PROMENADE ARCHEOLOGIQUE DANS LE GRENOBLE ANTIQUE

 

Promenade conférence effectuée le 20 mai 2000 sous la présidence des professeurs CHARRE et LARONDE

 

Point 1 : départ à la Maison du Tourisme :

 

Organiser une promenade archéologique à Grenoble relève un peu de la gageure. C’est pourtant ce que M. CHARRE, Président du Comité de Sauvegarde du Vieux Grenoble m’a demandé d’organiser. Ne pouvant malheureusement pas ressusciter des vestiges qui n’existent plus, j’attends de vous, dans ce périlleux exercice, un large effort de conceptualisation des choses un peu abstraites qui seront évoquées tout au long de cet après midi.

Mais, préalablement et justement puisque nous sommes sur un site gallo romain, je vous propose un premier exercice de conceptualisation. Ici même, en mars et avril 1974, préalablement à la construction du parking et de l’Office du Tourisme, ont été découverts d’importants vestiges d’un habitat ayant connu plusieurs phases successives.

A la plus ancienne, correspondaient des salles au sol en terre battues s’ouvrant sur une supposée cour. Au second état, la demeure fut agrandie. La destruction de cet habitat, situé extra muros, parait avoir résulté d’une probable inondation avant la fin du 1er siècle. Ensuite, à la fin du siècle suivant, semble avoir eu lieu une phase de reconstruction qui subsistera jusqu’à la construction du rempart.

Un très important matériel archéologique a été récupéré et, notamment, des enduits peints de style pompéien, des amphores, de très nombreuses céramiques, des objets en bois, en verre, en fer…

 

Point 2 : tour de la rue Lafayette : thème 1 : l’enceinte, les portes, les poternes :

 

Grenoble est l’une des nombreuses cités de la Gaule à avoir été dotée d’une enceinte au bas empire. Tel n’était pas le cas pour la ville du haut empire, mais l’on sait que les enceintes de cette période sont essentiellement des enceintes de prestige, souvent d’origine coloniale : Arles, Fréjus, Orange, Nîmes, Autun, Vienne, par exemple.

Cularo jusqu’à la fin du 3ème siècle fut donc une « ville ouverte » d’une superficie beaucoup plus importante que la ville remparée, environ 32 hectares uniquement sur la rive gauche de l’Isère. C’est de cette époque que datent aussi la plupart des enceintes du bas empire de la Gaule : on en connaît au moins 85 mais celle de Grenoble est la seule à être précisément datée du règne conjoint de Dioclétien et Maximien par deux inscriptions, aujourd’hui perdues, qui surmontaient les deux portes de la ville.

Sa forme était de type ovale, forme assez rare dont on ne connaît qu’une douzaine d’exemples parmi lesquels, Sens, Senlis, Bourges, Périgueux, Reims, Dijon ou Gap.

Ses dimensions, 1160 m de long, enserrant un territoire de 9 hectares peuvent paraître faibles mais il faut savoir que les enceintes du bas empire étaient des enceintes réduites qui n’enserraient pas forcément l’ensemble du tissu urbain, ce qui est le cas de Grenoble où plusieurs traces d’habitat extra muros sont connues : rue Raoul Blanchard, rue Bressieux, parking Philippeville, place Jean Achard, place Grenette…

Sur les 85 enceintes connues pour le bas empire, Grenoble se situe au 46ème rang, au même niveau que des cités plus prestigieuses : Evreux, Tours, Anagers, le Mans, Paris… ou encore Autun dont l’enceinte du haut empire enserrait pourtant 200 hectares.

Des parties qui ont été repérées, notamment en 1962 lors du prolongement de la rue de la République, on peut dégager les caractéristiques suivantes : base des tours et du rempart reposant sur un fort lit de gros galets ovoïdes recouverts de mortier à tuileau, épaisseur des murs de 4,50 à 5 mètres à leur fondation et 2,50 m à 3,30 m en élévation, double parement en petit appareil de moellons. En certains points, les fondations reposaient, comme à Bordeaux ou a Dax, sur des pieux et des longrines. L’élévation aérienne était de 8mètres, voire même 9 mètres en certains points.

Le nombre exact de tours n’est pas connu mais les estimations vont de 30 à 39. Généralement semi circulaires, elles avaient un diamètre moyen de 7 mètres et devaient être distantes les unes des autres de 25 à 30 mètres. Au moins 27 de ces tours ont été repérées. L’enceinte était bordée de douves d’une largeur d’environ 12 mètres, dans lesquelles coulaient les eaux du Verderet et du Draquet.

