CONTRIBUTION A L’ETUDE DU MUR DIT DES SARRASINS DE CHATEAU BERNARD ET DE CORRENCON

 

Les ruines de fortifications qui subsistent au dessus du Pas de la Balme, sous la Tête des Chaudières, m’ont intriguées depuis fort longtemps. C’est ainsi que je leur ai consacrées plusieurs études, notamment publiés dans la revue d’histoire des AVG en juin 1995 et dans les Cahiers du Peuil en 2003 ainsi qu’un diaporama sur les cols et les pas conduisant de Trièves en Vercors projeté dans diverses communes. Ce qui suit est une agglomération de ces différentes études, revues, corrigées et compétées en 2009.

 

 

 

Il existe en pleine montagne du Vercors, entre le « Pas de la Balme » et la « Tête des Chaudières », à plus de 1800 mètres d’altitude, surplombant le couloir qui forme passage du versant du Trièves (Château Bernard) au plateau du Vercors (Corrençon) un important entassement de pierres, visiblement arrangées de main d’homme et devenu, au fil du temps, un peu mythique. Ce curieux entassement de blocs, disposés en ellipse sur une quinzaine de mètres de largeur à quelques pas du bord de la crête, fait penser aux vestiges d’une très ancienne muraille. Une lointaine tradition, d’origine imprécise, reprise par plusieurs auteurs régionaux (1) l’a dénommée « le mur des Sarrasins » (2). M. Fernand GAUTIER lui a consacré un court article, publié il y a quelques années dans la revue d’histoire des Amis de la Vallée de la Gresse (3).

Mais cette curiosité régionale n’a jamais, semble t-il, été approfondie.

Sans prétendre, bien évidemment, apporter l’explication probante, sinon définitive, que M. GAUTIER appelait de ses vœux dans sa relation susvisée, la présente étude vise à cerner plus précisément ces vestiges particuliers en examinant, dans un contexte volontairement élargi,les différentes hypothèses concevables.

Pour ce faire, l’approche a été envisagée de la manière suivante :

 

 

Ø  la légende

Ø  la question historique des Sarrasins

Ø  les Sarrasins dans la toponymie régionale et dans la tradition orale

Ø  les interprétations possibles

 

 

                                                                                 

 

(1)   voir notamment A. BOUVIER : au pas de la Balme, la légende des Sarrasins (1951), A. BEAUP : histoire du Trièves (1977), Guide du Vercors (1977), Histoire des communes de l’Isère, Grenoble et son arrondissement, T 2, 1988, page 346, J. P. COPIN : randonnées en Dauphiné, 8, 1988, pages 46 et 47, DA COSTA et P. MARCAIS : le Vercors, 1990, page 68….

(2)   Contrairement à ce qu’ont écrit nombre d’auteurs, pour ne pas dire la plupart, c’est bien cette orthographe, « sarrasin avec un « s » et non un « z » qui doit prévaloir

(3)   Bulletin des AVG n° 14, décembre 1984, pages 67 et 68

 

LA LEGENDE

 

La tradition populaire a toujours dénommé les vestiges du Pas de la Balme sous le terme générique de « Mur des Sarrasins » et une légende immémoriale – que l’on dit avoir été transmise de génération en génération – en donne l’origine supposée. Cette légende, maintes fois évoquée, sera simplement brièvement résumée ici pour la clarté du propos.

 

Au 7ème siècle (4) des bandes de sarrasins remontent les vallées des Alpes tant à la recherche de butins possibles que de territoires pour se fixer… L’une de ces bandes atteint Château Bernard et apprend des autochtones que, derrière les crêtes du Vercors, s’étend un plateau protégé… Le Pas de la Balme offre alors un accès malaisé pour y parvenir mais le seul possible pour une troupe utilisant de nombreux chevaux. Du pas lui-même, le plateau du Vercors et Corrençon notamment sont accessibles sans aucun problème. Mais les habitants de ce village n’acceptant pas cette venue indésirée, édifient alors, au dessus du Pas de la Balme, une fortification défensive dont l’équilibre est assuré par des cordes. Lorsque la troupe sarrasine parvient en vue du passage, les défenseurs coupent alors ces cordes déclenchant ainsi une avalanche de blocs et de rochers, foulant chevaux et cavaliers…

Il n’y eut, dit-on, que deux survivants temporaires : l’un vint mourir dans une maison de « Mas Roux, l’autre alla boire avant de mourir à une source au pied de la Moucherolle portant depuis lors le nom de « fontaine sarrasine ».

 

L’une des nombreuses versions de cette légende indique que l’un des survivants – le chef des sarrasins – serait resté à Château Bernard où, de manière curieusement exogamique, il aurait fait souche.

On parle aussi, parfois, de trois survivants voire de davantage encore. F. GAUTIER rapportait une tradition selon laquelle le chef des sarrasins se serait marié et installé à « Pommard » où l’on montrait encore, vers 1930, la « maison du Sarrasin ». On trouvera à cet égard, en annexe à la présente étude, des notes inédites de M. GAUTIER.

 

LA QUESTION HISTORIQUE DES SARRASINS

 

Deux vagues d’invasions sarrasines sont connues, de façon non équivoque, aux 8ème et 10 siècles.

On sait, en effet, que le bâtard Charles Martel, fils de Pépin II – dit Pépin de Herstal – et de la concubine Alpaïde, échappé des prisons où l’avait enfermé Plectrude, veuve de Pépin le Bref, fut très tôt confronté aux invasions des musulmans qui, après avoir envahi le Roussillon et le bas Languedoc, s’avançaient à la fois en direction de Nîmes et de Toulouse. Selon la tradition, il les stoppa semble t-il une première fois au début du 8ème siècle (714 ?). Une seconde vague musulmane, au départ cette fois ci de Pampelune, s’abattit peu après sur la Gascogne, passant la Garonne et la Dordogne et progressant en direction de Tours. Charles accourut en grande hâte et ses troupes, en rangs serrés, « immobiles comme un mur » brisèrent selon la tradition l’élan des Arabes aux abords de Poitiers en 732 dans une des plus décisives victoires pour l’avenir de la France et de l’Occident tout entier.

 

Dans le même temps (724, 732…) il parait probable que les Sarrasins firent quelques incursions dans la province viennoise (5) et que ces invasions aient perdurées quelques années après la bataille de Poitiers, tout au moins jusqu’en 739 (6).

Le précieux testament du Patrice d’Abbon, daté de l’année même de leur exclusion – 5 mai 739 (7) - laisse à penser en effet que peu de contrées furent préservées de ce  fléau et que, parmi les traîtres qui firent cause commune avec les envahisseurs se seraient trouvés des habitants du pagus de Grenoble (8).

On trouve donc là un premier point possible d’enracinement de la légende sus évoquée.

Mais l’envahisseur, seulement stoppé ou refoulé de certaines contrées, restait présent en Avignon, à Narbonne ou encore dans le Roussillon. De ces bases permanentes, des raids ponctuels semblent avoir été lancés ; ainsi en 793, Valence, Vienne et Lyon sont elles ravagées.

