PROMENADE
ARCHEOLOGIQUE DANS LE GRENOBLE ANTIQUE
Promenade conférence
effectuée le 20 mai 2000 sous la présidence des professeurs CHARRE et LARONDE
Point
1 : départ à la Maison du Tourisme :
Organiser
une promenade archéologique à Grenoble relève un peu de la gageure. C’est
pourtant ce que M. CHARRE, Président du Comité de Sauvegarde du Vieux Grenoble
m’a demandé d’organiser. Ne pouvant malheureusement pas ressusciter des
vestiges qui n’existent plus, j’attends de vous, dans ce périlleux exercice, un
large effort de conceptualisation des choses un peu abstraites qui seront
évoquées tout au long de cet après midi.
Mais,
préalablement et justement puisque nous sommes sur un site gallo romain, je
vous propose un premier exercice de conceptualisation. Ici même, en mars et
avril 1974, préalablement à la construction du parking et de l’Office du
Tourisme, ont été découverts d’importants vestiges d’un habitat ayant connu
plusieurs phases successives.
A
la plus ancienne, correspondaient des salles au sol en terre battues s’ouvrant
sur une supposée cour. Au second état, la demeure fut agrandie. La destruction
de cet habitat, situé extra muros, parait avoir résulté d’une probable
inondation avant la fin du 1er siècle. Ensuite, à la fin du siècle
suivant, semble avoir eu lieu une phase de reconstruction qui subsistera
jusqu’à la construction du rempart.
Un
très important matériel archéologique a été récupéré et, notamment, des enduits
peints de style pompéien, des amphores, de très nombreuses céramiques, des
objets en bois, en verre, en fer…
Point
2 : tour de la rue Lafayette : thème 1 : l’enceinte, les portes, les
poternes :
Grenoble
est l’une des nombreuses cités de la Gaule à avoir été dotée d’une enceinte au
bas empire. Tel n’était pas le cas pour la ville du haut empire, mais l’on sait
que les enceintes de cette période sont essentiellement des enceintes de
prestige, souvent d’origine coloniale : Arles, Fréjus, Orange, Nîmes,
Autun, Vienne, par exemple.
Cularo jusqu’à la fin du 3ème
siècle fut donc une « ville ouverte » d’une superficie beaucoup plus
importante que la ville remparée, environ
Sa
forme était de type ovale, forme assez rare dont on ne connaît qu’une douzaine
d’exemples parmi lesquels, Sens, Senlis, Bourges, Périgueux, Reims, Dijon ou
Gap.
Ses
dimensions,
Sur
les 85 enceintes connues pour le bas empire, Grenoble se situe au 46ème
rang, au même niveau que des cités plus prestigieuses : Evreux, Tours, Anagers, le Mans, Paris… ou encore Autun dont l’enceinte du
haut empire enserrait pourtant
Des
parties qui ont été repérées, notamment en 1962 lors du prolongement de la rue
de la République, on peut dégager les caractéristiques suivantes : base
des tours et du rempart reposant sur un fort lit de gros galets ovoïdes
recouverts de mortier à tuileau, épaisseur des murs de 4,50 à
Le
nombre exact de tours n’est pas connu mais les estimations vont de 30 à 39.
Généralement semi circulaires, elles avaient un diamètre moyen de
Son
tracé est parfaitement connu car elle a subsisté jusqu’en 1591 date de son
arasement sur l’ordre de Lesdiguières. Peu de vestiges sont aujourd’hui
apparents mais l’on peut aisément en faire le tour, en partant de la place
Sainte Claire et en suivant des clous posés au sol avec la mention :
« enceinte de Cularo 3ème
siècle ».
La
tour de la rue Lafayette est la seule subsistante des trois qui furent mises au
jour avec
La
poterne visible à droite de la tour semble avoir été ouverte à l’époque
médiévale car, à l’époque romaine, une poterne existait près de la tour
suivante, à environ
L’enceinte
était percée de deux portes de prestige qui commandaient l’une, la voie de Vienne,
l’autre, la voie de Rome. Toutes deux étaient surmontées d’une inscription
monumentale :
« Nos
maîtres, l’empereur César Gaius Aurélius Valerius Diocletianus, pieux,
heureux, invincible, Auguste et l’empereur César Marcus Aurelius
Valerius Maximiamus, pieux,
heureux, invincible, Auguste, après qu’aient été construits grâce à leur
prévoyance et achevés les murs de Cularo avec leurs
bâtiments intérieurs ont ordonné que la Porte Viennoise soit appelée
Herculéenne (première inscription)… Que la Porte Romaine soit appelée Jovienne
(seconde inscription) ».