Son tracé est parfaitement connu car elle a subsisté jusqu’en 1591 date de son arasement sur l’ordre de Lesdiguières. Peu de vestiges sont aujourd’hui apparents mais l’on peut aisément en faire le tour, en partant de la place Sainte Claire et en suivant des clous posés au sol avec la mention : « enceinte de Cularo 3ème siècle ».

La tour de la rue Lafayette est la seule subsistante des trois qui furent mises au jour avec 65 mètres de rempart en 1962 lors de l’opération dite « du prolongement de la rue de la République ». Les trois tours étaient ici distantes de 22 mètres l’une de l’autre et avaient près de 8 mètres d’élévation pour un diamètre compris entre 7,3 m et 7,8 m. Les murs du rempart avaient 4,5 à 5 mètres d’épaisseur avec un double parement en petit appareil fait de moellons rectangulaires irréguliers. Le parement de la tour subsistante a été arraché. La maçonnerie intérieure est faite de blocs irréguliers et de matériaux divers noyés dans un mortier à tuileau, le tout étant d’une solidité à toute épreuve.

La poterne visible à droite de la tour semble avoir été ouverte à l’époque médiévale car, à l’époque romaine, une poterne existait près de la tour suivante, à environ 30 mètres de la poterne conservée.

L’enceinte était percée de deux portes de prestige qui commandaient l’une, la voie de Vienne, l’autre, la voie de Rome. Toutes deux étaient surmontées d’une inscription monumentale :

 

« Nos maîtres, l’empereur César Gaius Aurélius Valerius Diocletianus, pieux, heureux, invincible, Auguste et l’empereur César Marcus Aurelius Valerius Maximiamus, pieux, heureux, invincible, Auguste, après qu’aient été construits grâce à leur prévoyance et achevés les murs de Cularo avec leurs bâtiments intérieurs ont ordonné que la Porte Viennoise soit appelée Herculéenne (première inscription)… Que la Porte Romaine soit appelée Jovienne (seconde inscription) ».

Ces portes, qui constituaient l’aspect le plus monumental de l’enceinte, remployaient des blocs de calcaire arrachés à des monuments antérieurs abandonnés et des inscriptions funéraires comme d’ailleurs la plupart des fortifications urbaines de cette période. Ainsi surmontées de leur inscription monumentale, ces portes s’assimilaient-elles à des arcs de triomphe comme à Aix en Provence, Apt, Arles, Avignon, Béziers, Vaison la Romaine et Vienne en Narbonnaise.

La porte Viennoise ou Herculea était située place Notre Dame, perpendiculairement à la façade de la cathédrale et aux bâtiments situés aux numéros 4 et 6 de cette même place. Ses substructions ont été retrouvées en 1991 et sont partiellement conservées dans la crypte archéologique.

La porte Romaine ou Jovienne (ou encore Traine) était située au début de la place Grenette, coté Grande Rue, à peu près à l’emplacement de l’actuelle fontaine.

 

Le problème de la datation de l’enceinte :

 

On l’a vu, l’enceinte de Grenoble est quasiment la seule enceinte des Gaules à pouvoir être datée grâce à ses dédicaces. Mais d’aucuns se sont interrogés pour savoir si elles s’appliquaient exclusivement aux portes ou si elles devaient s’entendre pour l’ensemble. On est même allé jusqu’à imaginer que Dioclétien et Maximien auraient seulement fait don des portes seules qui auraient ainsi été percées dans une muraille antérieure. Mais tel n’est pas le sens des inscriptions.

Jusqu’à récemment, tout le monde s’accordait à considérer que les portes et l’enceinte étaient bien contemporaines et qu’elles dataient d’une période comprise entre avril 285 et mai 293. Schuermans, prenant argument du mot « jusserunt » (ont ordonné) qui termine les deux inscriptions des portes, en a déduit que l’enceinte datait de 288 ou d’une date légèrement postérieure et qu’elle avait été édifiée en application d’une supposée loi des deux empereurs visant à fortifier les villes.

Conception, mise en œuvre et achèvement de ce lourd programme sauraient donc pris place entre 285 et 293. Or les indications chronologiques fournies par la fouille dans le secteur de la place Notre Dame invitent à considérer avec circonspection cette datation admise. En toute logique, la datation par dendrochronologie des pieux de fondation du rempart aurait dû indiquer le début de la construction. Or celle-ci fournit une fourchette comprise entre 130 et 270 après J. C. Quant à la datation au radiocarbone, elle fournit la date surprenante de 146 après J. C. Cette datation est-elle erronée ou faut-il penser qu’il a pu exister dans cette zone des vestiges construits au haut empire et que l’un d’eux ait été détruit à l’exception de sa fondation en bois dès lors intégrée au soubassement de l’enceinte ?