De nouvelles invasions sarrasines sont évoquées au début du 9ème siècle. Il ne s’agit plus alors des musulmans d’Espagne mais de ceux d’Afrique qui lancent une offensive dirigée surtout vers l’Italie mais qui, très fréquemment, se prolonge dans les contrées françaises. Ainsi, les cotes de Provence et la vallée du Rhône subissent de nombreuses et dramatiques exactions. En 813, Nice est pillée. En 838 c’est le tour de l’abbaye Saint Victor de Marseille puis d’Arles en 842. Les carolingiens, affaiblis par des luttes intestines, n’arrivent pas à organiser une riposte efficace, ce qui peut expliquer la longanimité des populations face au fléau. Vers 884, les Maures prennent pied en Provence dans le massif qui depuis porte leur nom. Ils vont y rester près d’un siècle, lançant des raids depuis leur base inexpugnable de « Fraxinetum » (la Garde Freinet) dans l’arrière pays de Saint Tropez ou même depuis l’amphithéâtre de Fréjus, transformé par eux en forteresse (9). C’est ainsi qu’ils vont écumer l’arrière pays provençal, s’attaquant même aux villes épiscopales, puis s’avancer vers le nord des Alpes en deux vagues identifiées : 900 à 910 et 925 à 940. Ils pillent alors le Piémont, Suse et l’abbaye de la Novalaise en 906 (10), la Maurienne et Embrun avant 936. En 938, ils détruisent Saint André le Haut à Vienne (11). Ils occupent le Dévoluy, le Champsaur, sans doute l’Oisans (12) et les cols des Alpes où ils rançonnent voyageurs et pèlerins, menant des expéditions jusqu’en Suisse où ils brûlent l’abbaye de Saint Maurice d’Agaune en 940. Peu après, ils interceptent les passages des Alpes au nord et à l’ouest de la Lombardie. Au milieu de ce siècle, leur ardeur semble se calmer.

 

 

(4)   ou aux 8ème voire 10ème siècles, versions divergentes

(5)   ainsi, en 732 ou 736 auraient-ils saccagé Vienne

(6)   sur leur passage présumé dans la vallée du Combeau entre Drôme et Isère, voir infra : les interprétations possibles

(7)   J. MARION : les cartulaires de l’église cathédrale de Grenoble dits cartulaires de Saint Hugues (1869) pages 34 à 487

(8)   A. PRUDHOMME : histoire de Grenoble (1888) pages 51 et ss

(9)   A. GRENIER : manuel d’archéologie gallo romaine, 3ème partie, T II

(10)              ou 921 (sources divergentes)

(11)              Regeste Dauphinois (1913) n° 1123

(12)              M. C BAILLY MAITRE et J. BRUNO DUPRAZ : Brandes en Oisans, la mine d’argent des Dauphins, DARA 1994, page 23

 

 

En 950, ils sont expulsés du col du Grand Saint Bernard par Bérald de Saxe. Ekkehard (13) précise même qu’on vendit des sarrasins prisonniers sur le marché d’Arles ; ce fait, symbole de la reconquête, est à rapprocher de la célèbre sculpture d’Oloron Sainte Marie figurant des « sarrasins enchaînés ».

A la même époque, l’évêque Isarn s’installe à Grenoble « libéré des païens ». On a eu généralement le grand tort de substituer à ce terme assez vague de « païens » la désignation emblématique de « sarrasins ». Les historiens du 19ème siècle, assez globalement, ont cru retrouver les traces d’une occupation durable de nos contrées dans la tradition, le folklore, le patois, voire l’ethnie des régions alpines ou provençales.

 

C’est ainsi que l’on a cherché dans les textes de Saint Hugues la preuve de la destruction de Grenoble par les sarrasins alors que l’on sait seulement qu’Isarn releva l’église de Grenoble après l’anéantissement des « païens. S’agissait-il pour autant des sarrasins ? Rien n’est moins sur, tous ces faits n’étant tirés que d’un seul texte imprécis et elliptique dont on a largement excipé, la charte XVI du cartulaire de Saint Hugues (14) et d’une inscription éminemment douteuse (15). Les historiens contemporains (16) considèrent maintenant que Grenoble n’a jamais été prise par les sarrasins et que l’évêque Isarn n’a jamais eu besoin de chercher un refuge (17).

 

(13)              Ekkehard de Saint Gall : casus S. Galli

(14)              et plus précisément dans le cartulaire B, le préambule de la charte XV (J. MARON, op. cit.). Or que dit ce préambule ? : « … (Isarn) après l’anéantissement des païens releva l’église de Grenoble… Et pour cela, comme il trouva peu d’habitants dans ledit diocèse, il fit venir des terres éloignées des nobles, des hommes de condition moyenne et des pauvres, grâce auxquels la terre grenobloise cesserait d’être désolée… ». Il est à noter que, dans ce préambule, Saint Hugues ne remonte pas au-delà de l’épiscopat d’Isarn, dont on ne connaît pas les dates certaines mais dont le début peut être fixé à 950 et la fin à 976 au plus tôt.

(15)              Selon la tradition (peut être établie en la circonstance par les auteurs du 19ème siècle), en 954 les sarrasins « maîtres du Grésivaudan » se seraient emparés de Grenoble : l’évêque Isarn, chassé de son siège, se serait alors réfugié à Saint Donat (!). Ce fait découlait d’une inscription présentée comme un texte lapidaire servant de justificatif au cartulaire de Saint Hugues : « l’évêque de Grenoble soustrait au monde ces reliques des saints qui devaient longtemps rester au pouvoir des Maures ». Mais cette inscription, qui était au dessus de la porte d’entrée de l’église de Saint Donat, est sans doute très postérieure aux faits allégués : mélange confus de traditions populaires, cette pierre avait sans doute été érigée lorsqu’on fit réparer l’ancienne église de Saint Donat après les dévastations des protestants en 1562 (voir à cet égard A. de TEREBASSE : examen critique de l’inscription de Saint Donat relative à l’occupation de Grenoble par les sarrasins au 10ème siècle, 1927)

(16)              Histoire de Grenoble sous la direction de V. CHOMEL (1976), page 47

(17)              Sauf à considérer que Grenoble ait été évacué vers 965 à titre préventif, évènement envisagé par certains auteurs modernes, notamment J. LACAM : les sarrasins dans le moyen âge français (1965)

 

 

 

 

 De surcroît, quand bien même aurait-il quitté son diocèse, ne serait-il sans doute pas allé se réfugier à Saint Donat qui ne relevait pas encore de sa cathédrale (18).

Au plan de la chronologie formelle, il faut attendre la capture de Saint Mayeul, abbé de Cluny, par des sarrasins embusqués vers le col du Grand Saint Bernard pour qu’en 973 (19) Guillaume d’Arles, prenant la tête d’une résistance organisée, arrive à rattraper la bande de sarrasins porteurs de la rançon réunie pour la libération du prélat, puis à détruire leur repaire de la Garde Freinet.

Dans le même temps, semble t-il, sont anéantis leurs derniers retranchements dans les Alpes.

La longue occupation de nos régions par des envahisseurs de tous ordres (20) a laissé des traces indélébiles dans la mémoire populaire. De toutes les invasions successives subies, on ignore la portée réelle du phénomène sarrasin ; il est toutefois convenu de penser qu’il a significativement marque son temps comme, plusieurs siècles auparavant les invasions des Huns – pourtant fort limitées – avaient marqué le leur : le souvenir de ces sarrasins demeure, en effet, profondément gravé dans la mémoire et la tradition populaires qui les ont toujours associées aux pillages, calamités et déprédations de toutes sortes - peut être à l’origine pour tenter d’éradiquer l’inextirpable – avant de devenir le paradigme de toutes les peurs et de tous les fléaux. Des contemporains des raids ou écrits à des époques légèrement postérieures ont d’ailleurs rapporté les faits prégnants autant qu’abhorrés imputables aux sarrasins ce qui – nonobstant les interprétations extensives que l’on a pu parfois en faire – les authentifie suffisamment pour qu’on ne puisse se contenter de les assimiler, trop restrictivement, à un seul phénomène légendaire. Ces textes, au demeurant peu nombreux, sont bien identifiés :

-       Antopodis ou Chroniques de Liutprand de Crémone (888 à 948)

-       les anales franques de Flodoard (919 à 966)

-       la chronique de Novalaise (1025 à 1050)

-       la vie de Saint Mayeul de Syrus de Cluny (début du 11ème siècle)

-       les histoires de Raoul Graber (début du 11ème siècle).

Tous les historiens, y compris les contemporains, se sont fondés sur ces sources principales pour étudier le phénomène sarrasin. Cette contribution n’y déroge d’ailleurs pas (21).