Ces
portes, qui constituaient l’aspect le plus monumental de l’enceinte,
remployaient des blocs de calcaire arrachés à des monuments antérieurs
abandonnés et des inscriptions funéraires comme d’ailleurs la plupart des
fortifications urbaines de cette période. Ainsi surmontées de leur inscription
monumentale, ces portes s’assimilaient-elles à des arcs de triomphe comme à Aix
en Provence, Apt, Arles, Avignon, Béziers, Vaison la
Romaine et Vienne en Narbonnaise.
La
porte Viennoise ou Herculea était située place Notre
Dame, perpendiculairement à la façade de la cathédrale et aux bâtiments situés
aux numéros 4 et 6 de cette même place. Ses substructions ont été retrouvées en
1991 et sont partiellement conservées dans la crypte archéologique.
La
porte Romaine ou Jovienne (ou encore Traine) était située au début de la place
Grenette, coté Grande Rue, à peu près à l’emplacement de l’actuelle fontaine.
Le
problème de la datation de l’enceinte :
On
l’a vu, l’enceinte de Grenoble est quasiment la seule enceinte des Gaules à
pouvoir être datée grâce à ses dédicaces. Mais d’aucuns se sont interrogés pour
savoir si elles s’appliquaient exclusivement aux portes ou si elles devaient
s’entendre pour l’ensemble. On est même allé jusqu’à imaginer que Dioclétien et
Maximien auraient seulement fait don des portes seules qui auraient ainsi été
percées dans une muraille antérieure. Mais tel n’est pas le sens des
inscriptions.
Jusqu’à
récemment, tout le monde s’accordait à considérer que les portes et l’enceinte
étaient bien contemporaines et qu’elles dataient d’une période comprise entre
avril 285 et mai 293. Schuermans, prenant argument du
mot « jusserunt » (ont ordonné) qui termine
les deux inscriptions des portes, en a déduit que l’enceinte datait de 288 ou
d’une date légèrement postérieure et qu’elle avait été édifiée en application
d’une supposée loi des deux empereurs visant à fortifier les villes.
Conception,
mise en œuvre et achèvement de ce lourd programme sauraient donc pris place
entre 285 et 293. Or les indications chronologiques fournies par la fouille
dans le secteur de la place Notre Dame invitent à considérer avec
circonspection cette datation admise. En toute logique, la datation par
dendrochronologie des pieux de fondation du rempart aurait dû indiquer le début
de la construction. Or celle-ci fournit une fourchette comprise entre 130 et
270 après J. C. Quant à la datation au radiocarbone, elle fournit la date
surprenante de 146 après J. C. Cette datation est-elle erronée ou faut-il
penser qu’il a pu exister dans cette zone des vestiges construits au haut
empire et que l’un d’eux ait été détruit à l’exception de sa fondation en bois
dès lors intégrée au soubassement de l’enceinte ?
S’agissait-il
d’une porte isolée du haut empire à l’entrée de la ville et au point
d’aboutissement d’une voie si importante qu’elle ait déterminé la trame
orthogonale de l’habitat et dont la porte Viennoise aurait repris le strict
emplacement ?
Par
ailleurs, les monnaies retrouvées dans les remblais apportés pour la
construction de l’enceinte s’échelonnent de 267 à 282. Plus a l’est a été
trouvé un antoninianus de Claude II le Gothique émis
en
Dès
lors, on pense aujourd’hui que seul l’achèvement de l’enceinte aurait eu lieu
sous ce règne, le début de la construction devant être reporté au plus tôt sous
Claude II ou, plus vraisemblablement, sous Probus (276-282) « restaurateur
des Gaules », selon la formule de Camille Jullian.
Point
3 : place Sainte Claire :
L’enceinte
a été repérée dans les caves de l’immeuble 16 place Sainte Claire faisant angle
avec la galerie Sainte Claire. Une fouille de
Au
n° 3 de la place, on a découvert en 1896 une inscription à Maïa, également
exposée au même musée. Le sol romain est ici à 1,50 ou
Point
4 : place des Tilleuls : thème 2 : l’habitat intra muros :
Outre
l’habitat découvert lors du prolongement de la rue de la République et celui de
la place Sainte Claire déjà évoqués, de nombreux sites d’habitat sont
connus : rue Jean François Hache, rue Président Carnot (habitat avec
thermes en enduits peints), rue Pierre Duclos, rue Bayard, place aux Herbes,
rue des Clercs, rue Valbonnais, Grande Rue aux n° 8,
10, 12, 15 et 17 avec des thermes possibles et place Notre Dame.
Mais,
dans la zone intra muros, on connaît très peu de vestiges de constructions
publiques : un égout rue du Président Carnot, peut être un atelier de
foulon au n° 2 de la même rue et peut être également un atelier de potier vers
la rue de la République. Mais où étaient les temples, les bâtiments du 40ème
des Gaules et le ou les édifices de spectacles ?