S’agissait-il d’une porte isolée du haut empire à l’entrée de la ville et au point d’aboutissement d’une voie si importante qu’elle ait déterminé la trame orthogonale de l’habitat et dont la porte Viennoise aurait repris le strict emplacement ?

Par ailleurs, les monnaies retrouvées dans les remblais apportés pour la construction de l’enceinte s’échelonnent de 267 à 282. Plus a l’est a été trouvé un antoninianus de Claude II le Gothique émis en 270. A cet égard, il faut se souvenir du long séjour de l’armée de Placidianus à Grenoble (de fin 269 à fin 270, voire jusqu’à fin 272) et l’on peut supposer avec quelque vraisemblance que les travaux de fortification de Cularo auraient pu débuter à cette occasion. Ainsi Prudhomme le premier pensait-il déjà que l’enceinte de Grenoble avait pu être ébauchée dès 269 sur les ordres du futur préfet du prétoire Iulius Placidianus. En outre, le soin apporté à la construction de cet ouvrage de principe qu’est l’enceinte de Grenoble ne saurait s’accorder avec la période de moins de 8 années du règne conjoint des empereurs dédicataires.

Dès lors, on pense aujourd’hui que seul l’achèvement de l’enceinte aurait eu lieu sous ce règne, le début de la construction devant être reporté au plus tôt sous Claude II ou, plus vraisemblablement, sous Probus (276-282) « restaurateur des Gaules », selon la formule de Camille Jullian.

 

 

Point 3 : place Sainte Claire :

 

L’enceinte a été repérée dans les caves de l’immeuble 16 place Sainte Claire faisant angle avec la galerie Sainte Claire. Une fouille de 1986 a permis de retrouver le rempart sur une longueur de 6,50 m soit au total sur 80 m de longueur avec précision en partant de la tour de la rue Lafayette. Traversant la place dans le sens nord sud (clous) il passe sous l’extrémité sud ouest des halles. En 1931, il a été repéré sur 41 m de longueur. En 1989, lors des fouilles préalables à la construction de la ligne de tramway, une demeure romaine a été découverte : elle était ornée de peintures murales représentant un décor végétal des 1er et 2ème siècles. L’un de ces panneaux est exposé au Musée de l’Ancien Evêché.

Au n° 3 de la place, on a découvert en 1896 une inscription à Maïa, également exposée au même musée. Le sol romain est ici à 1,50 ou 2 m de profondeur. Un canal d’égout a également été repéré en 1906 sur 10 m de longueur, à 4,20 m de profondeur.

 

Point 4 : place des Tilleuls : thème 2 : l’habitat intra muros :

 

Outre l’habitat découvert lors du prolongement de la rue de la République et celui de la place Sainte Claire déjà évoqués, de nombreux sites d’habitat sont connus : rue Jean François Hache, rue Président Carnot (habitat avec thermes en enduits peints), rue Pierre Duclos, rue Bayard, place aux Herbes, rue des Clercs, rue Valbonnais, Grande Rue aux n° 8, 10, 12, 15 et 17 avec des thermes possibles et place Notre Dame.

Mais, dans la zone intra muros, on connaît très peu de vestiges de constructions publiques : un égout rue du Président Carnot, peut être un atelier de foulon au n° 2 de la même rue et peut être également un atelier de potier vers la rue de la République. Mais où étaient les temples, les bâtiments du 40ème des Gaules et le ou les édifices de spectacles ?

Au titre des objets remarquables exhumés du sous sol on peut citer : un buste d’enfant (rue Hache), un mercure (près du baptistère), un torse de statue (sous la cathédrale), des bagues en or (Grande Rue), un collier en or (place Sainte Claire), une perle en émeraude (rue Pierre Duclos), des coupes en verre, quelques objets en marbre, en bois, en cuivre. Des fibules en bronze et un simpulum (rue Carnot), de la céramique abondante un peu partout, dont un médaillon d’applique représentant un aurige, un acteur et un gladiateur, des amphores, des lampes, des mortiers, des pesons, des monnaies depuis l’époque gauloise jusqu’à la fin de l’époque gallo romaine.

 

Point 5 : parvis de la cathédrale :

 

Nous sommes assurément ici sur l’emplacement de l’un des sites antiques les plus importants de Grenoble – sinon le plus important – occupé sans discontinuité du 1er siècle avant notre ère à nos jours.