 

(18)  On a aussi parfois imaginé que l’évêque de Grenoble « fuyant devant les sarrasins » aurait trouvé refuge à Parménie : notamment H. BLANCHET : histoire de Rives, Riomont et Beaucroissant, 1861, page 85 et Léo C. BURKHARD, Parménie, 1976, pages 28 à 30

(19)  Ou 983 ?

(20)  Wisigoths, Burgondes, Alamans, Chamaves, Lombards, Saxons, Hongrois… pour ne citer que ceux là

(21)  Sur les invasions sarrasines, voir notamment :

Ø  M. REINAUD : invasions des Sarrasins en France (1836)

Ø  G. de MANTEYER : la marche de Provence et l’évêché d’Avignon (1897) et la Provence, études d’histoire et de géographie politique (1908)

Ø  G. de REY : les sarrasins en Provence (1878, réédition 1971)

Ø  A. BOUCHAYER : les sarrasins dans les Alpes au X° siècle, BSDEA 1922, T XXII, pages 23 à 34

Ø  R. LATOUCHE : idées actuelles sur les sarrasins dans les Alpes, Revue de Géographie Alpine (1931)

Ø  U. CHEVALLIER : Regeste dauphinois, I, (1913), notamment n° 1421

Ø  E. BARATIER : histoire de la Provence (1969), pages 103 à 111

Ø  Des Burgondes à Bayard : mille ans de moyen âge (1981 – 1984), n° 186 page 95

Ø  J. LACAM : op. cit.

 

Mais si l’histoire a bien conservé des témoignages incontestables des raids arabes, il n’existe nulle part des vestiges pouvant être qualifiés de tangibles sur une réelle occupation sarrasine. On pencherait d’ailleurs assez, à l’heure actuelle, pour considérer que, dans les assauts maures ou sarrasins, l’élément ethnique arabe fut toujours minoritaire, ceux-ci, en petit nombre mais extrêmement mobiles, semblant surtout monter des opérations de pillages ponctuelles mais dramatiques pour les villages mal protégés.

L’insécurité des temps est d’ailleurs patente : ainsi qu’on l’a vu et qu’elle qu’en ait été la cause déclenchante, l’évêque de Grenoble avait quitté sa cité et la Maurienne, par exemple (22) voit, pendant 79 ans, l’interruption des listes épiscopales (23).

Au-delà de l’absence même de vestiges concrets (24) on peut même se pose la question de savoir s’il y eut en réalité une « race sarrasine ». Aucune mesure anthropométrique en ostéologie humaine ne l’a jamais établie, le terme « sarrasin » globalement conventionnel semblant en fait s’appliquer à un mélange racial hispano mauresque. Peut-être n’est-il pas irréaliste de considérer que les redoutées « bandes sarrasines » ne furent, en fait, qu’un hétéroclite conglomérat de maures d’Espagne, de berbères, d’africains divers, d’espagnols, de basques, d’aquitains… (25).

Ceci expliquerait peut être qu’aucune des nombreuses sépultures découvertes dans les Alpes qui relèvent de la période étudiée – du 8ème au 10ème siècles – n’ait révélé de manière probante des caractères musulmans (26). S’il s’est avéré qu’existe dans les Alpes un type humain particulier, petit, très brun, brachycéphale, peut être faut-il en faire remonter l’origine bien avant les « invasions sarrasines » ou leurs succédanés. H. MULLER estimait qu’une telle origine de ce type humain alpestre spécifique pouvait remonter en fait aux migrations des peuplades vagabondes qui, selon lui, dès le début de l’âge du bronze, faisaient la navette de l’Orient méditerranéen (et peut être même de l’Inde) jusqu’à l’Espagne (27).

 

(22) dont le nom n’est d’ailleurs pas dérivé et parait même être très antérieur, ainsi :

-       « … reliquias S. Johannis apud urbem Mauriennam deletas » in Grégoire de Tours, histoire des Francs (6ème siècle)

-       « Ipsius ecclesia Sancto Johanne Maurogennica » dans le testament d’Abbon (739)

-       « … Maurienna urbs super pluvium Arboris… » dans la Chronique de Frégédaire (753)

-       « Morienna » dans la Divisio Imperii de 806

A l’origine « Maurienna » désigne donc une ville – qui deviendra Saint Jean de Maurienne – et ce n’est donc que par extension et sans analogie avec les invasions sarrasines que le toponyme servira à désigner toute la vallée de l’Arc, « Vallis Maurigennica » à compter du 9ème siècle.

(23) J. PRIEUR et alii : la Savoie des origines à l’an mil (1983)

(24) Ainsi les « tours sarrasines » de Provence ou de Savoie ne sont pas contemporaines des évènements rapportés

(25) Ainsi les « sarrasins » de la « Chanson de Roland » embusqués au Port de Cize dans les Pyrénées n’étaient-ils vraisemblablement que des basques

(26) A cet égard voir notamment M. COLARDELLE : sépulture et traditions funéraires du 5ème au 13ème siècles après J. C. dans les Alpes françaises du nord (1983)

(27) H. MULLER : mise au point sur la question des sarrasins, anthropologie, histoire, légendes, BSDEA 1922 T XXII, pages 35 à 41

 

 

 

 

Plus récemment, J. BRUNO (28) a soutenu une hypothèse similaire sur une possible origine « pré indo européenne » (PIE) de certaines des populations alpines (29).

Mais il relève que le biotype rencontré effectivement dans les Alpes qui est censé rappeler les arabes est, trop souvent hyper brachycéphale pour pouvoir l’assimiler à la dolicéphalie habituelle aux africains (30). Alors que faut-il en penser ?

Bien qu’il reconnaisse que l’on ne puisse douter que par deux fois des bandes qualifiées sarrasines soient venues ravager le Dauphiné, H. MULLER suggérait que ce paradigme avait pu, selon toute vraisemblance, être donné par un phénomène d’amalgame ou d’extension à tout ce qui n’était pas chrétien, ce nom devenant alors l’équivalent de celui de « païen » dans l’esprit des populations ayant dramatiquement souffert des exactions d’envahisseurs délétères de tous ordres durant de longs siècles (31) tout en devenant consubstantiel de la notion de pillage. Ainsi l’étiquette « sarrasin » pourrait-elle recouvrir, lato sensu, une réalité protéiforme, multi raciale, mais en sus elle aurait pu, par une sorte de métonymie, s’appliquer à ces brigands, renégats et autres parias qui, sans rapport ethnique avec les arabes, s’organisaient, par grégarisme, en bandes armées pour rançonner et piller à merci les voyageurs, pèlerins, commerçants ou autochtones isolés ou mal défendus. L’auréole de peur et d’incompréhension qu’ils inspiraient et leur assimilation aux sarrasins est probablement liée au fait qu’ils ne se fixèrent jamais et que leurs sinistres exploits les éloigna de toute assimilation possible avec les peuples sédentaires locaux, laissant au contraire des souvenirs douloureux et perdurables dans les pays ravagés à des époques diverses. Enfin, le mot lui-même pose également un problème qu’il ne faut pas éluder : « sarrasin » étant inconnu des arabes eux-mêmes (32) il faut bien trouver ailleurs l’origine de ce mot si particulier. C’est pourquoi on a songé à le faire dériver du latin « saracenus » apparaissant dans les écrits des premiers auteurs chrétiens et visant les nomades qui vivaient aux confins des régions cultivées du Tigre et de l’Euphrate

Mais, qu’elle qu’ait pu être l’origine sémantique du terme, c’est bien ce mot qui a survécu pour qualifier les envahisseurs les plus redoutés plutôt que celui de « lombards » ou encore d’ « Ogres » (les Hongrois) dont les exactions furent pourtant dramatiques (33). Ceci montre amplement que la terreur que pouvaient inspirer ceux que la psychose populaire, dans une sorte d’incantation mêlée de frayeur, nommait les « sarrasins ».

