
gallo-romaine gravée sur une pierre du clocher de Vif, BSSI 4, 1860, pages 366
à 368
F. Vallentin : l’inscription de Vif, bulletin de
l’Académie délphinale, 1876, pages 233 à 237
L’Impartial des Alpes du 2 août 1879
F. Vallentin : l’inscription de Grenoble, bulletin
monumental, 45, 1879, pages 433 à 436
Découvertes archéologiques faites en Dauphiné pendant
l’année 1879, bulletin de l’Académie Delphinale, 1879, pages 41 à 73
Revue anthropologique 38, 1879, page 120
Inscription latine découverte à Grenoble en mai 1879
relative à un monument élevé dans cette ville en l’an 269 en l’honneur de
l’empereur Claude II le Gothique, congrès archéologique de France, 66e
session, 1879, pages 323 à 332
E. Pilot de Thorey : inscription découverte à Grenoble
à la Citadelle, BSSI, T X, 1880, pages 5 et 6
A. Allmer : troisième supplément aux inscriptions
antiques de Vienne, 1880, n° 2069, page 215
H. Dessau : inscriptiones latinae selectae, 1892-1912,
n° 569
L. Homo : essai sur le règne d’Aurélien, 1904, pages
51, 55 et 56
S. Chabert : catalogue des inscriptions du Musée
Dauphinois, 1927, pages 27 à 29
J. Chevalier : sur l’inscription de Vif, bulletin de
l’Académie delphinale, 1929, pages 2 à 7
M. Mercier et A. Seguin, l’épigraphie et les fontaines
ardentes du Dauphiné, bulletin de l’association des techniciens du pétrole,
1939, n° 48
Prosopographia imperii romani, pars III, 1943, 249
Trésors du Musée Dauphinois, 1968, n° 39, pages 38 à 40
R. Turcan : les religions de l’Asie dans la vallée du
Rhône, EPRO n° 30, 1972, pages 30 et 31
M. Christol : l’état romain et la crise de l’empire,
1981, page 164
J. C. Michel : à la recherche de Placidianus, bulletin
des AVG n° 9, 1982, pages 5 à 21
H. G. Pfaulm : les fastes de la province Narbonnaise,
XXXe supplément à Galia, 1978, pages 191 à 193
J. C. Michel : Isère gallo-romaine, I, 1985, page 221
de la France, T V, 1988, page 58
X. Loriot et B. Rémy : corpus des trésors monétaires
antiques
Archéologie chez vous, la vallée de la Gresse, 1985, notice
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(mars 2024)