 

La porte Viennoise, comme l’indique son nom, permettait d’accéder à la ville romaine intra muros lorsque l’on arrivait à Cularo par la voie de Vienne. Elle était située perpendiculairement à la façade de la cathédrale et aux bâtiments situés aux n° 4 et 6. Ce monument subsista avec sans doute beaucoup d’altérations jusqu’à l’écroulement de la tour médiévale de l’Evêché qui prolongeait sa tour est le 24 septembre 1802 ; Elle Fut démolie progressivement jusqu’en 1810. Prudhomme dit que « son inscription fut ensevelie par mégarde dans les fondations de la maison portant le n° 6 de la place Notre Dame ». 20 des inscriptions antiques de Grenoble proviennent des murs et fondations de cette porte. Son emprise au sol est parfaitement connue grâce aux plans très précis de l’évêché dressés à l’époque révolutionnaire en vue de la vente au titre des biens nationaux. Elle est de nouveau matérialisée au sol (clous). Selon H. Müller, ses fondations furent partiellement dégagées à 50 cm de profondeur, mais non détruites, en 1927 à l’occasion de l’installation de latrines près de la façade de la cathédrale. Un sondage de reconnaissance effectué en juin 1987 vers le milieu de la place a permis d’observer de nouveau ses substructions, un mètre en contrebas du niveau actuel de la place. Elles étaient constituées d’un blocage au mortier de tuileau parementé en petit appareil en brique. Un second sondage, réalisé en 1989, a fourni les mêmes renseignements. En 1991, deux nouveaux sondages ont été réalisés par F. Baucheron près de la tour orientale de la porte Viennoise. Le premier, au pied même de la courtine a apporté des précisions sur l’architecture de la fondation : intra muros, celle-ci a un mètre de profondeur au dessous du ressaut. Elle est constituée de dalles de molasse ; Le matériel céramologique confirme la datation de l’inscription de la porte. Extra muros, la fondation « en escalier » a 2,80 m de profondeur. Cette particularité est dûe, selon l’auteur des fouilles, à la reprise des charges verticales plus importantes à l’aplomb de la tour. Cette imposante fondation reposait sur une forêt de pieux posés eux-mêmes sur la grave fluviale stable. Une étude dendrochronologique et radiocarbone indique un abattage de ces pieux aux environs de la première moitié du 2ème siècle, datation évidemment incohérente avec l’épigraphie. Ne faut-il pas y voir plutôt le simple réemploi d’une première porte ou d’un arc isolés remontant au haut empire ?

Les substructions sont aujourd’hui en partie conservées dans la seconde salle de la crypte archéologique.

A 11 mètres à l’est de la porte Viennoise, on a également découvert en 1989 les restes, remarquablement conservés, d’une poterne totalement inconnue jusqu’àlors. Celle-ci est également visible dans le musée du site baptistère. Large de 1,30 m, elle a conservé la crapaudine et les engravures nécessaires au logement d’une barre de fermeture. Les piédroits, le seuil et deux marches en calcaire blanc contrastent avec les moellons du mur. Elle a été murée avant ou pendant le moyen âge.

 

De l’autre coté de la place, la maison dite « des Colonnes » doit son nom aux deux paires de colonnes qui flanquent l’entrée. Elle fut construite en 1811 par François Claude Jayet avec les matériaux de l’édifice médiéval dit « tour de l’Evêché » qu’il avait fait abattre car il menaçait ruine. L’inscription dédicatoire de la porte Viennoise serait toujours dans les fondations de cette demeure avec divers matériaux de la porte. Selon la plupart des auteurs, au moins 1 colonne serait romaine. 2 selon Blanchet, les 4 selon Paul Dreyfus.

 

Le groupe cathédral :

 

Dès le haut empire, ce quartier est urbanisé : les traces les plus anciennes datent du 1er siècle avant notre ère, peut être même le second : habitat primitif aux murs de terre construits sur des solins maçonnés avec toiture en chaume ou en bardeau ( - 186 à – 54 avant J. C.). Au milieu du 1er siècle de notre ère, cet habitat coexiste avec un bâtiment trapézoïdal dont la fonction n’est pas connue. A cette même époque est érigé un autre bâtiment avec un sol en terrazzo. Aux 2ème et 3ème siècles, tout le secteur est construit et l’ilôt est bordé à l’ouest par une ruelle. Une partie de ces bâtiments sera détruite lors de la construction de l’enceinte. Peu après, dans le courant du 4ème siècle (340 – 350 ?) apparaissent les premiers bâtiments d’une communauté chrétienne structurée. En 381 (règne de Gratien) il est fait mention d’un évêque de Grenoble, Domninus, au concile d’Aquilée. Est-ce le premier évêque ?