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(28) J. BRUNO : le Graisivaudan, toponymie et peuplement d’une vallée des Alpes (1977)

(29) les « PIE » peuples préhistoriques, auraient pu dès le mésolithique traverser ou se fixer dans les Alpes. P. L. ROUSSET : les Alpes et leurs noms de lieux, 6000 ans d’histoire (1988), page 20

(30) J. BRUNO : op. cit. page 360

(31) H. MULLER : op. cit.

(32) Sauf à le faire dériver spéculativement du mot arabe « shargi » signifiant oriental

(33) le déferlement des Hongrois au début du 10ème siècle fut, en effet, l’un des fléaux les plus redoutés de ce siècle

 

 

 

 

LES SARRASINS DANS LA TOPONYMIE REGONALE ET DANS LA TRADITION ORALE

 

Il faut être, de manière générale, très circonspect avec les toponymes et plus encore, dans le sujet qui nous occupe, avec ceux qui sont susceptibles de se rapporter aux « sarrasins ». Ceux-ci peuvent en effet, comme on l’a vu, rappeler le souvenir d’envahisseurs « païens » mais sans liens aucun avec des musulmans ou encore désigner la culture de cette céréale faite de petits grains noirs dont le terme éponyme a été donné, il est vrai par assimilation (34) voire même résulter, comme on a pu l’envisager, du mot « sarracina »  de « serrare » c'est-à-dire, fermer (35).

Ces réserves prudentielles étant faites, il convient de relever que – sans que l’origine puisse en être établie avec une quelconque certitude – notre région a conservé par des toponymes mais aussi par une forte et persistance tradition orale des souvenirs toujours qualifiés de « sarrasins ».

Ceci est particulièrement vrai pour l’Oisans. Ainsi, à en croire nombre d’auteurs – Roussillon, Fauché Prunelle, Cortès, Gabrielle Sentis – disant se fonder sur la « tradition orale » mais usant, plus vraisemblablement de méthodes discursives, des bandes musulmanes auraient envahi les Alpes et, notamment, l’Oisans après la bataille de Poitiers. Ces « sarrasins » auraient exploité les hautes terres et les mines (36) et fait souche… Mais on ne sait et on ne saura probablement jamais si l’Oisans fut occupé par les sarrasins mais toujours est-il qu’on incline assez maintenant à considérer que la colonisation de l’Oisans vers l’an Mil aurait pu résulter, du moins, à une reconquête après d’intenses périodes de troubles liées à des invasions et, peut être, à des « invasions sarrasine » (37). Mais une tradition tenace fait encore remonter à cette époque l’origine de certains noms de lieux Ucènes : Huez, Oz et Mizoën. CROZET (38) attribuait même aux sarrasins d’anciennes murailles visibles au siècle dernier à Oz au lieudit « le château » à l’entrée d’Oz.

S’il n’est pas totalement impossible d’imaginer que ces noms aient une quelconque origine arabe et puissent, de ce fait, remonter aux invasions sarrasines, on voit mal, toutefois, comment ceux-ci  auraient pu suppléer les anciens toponymes celtes ou gallo romains et surtout perdurer jusqu’à nous. Néanmoins, il convient de reconnaître que ces trois exemples traduisent une origine inconnue qui ne doit rien aux habituelles racines des noms de la plupart de nos villages (39).

On a aussi relevé la similitude entre le nom du Freney et celui de la Garde Freinet en Provence. L’Oisans a, par ailleurs, conservé un ancien canal d’irrigation datant vraisemblablement de l’époque delphinale situé sur les communes de Villard Reculas et d’Huez, connu sous le nom de « Béal sarrasin » (40). 

 

(34) La culture du sarrasin (fogopyrum esculentum) ne deviendra courante dans nos contrées qu’au moyen âge mais sa présence est attestée dès l’âge du fer et l’époque romaine en Belgique et en Armorique notamment : A. FERDIERE : les campagnes en Gaule romaine T 2 (1988) page 71

(35) J. BRUNO : op. cit

(36) On a ainsi fait, sans réalité archéologique, de la « tour du prince Ladre » de Brandes et du « Camp des Forçats » du col de Cluy un poste de surveillance une « colonie pénitentiaire des sarrasins » directement liés à l’exploitation des mines de Brandes… !

(37) M. C. BAILLY MAITRE et J. BRUNO DUPRAZ, op. cit. page 23

(38) CROZET : description des cantons de l’Isère, canton de Bourg d’Oisans (1870)

(39) encore que l’on ait songé à faire dériver Huez et Oz, par déformation, de la peuplade des Ucenni : P. L. ROUSSET : au pays de la Meije, 1992, page 62 (ce qui est davantage vraisemblable)

(40) Béal est un hydronyme représentant généralement un canal d’amenée d’eau

 

Au-delà de cette problématique particulière propre à l’Oisans, je me suis livré à une rapide recherche – limitée au seul département de l’Isère – sur les éléments ou souvenirs attachés, peu ou prou, aux sarrasins.

Les toponymes dérivant de ce mot sont, sous sa forme directe ou sous une forme dérivée, assez fréquents :

 

-       « Sarrasine » et « la Sarrasine » à Revel et à Murianette,

-       la « Sarrazinière » à Saint Quentin Fallavier, à Sérézin du Rhône (41), à Valencogne (42) et à Saint Pancrasse (43)

-       les « Sarrasinières » à Pinet de Saint Martin d’Uriage,

-       le « Perthsus du Sarrasin » à Murianette,

-       « Sarrazinet » à Châtenay,

-       Le « Rocher des Sarrasins » à Quet en Beaumont (44),

-       « Sarazin », lieudit disparu de Serres et Nerpol (45).

 

Des « grottes des sarrasins » sont par ailleurs connues à Seyssinet Pariset, au pied de la Tour sans Venin (46), à Cordéac (47) et un ancien lieudit de la commune du Pin porte le nom de « lion des sarrasins » (48).

 

Pour sa part, A. BOURNE signalait en outre un « trou des sarrasins » vers Voiron et un « pré des sarrasins » au dessus de Saint Pierre d’Entremont (49).

On pourrait y ajouter, dans le pays d’Allevard, le « Rocher du Maure » (50) et les rochers du Grand et du Petit Charnier que l’on disait avoir été ainsi nommés en souvenir d’une victoire sur les sarrasins (51).

 

(41) dans ces deux cas, le toponyme s’applique à un site de villae romaines. On retrouve d’ailleurs fréquemment le mot « sarrasin » et ses déclinaisons associées un peu partout en France à des sites antiques attestés, sans doute détruits lors d’invasions du haut moyen âge

(42) où la tradition locale place une abbaye qui aurait été détruite par les sarrasins

(43) ancien lieudit disparu qui était situé vers l’alpage de Pravouta selon B. GUIRIMAND : petites roches, sentiers d’histoire (1978)

(44) U. CHEVALLIER : dictionnaire topographique de l’Isère d’après les notes d’E. PILOT de THOREY (1920)

(45) Ibid

(46) dont une tradition ancienne, maintenant bien désuète, faisait une œuvre du preux Roland construite « pour surveiller Grenoble alors aux mains des infidèles » : Archéologie chez vous n° 6, cantons de Sassenage et de Villard de Lans, 1987, page 27

(47) cette grotte, située dans les contreforts de l’Obiou au-delà du hameau de Bachilianne aurait livré en 1941, selon des sources non vérifiables, un « sabre maure ». Mais cette découverte ne figure dans aucune des collections publiques régionales

(48) la tradition locale y situe toujours l’emplacement d’une bataille contre les sarrasins

(49) A. BOURNE : Vizille et ses environs (1925)

(50) Dictionnaire topographique, op. cit.

(51) G. COFFANO : le Grand Charnier en pays d’Allevard, légendes dauphinoises (1995)

 

Au-delà de ces toponymes, certaines traditions attribuent aux « hordes sarrasines » la destruction de l’ancienne église de Saint Christophe du Pin (52), de l’abbaye Saint Theudère de Saint Chef (53), de l’important – mais hypothétique - village de Campalou au Mas de Lacat sur Saint Siméon de Bressieux, de l’ancienne église de Saint Nazaire d’Aillat à Four (54), de la ville fortifiée et quelque peu mythique dite « Ville de Champ Flou » qui aurait été située sur une éminence de la commune de Quincieu (55), de l’église de Saint Christophe sur Guiers ou encore de l’ancien vicus de Moirans.

A d’autres endroits les souvenirs sont moins prégnants : ainsi, à Saint Romain de Surieu, la vénérable église consacrée en 908 aurait été érigée pour mettre à l’abri des envahisseurs sarrasins les précieuses reliques de Saint Lazare jusqu’alors conservées à Autun. A Morestel, on parle également du séjour des maures et une légende censée rapporter un fait s’étant déroulé en 732 est toujours persistante.

Ailleurs encore ce sont des lieux fortifiés, des camps, voire des nécropoles qui sont attribués aux sarrasins. Ainsi à Varces, au lieudit « les Mollards » vers la limite communale avec Claix un mamelon (56) est nommé le « Camp des Sarrasins » (57). Il en va de même d’un lieudit de Montaud, au dessus du col de l’Eygalem nommé « fort des sarrasins » ; connu depuis toujours sous cette appellation, ce mamelon artificiel circulaire de douze mètres de diamètre entouré d’une tranchée de trois mètres de largeur, dont la vue s’étend de Voiron au Grand Lemps, est attribué aux sarrasins qui s’en seraient servis comme cantonnement retranché pour perpétrer leurs raids ; plus vraisemblablement, il semble qu’il s’agisse d’une motte castrale (58).

A Nantes en Rattier la tradition locale fait également remonter l’origine de l’ancien château de Rattier aux sarrasins (59) ; peut être à l’origine de cette tradition – ou du moins en relation de causalité avec elle – figure la découverte faite lors de l’ouverture de la route du Freney à Nantes d’une nécropole – qualifiée de sarrasine – dont les tombes, orientées au sud, renfermaient des squelettes aux crânes dolichocéphales (60).

A Hières sur Amby, une tradition prétend que les sarrasins auraient occupé le plateau de Larina jusqu’à ce que des chrétiens, par une attaque nocturne surprise, le reprennent. Il est à relever que sur ce plateau éminemment historique subsistent deux lieudits « Creux des morts » et « Creux des brandons » que l’on suppose avoir

 

 

(52) supra : lion des Sarrasin

(53) avant son relèvement en 890 par Baroin, archevêque de Vienne

(54) dont on pense qu’elle aurait été dévastée vers 938

(55) et qui aurait été totalement détruite au 9ème siècle par des sarrasins établis aux Terreaux de Plan selon une tradition rapportée par O. CHENEVAZ : les lieudits ou noms de lieux des communes, BSDEA, 1984

(56) non loin duquel vers 1865 des tombes sous tuiles, datant sans doute du haut moyen âge, ont été découvertes

(57) M. COLARDELLE, op. cit.

(58) Archéologie chez vous n° 5, 1986, page 18

(59) Archéologie chez vos n° 7, 1989, page 34

(60) L. CAILLET : la Mure d’Isère (1960) page 83. Mais cette découverte – non répertoriée dans la thèse de M. COLARDELLE – parait suspecte

 

 

été ainsi nommés parce qu’ils auraient servis à l’incinération ou à l’inhumation de sarrasins tués lors de ce présumé combat (61).

De prétendus vestiges sont aussi parfois évoqués, telles des « lances de l’époque sarrasine… datées de 700 -750 (sic) qu’un cultivateur aurait retrouvées à Plan ou encore l’ancien oratoire de Notre Dame de Santé de Fontaine qui, selon une tradition immémoriale « aurait été bâti par Charlemagne en reconnaissance d’une victoire sur les sarrasins qui infestaient le pays ».

Avec les mêmes réserves doit-on également faire mention de la « pointe de lance de 198 mm de long » que M. CARON aurait découvert en 1925 au pied de la Grande Moucherolle (62) et des « haches, lances et autres harnachements » quia auraient été retrouvés au « Clapier de la Cassette », sous le pas de la Balme (63). Mais F. GAUTIER, qui est le seul semble t-il à avoir fait des sondages sous la Balme, indique n’y avoir trouvé aucun vestige.

Il faut aussi faire un sort – même si la légende est jolie – au pré de Corrençon appelé « Champ de la Bataille » que l’on disait ainsi nommé en souvenir de la victoire que les montagnards locaux auraient remporté contre les envahisseurs du Pas de la Balme. Moins prosaïquement, ce nom a été donné au lieu depuis l’affrontement de 1410 au cours duquel l’évêque de Die fut battu par le comte de Sassenage !

Enfin, il convient de mentionner qu’au titre des légendes imputées aux sarrasins figure également le château de Feuillans à Prébois « construit pour se protéger des sarrasins » et la tradition concomitante d’un seigneur sarrasin, d’une femme très belle, d’une chèvre d’or et, en épilogue, de l’anéantissement de la forteresse (64).

Pour tenter d’être à peu près complet, convient-il aussi de rappeler que les « cheminées sarrasines » de l’Isère (65) et surtout de l’Ain, malgré leur qualificatif, ne doivent rien aux redoutés envahisseurs et ne sont guère antérieures, pour les plus anciennes, au 14ème siècle.

 

 

LES INTERPRETATIONS POSSIBLES

 

Au-delà de ce rapide mais large panorama, il est nécessaire, pour recadrer plus précisément l’objet de la présente étude, de noter que Château Bernard conserve, sur une superficie géographique restreinte, trois toponymes significatifs : le « mur des sarrasins », la « fontaine sarrasine » et le « camp des sarrasins » (66).

Avant d’étudier plus spécifiquement le contexte toponymique de Château Bernard et de se hasarder à émettre le moindre postulat, une description précise de ce «mur des sarrasins » s’impose.   

 

 

(61) J. P. PELATAN : l’oppidum de Larina (1986) page 16

(62) H. TERRAS : la baronnie de Gresse en vallée chevaleureuse (1970) page 262 mais voir aussi sur ce point l’opinion d’H. MULLER dans l’article précité de F. GAUTIER

(63) A. BOUVIER : au pas de la Balme, la légende des sarrasins, le Dauphiné Libéré du 12 septembre 1951

(64) A. BEAUP : histoire du Trièves (1950), page 50

(65) à la Chapelle de la Tour notamment

(66) sur le prétendu camp et son supposé emplacement voir F. GAUTIER, op. cit. page 68

Le « mur des sarrasins » est un énorme tas de pierres situé à quelques mètres en contrebas de l’abrupt qui domine le sentier du Pas de la Balme. Il s’agit incontestablement de pierres arrangées de mains d’hommes faisant penser à une fortification primitive et, à fortiori, à un mur défensif. La dimension de ce tas de pierres est importante : au moins 20 mètres de longueur. Son cubage est difficile à apprécier car, dessinant un arc de cercle, il est très large à sa base et va en se rétrécissant vers le sommet pour former un grossier rempart d’un cubage pouvant être estimé à 60 m3. En retrait, existe un second amoncellement beaucoup moins important.

Autant le dire d’ores et déjà, ces vestiges ne sont malheureusement pas datables. On a parfois prétendu que des fragments d’armes auraient été retrouvés dans la fortification ou à proximité : ceci est tout à fait controuvé et aucune mention scientifiquement établie d’une quelconque découverte archéologique en ce lieu n’a jamais figuré nulle part. En outre, F. GAUTIER qui a fouillé sommairement le terrain autour du mur dit n’y avoir seulement trouvé que quelques os de moutons et des traces de charbon de bois. .Mais qui aurait pu, hormis les défenseurs du plateau, amasser ce considérable stock de pierre, au demeurant assez bien appareillé ? Son importance suppose manifestement une intervention humaine significative. Si l’on considère que la légende a un fond de crédibilité on peut alors y voir ce qui subsiste des projectiles originels. Combien y en avait-il initialement en ce cas ?