Dès cette époque on a ici un dispositif de cathédrle double, conservé au moyen âge par l’accolement des églises Notre Dame et Saint Hugues, comme à Trêves, Genève ou Lyon. Les vocables de ces deux sanctuaires sont Saint Vincent (qui deviendra Saint Hugues) et Sainte Marie. Le mur septentrional de Saint Vincent n’est d’ailleurs autre que le rempart romain. Un baptistère était conjecturé depuis longtemps mais il n’a été découvert qu’en 1989. Il présente de nombreux états successifs, le plus ancien pouvant remonter à la période 387-388. Dès lors il subira au moins quatre transformations jusqu’à sa destruction, pour des raisons que nous ignorons, au 10ème ou au 11ème siècles.

Dès son second état, le baptistère avait été doté d’un système d’adduction d’eau sous pression amenant l’eau au centre de la cuve par un tuyau en plomb. Semble alors garantie la prescription recommandant l’usage de l’eau vive en référence au baptême du Christ dans le Jourdain. De ce fait, de tous les baptistères connus (Poitiers, Riez, Aix, Fréjus, Nevers, Lyon, Genève, Venasque, Cimiez, Saint Maximin…) celui de Grenoble parait unique.

 

Point n° 6 : Place aux Herbes, thème : la trame viaire :

 

Dès le haut empire, l’agglomération antique couvrait une surface nettement supérieure à celle qui fut enserrée dans l’enceinte. Cette première agglomération (celle dont parle Munatius Plancus ?) s’étendait au sud est de l’enceinte, rue Hache et rue Bayard et au sud ouest rue Bressieux, rue Raoul Blanchard, parking Philippeville, rue de la République, rue Vicat, rue Expilly, place Jean Achard…

La trame viaire régit fort souvent dans les villes romaines les dimensions des insulae. On connaît toutes sortes de modules :

-       carrés (Arles, Narbonne, Valence…)

-       rectangulaires (Augst, Avenches, Nyon…).

Les dimensions sont très variables.

Parmi les plus petites, de type colonial, Lyon 40 x 75 m, Nyon 50 x 60, Augst 61 x 72, Feurs 35 x 70

Parmi les intermédiaires, Valence 62,5 x 62,5 m, Apat 65 x 45, Avenches 71 x 95, Vienne 80 x 75, Rouen 80 x 80, Die 90 x 90

Parmi les grandes, Genève 120 x 100 m, Autun 100 x 100, Angers 100 x 100, Sens 100 x 100, Reims 117 x 125, Bourges 125 x 125

Et parmi les très grandes, Saintes 120 x 160 m, Bordeaux 125 x 140, Amiens 160 x 160

Le professeur LARONDE a tenté en 1976 dans l’Histoire de Grenoble une restitution du réseau viaire de Grenoble en distinguant les axes repérés et les axes supposés d’après le tracé des rues du centre ville. Ainsi peut-on voir un axe nord sud (de la Grande Rue à la rue Renauldon) et un axe est ouest (rue Brocherie, place aux Herbes, rue du Palais). Ces axes étaient recoupés perpendiculairement par d’autres voies (rues Barnave, des Clercs, Jean Jacques Rousseau), l’ensemble formant un plan en damier orienté selon les quatre points cardinaux. Des rues aujourd’hui disparues auraient pu prolonger les îlots ainsi formés que le professeur LARONDE évalue à 52 m sur 68, donc de petits îlots. A cet égard, selon lui, la place aux Herbes représenterait exactement un îlot et remonterait donc à l’établissement même du plan urbain. Postérieurement aux travaux d’André LARONDE, un parcellaire orthogonal semble avoir été repéré place Notre Dame. 

Des voies urbaines pavées ont été identifiées rue du Président Carnot, place Sainte Claire, rue Philis de la Charce, rue de la République, Grande Rue et place Notre Dame.

 

Point n° 7 : Jardin de Ville, thèmes : l’enceinte et l’habitat extra muros :

 

L’enceinte est matérialisée au sol rue Hector Berlioz et place de Gordes (clous). La tour dite « du trésor » est en partie gallo romaine comme le montre une découpe de son revêtement. L’enceinte sert de soubassement à l’ancien hôtel de Ville puis sa crête est partiellement visible à mi hauteur des bâtiments ouvrant sur le Jardin de Ville, au fond de la cour de l’école maternelle et sous la terrasse de l’ancienne demeure du docteur Gagnon. Les parties encore visibles laissent voir la maçonnerie en blocage mais le parement originel en petits moellons n’existe plus.

La Porte Romaine ou Jovienne, ouvrant sur la route de Rome par l’Oisans, se situait vers l’actuelle fontaine de la place Grenette. Démolie en 1594, elle a livré 25 inscriptions lapidaires.