Il existe toujours sur le sentier conduisant de Château Bernard au Pas de la Balme de très nombreux amoncellements pierreux mais il n’est pas possible de déterminer s’il s’agit de blocs projetés intentionnellement ou s’ils proviennent d’effondrements naturels de la montagne ou de l’érosion. Un problème se pose néanmoins si l’on admet l’hypothèse d’un amas de munitions et non, selon toute vraisemblance, d’un retranchement : un amas de munitions aurait du, très vraisemblablement être disposé en tas et au bord même de l’à-pic alors qu’il s’agit là manifestement d’un mur – qui, originellement pouvait avoir plus de deux mètres de hauteur – situé de surcroît à huit mètres en retrait de l’abîme.

Il y a donc un réel problème à tenter de faire coïncider le récit traditionnel du mur retenu par des cordes que l’on coupe au moment idoine et de la réalité archéologique. Bien évidemment, rien n’interdit de penser qu’il y ait eu, à l’origine, amas de munitions des restes duquel ensuite aurait été élevé, un peu en retrait, un grossier mur par des bergers désireux de se protéger des vents particulièrement violents dans ce secteur ; des abris similaires peuvent exister dans le massif du Vercors, notamment sur les flancs nord du Grand Veymont. Encore peut-on observer que, pour un tel usage, un mur aussi important ne se justifiait aucunement. Mais, outre l’hypothèse d’un retranchement défensif ponctuel, édifié à la hâte pour stopper une invasion abhorrée ou de sa variante, l’amas de munitions, on a aussi évoqué un oppidum ( ?), un site cultuel, une cabane de berger ( ?)…Examinons néanmoins ces hypothèses. Il ne peut, selon toute vraisemblance, s’agir d’un oppidum : le site est trop limité et, surtout, beaucoup trop dangereux. L’hypothèse cultuelle ne mérite guère d’attention (67). Celle d’une cabane de berger parait éventuellement plausible : même si elles sont moins impressionnantes, il existe plusieurs murailles analogues dans le Vercors au bord des grands précipices : elles gardaient les moutons de chute intempestive dans le vide en cas d’orage ou de poursuite par les chiens ou les loups. Mais en ce cas, la muraille aurait été plus longue et rien ne justifiait une telle hauteur.

 

(67) certain auteur n’y a-t-il pas vu un temple romain ( !)

 

Mais, de surcroît, l’entaille dans le rocher dément cette hypothèse. Cette entaille n’est pas d’origine naturelle. Elle a été volontairement creusée. Il s’agit bien, selon toute probabilité, d’un poste de surveillance (68). Du mur et plus encore de cette échancrure artificielle, on a une vue extraordinaire : Château Bernard et une partie de la vallée de la Gresse en contrebas, à quelque mille mètres, les Moucherolles à l’est, le Grand Veymont au sud ouest et le surplomb de Corrençon avec toute la prairie jusqu’au col innommé au nord.

Alors ? Même si la tradition reste vraisemblable, elle ne saurait totalement convaincre : le séjour des sarrasins – même s’il reste très probable – demeure, on l’a vu, largement controversé. Il ne s’agit point ici – et j’ai pris l’élémentaire précaution de l’indiquer préalablement – de vider définitivement le sujet de sa problématique : tel n’était pas l’objet car trop d’interrogations subsistent.

On peut, sans grand risque d’erreur, y voir avant tout une fortification hâtive  circonstancielle liée à des évènements troubles mais toute tentative de datation éventuelle reste fortement aléatoire.

Au risque de complique encore davantage une recherche déjà élargie mais volontairement impartiale et sans à priori, un examen attentif des lieux m’a conduit à formuler des hypothèses supplémentaires et sans doute nouvelles ; celles-ci sont de deux ordres : elles procèdent d’une part, d’interrogations à propos de périodes très antérieures à celles des troubles sarrasins et, d’autre part, d’une tentative de décryptage de la synthèse que l’on peut faire des micro toponymes constatés dans le proche voisinage des lieux étudiés.

Ces deux familles d’hypothèses peuvent, on le verra, se rejoindre parfois et converger d’une certaine manière, donnant naissance, je l’espère, à des pistes de recherches nouvelles. La première de ces hypothèses peu paraître quelque peu téméraire : la voici néanmoins. Les confins des territoires des Vertamocorii, des Allobroges et des Tricorii (69) n’ont jamais été clairement étudiées dans cette région. On sait seulement que les Vertomacorri « les clans du pays haut », peuplade secondaire des Vocontii, occupaient le Vercors qui formait alors un « pagus » voconce (70). Les limites des Allobroges, quant à elles, n’ont jamais, du moins dans ces parages, clairement définies. On se rappelle sans doute à cet égard toutes les suppositions qu’a pu faire naître (71) la lettre adressée par Munatius Plancus de « Cularone ex finibus Allobrigum ». Mais si le débat qu’avait ouvert J. J. Champollion Figeac en situant la rive gauche de l’Isère à Grenoble en territoire voconce cependant que la rive droite aurait été allobroge (72) est maintenant considéré comme infondé (73), il n’en demeure pas moins que les limites des Allobroges au sud de la région grenobloise demeurent imprécises.

 

(68) entre le Pas de la Balme et le Mur des Sarrasins, trois échancrures de même nature sont identifiables

(69) peuples celtiques qui occupaient notamment l’Isère, la Drôme et les Hautes Alpes

(70) G. BARRUOL : les peuples préromains du sud est de la Gaule, étude de géographie historique, 1969, page 293

(71) B. REMY : les limites de la cité des Allobroges, cahiers d’histoire XV, 1970, pages 195 à 213

(72) J. J. CHAMPOLLION FIGEAC : antiquités de Grenoble, 1807

(73) B. DANGEAUX : les origines de Grenoble, l’état des connaissances, cahiers d’histoire XXXI, 1986 

On aurait parfois tendance à considérer que le mot « Fines » de la lettre de Munatius Plancus pourrait indiquer que l’Isère et Grenoble se trouvaient encore dans l’ager allobrogum mais aux confins de ce territoire (74). La localisation précise d’un troisième peuple, mal connu, vient encore compliquer cette problématique : les Tricorii.

 

Les peuples préromains (d’après BARRUOL)

 

ALLOBROGES 

 

            V

            E                                 Isère

            R

            T

            A

            M                                Romanche

            O

            C                                UCENNI

            O

            R

            I

            I                                  TRICORII                             

 

VOCONTII

                        =

                        Col de la Croix Haute                                             

 

Ni Voconces, ni Allobroges, les Tricorri (ou Tricores) (75) paraissent avoir été un peuple indépendant.

STRABON (76) les nomme deux fois parmi les populations montagnardes établies entre les Vocontii et la crête des du Vercors et les UcenniUcenni de l’Oisans (Cf. carte ci-dessus) et devaient donc peupler tout le bassin du Drac et occuper notamment, entre autre régions, le Trièves (77)

Les Tricorii ont du être soumis par Rome en même temps que les Allobroges et les Voconces en 121 avant notre ère ou peu de temps après car ils ne figurent pas sur le trophée de la Turbie. Après la conquête romaine leur territoire dut être rattaché à la Narbonnaise. Ce qui est sur, c’est qu’aucune de leurs villes ne fut jamais élevée au rang de civitas ce qui incline à penser que cette région, au haut empire, dépendait de la cité des Voconces.

Serions nous alors vers le Pas de la Balme aux confins originels de trois peuples et en présence d’une sorte de délimitation territoriale, d’une borne symbolique assortie d’un poste de surveillance, d’un site frontière, voire des restes d’un monument disparu ?

 

(74) G. BARRUOL, op. cit. page 296

(75) CROZET (op. cit.) parles de « Trevires », tribu voconce qui aurait habité le Trièves. Mais ce peuple n’a jamais été cité par aucun auteur antique ou justifié. Les seuls « Trevires » que l’on connaisse sont à Trêves (Allemagne). Il semble bien qu’il ait été inventé par CROZET de toutes pièces à des fins éponymes.

(76) STRABON : géographie, traduction LASSERRE, 1966, 41, 1, 11 et 6, 5

(77) A. LAGIER : le Trièves et son passé, 1892, G. BARRUOL, op. cit. page 326

Dès lors, ce mur énigmatique aurait une origine beaucoup plus authentique et, surtout, beaucoup plus ancienne que l’âge que lui attribue la légende (78). Le Pas de la Balme était, sans doute, une voie immémoriale de pénétration du territoire des Vertamocorri, à l’instar du col de l’Arc, du col Vert et de tant d’autres passages encore mais ses parages pouvaient fort bien, de surcroît, marquer une limite territoriale ; en effet, on peut constater en maints endroits qu’au haut moyen âge les limites des diocèses furent calquées sur celles des civitates, se superposant en quelque sorte aux circonscriptions romaines. Or, la région de Lanchâtre était manifestement située en limite de deux circonscriptions : en effet, de temps immémorial, la paroisse de Miribel a appartenu au diocèse de Die (civitas des Voconces) cependant que celle de Lanchâtre relevait de Grenoble (civitas des Allobroges). C’est, argument supplémentaire, dans ces parages que se situe la limite linguistique entre langues d’Oc et d’Oil, à peu près entre le Gua et Château Bernard (79). Le mur serait-il alors les vestiges d’une frontière tribale, administrative et linguistique, réutilisée à des fins défensives au haut moyen âge ?

Madame Yvette VALLIER, de Puy Grimaud, à Château Bernard, dans une correspondance qui m’était destinée et que j’ai publiée en juin 1996 (79 bis) apporte de précieuses indications sur cette notion de limites. Elle indique notamment : « … dans ma tête de paysanne sonne encore le « sarraso » de ma grand-mère qui me disait par là « ferme le ». Une porte sarrasine c’est la porte qui fermait l’entrée d’un château… Une cheminée sarrasine est une cheminée en quelque sorte fermée. Donc, un « mur sarrasin » (pourrait être) un mur de fermeture, une frontière… La « fontaine sarrasine » coupe en deux la commune… Sur le versant nord, deux lieudits m’ont toujours frappée : la « Côte des Archers » et « les Gendarmes ». Tout cela peut bien avoir été une frontière naturelle ».

 

 

 

 

 

                                        

(78) il faut toutefois noter qu’aucun lieudit « Fines » (ou dérivé) ou son équivalent « Equoranda » avec ses variantes (Avorant, Lavorant, Aigurande, Ingrandes…) n’a été retrouvé. Le seul toponyme éventuellement assimilable à cette notion de frontière est le lieudit « Bois de Fin » au sud du col du Prayer sur Chichilianne, situé trop loin des lieux qui nous intéressent.

(79) A. FRANCES : Vif, nom de ville, origine et signification, bulletin des AVG n° 14, 1984, pages 13 et 55.

(79 bis) : bulletin des AVG n° 37, 1996, page 60  

 

 

 

 

 

 

 

Un autre axe de réflexion pourrait découler de l’étude du contexte topographique et toponymique de Château Bernard et de ses environs.

La carte générale synthétique reproduite à la page ci avant situe les lieux évoqués et met en évidence les lieudits les plus intéressants. Que peut-on en déduire ? D’une part qu’il y a accumulation de toponymes significatifs et d’autre part que l’essentiel d’entre eux ont probablement une origine qui remonte très au-delà des invasions sarrasines. Examinons tout d’abord ce qui concerne directement Château Bernard : le nom de la commune lui-même n’est pas antérieur au 15ème siècle : auparavant, le lieu se nommait « le Désert » (80) : le toponyme subsiste d’ailleurs toujours à 300 mètres du hameau de « Mas Roux ». Or l’on sait que l’on nommait en maints endroits du sud de la France « desertum » un ancien domaine gallo romain qui avait vu disparaître ses propriétaires par violence, départ forcé ou toute autre raison. Il y avait donc là – à l’emplacement de l’actuelle statue Notre Dame du Désert – une église probablement très ancienne (4ème, 5ème siècles ?) mais dont la première mention écrite attestée n’apparaît qu’avec le 3ème des cartulaires dits de Saint Hugues (81). D’autres lieudits peuvent apporter un éclairage. Ainsi « Mas Roux » où la légende dit que l’un des sarrasins serait venu mourir à proximité de ce hameau. Ce nom de Roux, souvent présent dans le sud est de la France, pourrait être une évolution de « russus », doublet de « Rousset », surnom donné par les autochtones du bas empire romain aux Sarmates et qui est ensuite devenu un nom générique (82) 

Le lieudit « la Rousse », toujours sur Château Bernard est de même nature : c’est la terre des Roussets. Non loin de là, sur Lanchâtre, on trouve également un lieudit « Serre du Roux » à proximité de Pommard. Puis il y a « Puy Grimaud » dont le nom pourrai résulter d’un domaine de la fin de l’antiquité ou du haut moyen âge : le domaine de Grimaud. A Saint Guillaume subsiste le lieudit « Lombardier » désignant souvent une colonie de vétérans du bas empire. Deux autre lieudits, retrouvés à deux reprises, sont également particulièrement intéressants : « Trois Fontaines » et « Lautaret ».

En ce qui concerne le premier de ces toponymes, il faut relever que deux lieudits de la commune de Corrençon, situés non loin de l’axe du Pas de la Balme, conservent ce nom de « Trois Fontaines ». On s’accorde généralement à penser que les Allobroges, les Voconces, comme tous les Celtes consacraient un culte particulier aux lieudits où les hasards de la nature groupaient trois sources rapprochées (83) ;

Le second de ces toponymes est de même intérêt : non loin de l’axe Corrençon – Château Bernard existe un lieudit « Lautaret », proche de celui des « Trois Fontaines » et un mont séparant les communes de Chichilianne et de Treschenu (Drôme) porte également ce nom (84), diminutif du latin « altare » signifiant l’autel au sens religieux ; il implique l’existence quasi certaine d’un lieu sacré gaulois (85) ou

 

(80) en 1497, « ecclesia Beate Maria de Deserto »

(81) « in archypresbytarum ultra Dravum ecclesia de Deserto », église du Désert, dans l’archiprêtré au-delà du Drac 

(82) J. BRUNO, op. cit.

(83) J. C. MICHEL : Isère gallo romaine, 1, 1985, page 111

(84) Lautaret au 15ème siècle, dictionnaire topographique de l’Isère de PILOT de THOREY

 (85) P. L. ROUSSET : op. cit. pages 37 à 40. A propos d l’origine du mot Lautaret, bulletin de l’Académie delphinale, mai 1970. On y voit une autre origine possible : des passages jalonnant des voies de l’époque du bronze ce qui, somme toute, n’est pas très éloigné comme explication.

 

Comme on le voit, la toponymie de cette région est donc particulièrement riche et encore ne s’agit-il là que des noms qui ont été conservés ; combien d’autres, peut être de nature à nous éclairer davantage, ont disparus ? Mais, il y a davantage : ce sont les vestiges probants d’une haute antiquité de cette petite région : Miribel Lanchâtre a livré un habitat et une nécropole du haut moyen âge (86). Saint Guillaume a révélé des vestiges de l’époque de Hallstatt et un site a tegulae a été découvert au lieudit « Bayanne », à proximité de la « Fontaine Ardente » dont on connaît la haute origine. Tout cela traduit donc une haute occupation humaine et la muraille du Pas de la Balme pourrait donc bien, en toute vraisemblance, remonter beaucoup plus haut qu’on ne l’a cru. Mais tout ceci montre également que la région, largement colonisée, pouvait donc attirer des envahisseurs et, parmi ceux-ci, pourquoi pas les Sarrasins.