 

L’habitat extra muros :

 

Si la ville remparée du 3ème siècle ne couvrait que 9 hectares, la ville ouverte du haut empire s’étendait sur au moins 2 ha rive gauche de l’Isère. Les principaux sites repérés sont les suivants : angle des rues Guy Pape et quai Stéphane Jay, place Grenette, parking Philippeville (peintures murales), rue Bressieux (mosaïque et enduits peints), 3 rue de la République, angle des rues Philis de la Charce et de la République, 26 rue Raoul Blanchard, angle des rues Expilly et Vicat, place Jean Achard (Jupiter en bronze), rue du Lycée, 3 rue Montorge.

Le site de l’ancienne halle, dans l’îlot délimité par les rues Raoul Blanchard, Lafayette, de la République et Philis de la Charce a livré entre 1909 et 1913 des habitations sans doute assez luxueuses (fresques). L’occupation de ce quartier, commencée au début de l’époque augustéenne a duré au moins jusqu’au 3ème siècle. C’est, à ce jour, l’un des plus anciens secteurs d’habitat identifiés.

Enfin, un important habitat suburbain existait rive droite, non loin de la maison de Guy Pape, près de la voie romaine de Vienne.

 

Point n° 8 : place de la Cymaise, thèmes : le port, le pont, l’agglomération double :

 

Ici débutait la voie de Grenoble à l’Italie par le Petit Saint Bernard, bordée de nécropoles, de silos et peut être d’entrepôts fluviaux. Une dizaine d’inscriptions lapidaires y ont été découvertes, dont celle de Veratia Lucina, conservée dans la cour d’un immeuble.

Sur l’autre rive, vers la place de Bérulle, des travaux effectués en 1899 ont fait découvrir une grande quantité d’amphores brisées, de nombreuses tuiles et autres vestiges. Ceci a conduit à s’interroger sur l’éventualité d’horrea fluviaux qui auraient pu être installés à cet emplacement au bord de l’Isère dont Dion Cassius indique au premier siècle avant notre ère qu’elle était navigable.

 

Le pont : j’ai consacré une conférence spécifique à l’histoire de ce fameux pont. Il ne saurait bien évidemment être question de la reprendre ici. Tenons nous en aux points essentiels.

L’endroit où nous sommes était, selon toutes probabilités, il y a de cela plus de 2000 ans le site le plus évident pour jeter un pont, l’endroit où l’Isère était coincée entre la montagne et le cône de déjection de la rive gauche. Du reste, du 1er siècle avant notre ère jusqu’au 19ème siècle, ce pont fut le seul point de franchissement de l’Isère sur 100 km de Pontcharra au nord jusqu’à Rovon au sud. Alors, ce site de pont résulta à la fois du hasard du cours de l’Isère et de l’évidence des lieux.

En 43 avant notre ère, la république romaine vit ses derniers moments : Antoine, après la guerre de Modène s’est enfui en Narbonnaise. Il est à Forum Voconii avec 5 légions et 5000 cavaliers. Lépide, encore fidèle à la République, est de l’autre coté de l’Argens avec 7 légions. Munatius Plancus, gouverneur de la Gaule Chevelue, exhorté par Cicéron a franchi le Rubicon fin avril 43 en quittant sa province pour pénétrer dans celle de Lépide dont il se défie grandement. Brutus à qui le sénat a confié le commandement des forces républicaines a quitté Modène pour opérer une jonction avec Plancus. Ce dernier, venant de Vienne, s’est arrêté à Cularo et il hésite longuement sur la suite des opérations. Le 11 mai il se décide enfin et choisit de rejoindre à marche forcée Lépide. Mais, pour ce faire, il doit franchir l’Isère.

Ainsi écrit-il à Cicéron (lettre X15 des Epistulae ad Familiares) : « Itaque in Isara, flumine maximo, quod in finibus est Allobrogum, ponte une die facto, exercitum ad quartum idus Maias traduxi »

« Ayant construit en un jour un pont sur l’Isère, grand fleuve qui est aux frontières des Allobroges, je l’ai traversé le 4 des ides de mai avec mon armée ».

Le reste des évènements étant assez compliqué je ne ferai que schématiser les faits : 48 heures après, Plancus revient à Cularo et écrit à Cicéron que n’ayant pas confiance en Lépide il est revenu « in castris ad Isaram ». Mais le 18 mai il refranchit l’Isère après avoir fortifié le pont et laissé une légion à sa surveillance. A marches forcées il pense joindre en 8 jours Lépide par la vieille piste nord sud que Pline mentionne comme étant aménagée dès le 3ème siècle avant notre ère. Mais, entre temps, Lépide a fait jonction avec Antoine et les deux armées se retournent contre Plancus qui l’apprend alors qu’il n’est qu’à 20 000 pas d’elles. Il revient alors, toujours à marche forcée à Grenoble. On sait tout cela grâce à l’abondante correspondance échangée avec Cicéron et, notamment, la célèbre lettre du 6 juin 43 avant J. C. écrite expressément de « Cularone ex finibus Allobrogum ». Il a repassé l’Isère et détruit le pont pour que les armées de Lépide et d’Antoine ne puissent la franchir. Il attend Brutus qui arrivera le 8 juin à Cularo. La grande problématique est de savoir où étaient ces cams de Cularo que Plancus nomme au moins quatre fois « castris ad Isaram » ou « castris ad Cularonem » : 50 000 hommes au moins y ont séjourné près de trois mois et ce nombre doit être porté à 150 000 hommes du 8 juin au 28 juillet 43. J’ai longuement expliqué dans « Grenoble antique » que le pont de Plancus, construit en un jour « ponte uno die facto » devait être semblable à celui construit par César sur le Rhin en 10 jours, largement décrit dans le livre IV du Bellum Gallicum.

Son emplacement, selon toutes probabilités, était bien ici même si l’emplacement des camps légionnaires demeure un mystère. Tout au plus sait-on qu’ils étaient situés sur la rive droite de l’Isère.

Même si les textes font ensuite défaut, il faut conjecturer nécessairement un pont entre les deux rives dès lors que Cularo deviendra un vicus sur la voie de Vienne à Rome puis un chef lieu de civitas.

Sans doute fut-il reconstruit plusieurs fois à l’époque romaine. Toujours est-il que le pont construit sous Saint Hugues vers 1120 aurait, selon la tradition, remplacé un pont du 3ème siècle. Ensuite, emporté plusieurs fois par les eaux, le pont fut toujours reconstruit au même endroit, notamment en 1267, en 1656, en 1785, en 1836 et enfin le pont suspendu actuel.

En 1978, lors des dragages effectués rive gauche pour l’établissement du collecteur d’eaux usées, on a découvert deux inscriptions, l’une du 1er siècle, l’autre du 2ème siècle, qui avaient sans doute été remployées dans le pont romain du 3ème siècle…

 

L’agglomération double :

 

Les anciens historiens situaient Cularo sur la rive droite de l’Isère, eu égard notamment au fait qu’il paraissait alors improbable que les Allobroges n’aient pas choisi pour s’établir un site d’oppidum que seule la rive droite pouvait offrir.

J. J. Champollion Figeac le premier devait soutenir et développer une thèse inverse : arguant de la lettre de Munatius Plancus qui, selon lui, démontrait que le territoire Allobroge se terminait sur la rive droite de l’Isère, il situait Cularo sur la rive gauche mais en territoire voconce.

A. Prudhomme, pourtant visionnaire sur bien des points, considérait également que les habitudes des Allobroges ne pouvaient que les conduire à s’installer sur un site d’habitat protégé qu’il voyait, nécessairement, sur la rive droite, allant même jusqu’à vouloir démontrer que le berceau de Grenoble se situait précisément dans la partie occupée aujourd’hui par le quai Perrière et la rue Saint Laurent.

Il est frappant de constater que cette opinion a perduré et qu’elle prévalait récemment encore auprès d’historiens et archéologues contemporains : ainsi, G. Chapotat qui hésitait entre la rive gauche et la rive droite mais que l’on sentait enclin à opter pour cette dernière et, plus récemment encore, Raymond Girard pour qui la lettre de Plancus ne laissait aucun doute : Cularo était sur la rive droite.

Et pourtant, la géologie et l’archéologie s’accordent totalement : Cularo semble avoir pris naissance sur la rive gauche. Dans un long combat qui, sans doute, a du durer des millénaires, le Drac a repoussé l’Isère en un lit étroit, se faufilant au pied des escarpements lithoniques de la Bastille. Dompté par le « dragon », le « serpent » doit renoncer ici à ses caprices et, de ce fait, créer les conditions idoines pour permettre son franchissement. Alors que la rive droite de l’actuel quartier Saint Laurent, étiré entre la rivière et les abruptes pentes de la Bastille, n’offrait aucune garantie de sécurité pour y implanter un habitat, la rive gauche bénéficiait elle semble t-il d’un « tertre » s’élevant à quelques mètres à peine au dessus du niveau de la plaine entre deux bras dérivés du Drac, le Draquet et le Verderet ; de la rue Brocherie à la rue des Clercs par la place aux Herbes et la place Claveyson, cette plate forme de quelques hectares pouvait offrir un abri exigu mais hors d’atteinte des eaux : ceci a largement été vérifié lors des innombrables inondations qu’a subies Grenoble : lors des crues d’août 1525, les bouchers transportent leur commerce sur l’actuelle place aux Herbes ; le 14 novembre 1651, l’eau parcourt toute la ville, à l’exception des rues Brocherie et du Palais et la place aux Herbes. En 1773, les eaux qui emportent le pont de bois n’épargnent que l’îlot de cette même place et la place Claveyson. C’est encore ces deux places et la rue Brocherie qui seront protégées lors du « déluge de la Saint Crépin » en octobre 1778 et de même en novembre 1859 lorsque l’Isère élève sa cote de plus de cinq mètres.