Il convient maintenant de revenir plus précisément sur la plausibilité de leur passage dans le Trièves et dans le Vercors. A cet égard, si l’on veut bien porter quelque crédit à la légende et à la tradition, sans doute faut-il s’intéresser à l’antique monastère du Combeau.

En effet, vers les limites actuelles des communes de Chichilianne et de Treschenu et sur cette dernière commune, non loin du « Lautaret » aurait été fondé vers l’an 610 un monastère (87).

Cette fondation en un tel lieu n’aurait rien d’étonnant si l’on donne crédit à la sémantique prêtée au mot « Lautaret ». Tous les auteurs s’accordent à dire que le couvent de Combeau aurait été détruit en 735 par les Sarrasins (88). Quelques traces de cet édifice subsisteraient : des pierres remployées dans une bergerie du Combeau, les vestiges du bénitier dans la grange du Rachier et la fontaine publique du hameau des Nonnières qui serait la petite cuve de pierre où les nonnes conservaient leur réserve d’huile (89) ; le nom même des Nonnières proviendrait, pour sa part, du souvenir du lieu de refuge des quelques religieuses rescapées de la destruction de leur monastère (90).

   

Ainsi donc, si l’expédition sarrasine du Pas de la Balme a quelques chances d’avoir eu un fondement historique réel, sans doute faut-il le relier directement à la destruction historiquement attestée du monastère du Combeau.

De la vallée du Combeau au Désert de Château Bernard, la distance était courte et le chemin aisé. Après avoir pillé et brûlé le monastère, les envahisseurs auraient pu, très vraisemblablement remonter vers le nord du Trièves à la recherche d’autres butins.

 

(86) : il convint également de signaler à Lanchâtre un site non étudié qui pourrait bien être un camp antique d’époque républicaine (Cf. J. C. MICHEL : la voie romaine de Caluro à Forum Iulii, étudiée dans ce même site Internet)

(87) BRUN DURAND : dictionnaire topographique de la Drôme, 1891, page 103, Regeste Dauphinois, I, 541, page 91, J. CHEVALIER, histoire de Die, 1, 115

(88) idib

(89) Guide du Vercors, op. cit. pages 50 et 306. F. da COSTA et P. MARCAIS : le Vercors, 1990, page 124

(90) il convient de noter qu’il existe également, un peu au nord des Nonnières, un lieudit « Fontaine des Prêtres » sans doute à rapprocher des éléments évoqués

 

A cet égard, il est particulièrement opportun de noter que la version patoise, en dialecte du haut Trièves, de l’histoire du mur des sarrasins telle que L. TERRAS l’a rapportée - et qui est à priori plus proche de la tradition orale originelle que toutes les adaptations ultérieures qui en ont été faites -  établit bien un lien de causalité entre les deux évènements. Cette version rapporte en effet qu’après avoir pillé le monastère de Combeau, les sarrasins seraient remontés vers le nord et auraient décidé de franchir le Pas de la Balme (91). C’est alors que les autochtones auraient édifié de « bâripeiras sechas oou couol dé la Balme… ». Le récit patois ne méconnaît pas la vraisemblance historique puisqu’il se termine par cet apophtegme : « … Aco n’a duou pu passâ aoutour de l’an 736 » (92). Il convient enfin de relever qu’il subsiste – circonstance curieuse – un lieudit « Combeauvieux » (93) sur l’axe du Pas de la Balme à Corrençon dont il serait surprenant qu’il n’établisse pas un lien quelconque avec ce qui vient d’être évoqué.

 

On pourra inlassablement s’interroger sur la question de savoir pourquoi, à 1800 mètres d’altitude, loin de tout village, existe ce gigantesque entassement de rochers qui, en aucun cas, ne se confond avec un éboulis et qui porte donc la trace d’une volonté humaine. Oui, pourquoi ? La tradition locale ici seule a toujours répondu à cette interrogation en ajoutant à la grandeur des lieux une dimension d’épopée (94). 

 

Limite territoriale antique, repère, fortification de basse époque réutilisée ultérieurement ou ouvrage défensif édifié pour stopper un envahisseur particulièrement honni ? On ne connaîtra sans doute jamais – et j’en ai bien conscience – la véritable nature du « Mur des Sarrasins » qui est peut être tout cela à la fois. Son mystère n’a pu, hélas, pas être percé ici mais on a vu que la légende qui l’auréole méritait bien une scrupuleuse attention. « Ils se répandirent de tous cotés, pillant et ravageant toutes les provinces des environs » dit, parlant de ces redoutés sarrasins, la « Chronique de Novalaise » (95).

 

Faute d’interprétation probante et nonobstant les questions que je n’ai fait que poser à défaut de pouvoir y apporter des réponses scientifiquement convaincantes, la tradition demeure donc peut être encore la moins mauvaise des explications envisageables. Peut être faut-il s’en contenter en se rappelant le beau mot de Patrice de La Tour du Pin : « les peuples privés de légendes sont condamnés à périr de froid ».

 

 

 

 

(91) on a aussi imaginé qu’ils cherchaient à rejoindre une autre bande de Sarrasins remontant vers le nord par l’ancienne voie romaine des plateaux du Vercors (A. BOUVIER : op. cit.)

(92) L. TERRAS : la vicomté de Trièves en vallée chevaleureuse, 1970, page 191

(93) Mont Combellis au 14ème siècle (dictionnaire topographique de l’Isère)

(94) F. da COSTA et P. MARCAIS : op. cit. page 68

95) PERTZ : chronique de Novalaise, I, IV, chapitre 23

 

Cette étude est dédiée à la mémoire de Fernand GAUTIER

 

 

 

 

ANNEXE

 

Notes inédites de Fernand GAUTIER

 

(Correspondances des 24 août et 22 septembre 1984 adressées à l’auteur) 

 

« … Etant « monté » à Lanchâtre pour montrer à mon petit fils la maison où vivaient ses ascendants il y a deux siècles, nous sommes descendus, pour prendre des photos, à Pommard. La tradition faisait vivre en cet endroit le chef « sarrasin » vaincu, marié à une « lanchâtreuse »… Malheureusement si depuis 50 ans les roses mousseuses rouges ont disparu, les fayards ont poussé au milieu des pièces d’habitation des maisons de ce hameau, les murs sont à peu près arasés à la hauteur des linteaux des portes et des fenêtres. Il ne reste en place qu’un des deux « corbeaux fleurdelysés » (dont il évoque la présence dans la correspondance du 24 août) qui avaient attiré mon attention, l’autre étant probablement recouvert par les effondrements. Je crois quand même que cette maison a trop d’encadrements de portes et de fenêtres en pierres soigneusement taillés pour que ce soit une maison de cultivateurs, les fenêtres sont plus nombreuses et plus grandes que dans les maisons des paysans montagnards. Un peu plus haut et plus au nord de quelques centaines de mètres, le donjon de Miribel dépasse à peine la cime des arbres qui l’investissent et de nombreuses pierres sculptées gisent dans les ronces à ses pieds.

D’après ma cousine Edmée, de Lanchâtre, Pommard était encore habité par une famille Audemard au 19ème siècle.

… Aux archives départementales, on trouve vers 1807 - 1814 des Audemard ou Odemard au hameau de Salicon, commune de Château Bernard. Tout cela n’a pas l’air « sarrasin ». En conclusion, celui qui s’intéresse à l’histoire régionale est comme un homme qui  retrouve, au fond d’un placard, un puzzle oublié depuis l’enfance… Il manque des pièces… Qui les rapportera ? ».

 

 

 

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