Or, rappelle Raoul Blanchard, « c’est juste l’endroit où l’Isère, resserrée contre la montagne, possède son minimum de largeur et est le moins disponible à divaguer… ». C’est donc bien, selon lui, « sur la tête de ce tertre » que vient s’appuyer le pont romain, ajoutant : « rien n’empêche de croire que sur cet emplacement favorable est née la bourgade de Cularo ».

Faut-il rappeler enfin, comme déjà l’avait fait H. Müller, que si la rive droite n’a pas livré à ce jour de vestiges antérieurs à notre ère, la rive gauche par contre, et très précisément le cône de déjection identifié par R. Blanchard, a livré nombre d’objets des premiers temps de l’occupation romaine : fibules du 1er siècle avant notre ère, céramiques de la Tène, monnaies républicaines…

Même si l’hypothèse de la « tête de pont » est aujourd’hui contestée par des travaux récents (le « môle » n’étant semble t-il que du remblaiement humain et non un cône naturel), l’assimilation de Cularo avec la rive gauche de l’Isère est aujourd’hui l’interprétation dominante. Celle-ci ne s’oppose nullement du reste à l’existence, dans le même temps, d’un « village » de Chalemont sur la rive droite.

Les deux toponymes sont sans doute d’ailleurs d’aussi haute origine. Pour les auteurs de l’ « histoire de Grenoble » (direction V. Chomel) le caractère celtique du toponyme Cularo est assuré. Selon P. L. Rousset, Cularone peut se décomposer en « cul-ar-one » ; « cul », mot indo européen, est passé du sens « dos » au latin « cul », derrière, puis a évolué en patois vers « fond » et « creux ». Il est sans ambiguïté et ne peut être d’origine latine puisque le lieu s’appelait déjà de cette façon lorsque Munatius Plancus s’y arrêta. On retrouve encore ce mot aujourd’hui sous la forme « kul » et « kil » en irlandais et en gallois avec la signification « dos ».

Le franco provençal en des lieux retirés en a aussi gardé une trace ; ainsi, en Oisans, « ku » au dos de la montagne de l’Homme. Il signifie donc bien que le petit bourg d’alors était au dos, adossé à l’extrémité des derniers contreforts de la Chartreuse et non sur ceux-ci.

La syllabe « ar » pourrait être un élargissement que l’on retrouve en d’autres lieux tels Cadarossa, Caderousse, ou Cattarosco, Caderot en Provence.

Enfin, P. L. Rousset s’interroge même pour savoir si, en définitive, le petit bourg de Cularo et son maigre terroir n’occupaient pas les deux rives, notant à cette occasion que les toponymes de ce type se retrouvent en de nombreux « cul » : cula, culasson, culaz, cule, culée et autres reculées. Ainsi, localement, « Culas » au Moutaret et « les Culattes » à la Ferrière d’Allevard et à Chapareillan. Dans les trois cas, ce sont des croupes, des lieux adossés à des pentes ou à des rochers.

Chalamont, selon R. Blanchard, est le nom dans lequel il ne semble pas malaisé de retrouver la racine ibère « calma » qui a donné, dans les Alpes, tant de noms de lieux. P. L. Rousset y voit l’assemblage de deux termes indos européens : « chal » et « mont ». « Chal », très répandu, serait selon lui issu de la racine « calmis », la lande. Accolé avec « mont » c’est le pâturage de la montagne. Il imagine bien ces deux toponymes comme étant inséparables du mot qui leur était accolé « montée ». La montée de Chalemont c’est certes la voie de Vienne mais aussi le chemin qui donnait accès aux petits pâturages du mont Esson, du Jalla et du Rachais.

Le débat est-il pour autant clos ?

Si l’on est désormais assuré du sens qu’il convient de donner aux termes employés par Plancus dans sa lettre à Cicéron écrite d’ « ex finibus Allobrogum », il manque néanmoins encore la preuve définitive, irréfutable, permettant de situer avec certitude laquelle de la rive droite ou de la rive gauche a vu les premières origines urbaines de Cularo. Mais une telle preuve, même si une quasi certitude est désormais acquise en faveur de la rive gauche, existera t-elle jamais ?