Au
titre des objets remarquables exhumés du sous sol on peut citer : un buste
d’enfant (rue Hache), un mercure (près du baptistère), un torse de statue (sous
la cathédrale), des bagues en or (Grande Rue), un collier en or (place Sainte
Claire), une perle en émeraude (rue Pierre Duclos), des coupes en verre,
quelques objets en marbre, en bois, en cuivre. Des fibules en bronze et un simpulum (rue Carnot), de la céramique abondante un peu
partout, dont un médaillon d’applique représentant un aurige, un acteur et un
gladiateur, des amphores, des lampes, des mortiers, des pesons, des monnaies
depuis l’époque gauloise jusqu’à la fin de l’époque gallo romaine.
Point
5 : parvis de la cathédrale :
Nous
sommes assurément ici sur l’emplacement de l’un des sites antiques les plus
importants de Grenoble – sinon le plus important – occupé sans discontinuité du
1er siècle avant notre ère à nos jours.
La
porte Viennoise, comme l’indique son nom, permettait d’accéder à la ville
romaine intra muros lorsque l’on arrivait à Cularo
par la voie de Vienne. Elle était située perpendiculairement à la façade de la
cathédrale et aux bâtiments situés aux n° 4 et 6. Ce monument subsista avec
sans doute beaucoup d’altérations jusqu’à l’écroulement de la tour médiévale de
l’Evêché qui prolongeait sa tour est le 24 septembre 1802 ; Elle Fut
démolie progressivement jusqu’en 1810. Prudhomme dit que « son inscription
fut ensevelie par mégarde dans les fondations de la maison portant le n° 6 de
la place Notre Dame ». 20 des inscriptions antiques de Grenoble
proviennent des murs et fondations de cette porte. Son emprise au sol est
parfaitement connue grâce aux plans très précis de l’évêché dressés à l’époque
révolutionnaire en vue de la vente au titre des biens nationaux. Elle est de
nouveau matérialisée au sol (clous). Selon H. Müller, ses fondations furent
partiellement dégagées à
Les
substructions sont aujourd’hui en partie conservées dans la seconde salle de la
crypte archéologique.
A
De
l’autre coté de la place, la maison dite « des Colonnes » doit son
nom aux deux paires de colonnes qui flanquent l’entrée. Elle fut construite en
1811 par François Claude Jayet avec les matériaux de l’édifice médiéval dit
« tour de l’Evêché » qu’il avait fait abattre car il menaçait ruine.
L’inscription dédicatoire de la porte Viennoise serait toujours dans les
fondations de cette demeure avec divers matériaux de la porte. Selon la plupart
des auteurs, au moins 1 colonne serait romaine. 2 selon Blanchet, les 4 selon
Paul Dreyfus.
Le
groupe cathédral :
Dès
le haut empire, ce quartier est urbanisé : les traces les plus anciennes
datent du 1er siècle avant notre ère, peut être même le
second : habitat primitif aux murs de terre construits sur des solins
maçonnés avec toiture en chaume ou en bardeau ( - 186 à – 54 avant J. C.). Au
milieu du 1er siècle de notre ère, cet habitat coexiste avec un
bâtiment trapézoïdal dont la fonction n’est pas connue. A cette même époque est
érigé un autre bâtiment avec un sol en terrazzo. Aux
2ème et 3ème siècles, tout le secteur est construit et l’ilôt est bordé à l’ouest par une ruelle. Une partie de ces
bâtiments sera détruite lors de la construction de l’enceinte. Peu après, dans
le courant du 4ème siècle (340 – 350 ?) apparaissent les premiers
bâtiments d’une communauté chrétienne structurée. En 381 (règne de Gratien) il
est fait mention d’un évêque de Grenoble, Domninus,
au concile d’Aquilée. Est-ce le premier évêque ?
Dès
cette époque on a ici un dispositif de cathédrle
double, conservé au moyen âge par l’accolement des églises Notre Dame et Saint
Hugues, comme à Trêves, Genève ou Lyon. Les vocables de ces deux sanctuaires
sont Saint Vincent (qui deviendra Saint Hugues) et Sainte Marie. Le mur
septentrional de Saint Vincent n’est d’ailleurs autre que le rempart romain. Un
baptistère était conjecturé depuis longtemps mais il n’a été découvert qu’en
1989. Il présente de nombreux états successifs, le plus ancien pouvant remonter
à la période 387-388. Dès lors il subira au moins quatre transformations
jusqu’à sa destruction, pour des raisons que nous ignorons, au 10ème
ou au 11ème siècles.
Dès
son second état, le baptistère avait été doté d’un système d’adduction d’eau
sous pression amenant l’eau au centre de la cuve par un tuyau en plomb. Semble
alors garantie la prescription recommandant l’usage de l’eau vive en référence
au baptême du Christ dans le Jourdain. De ce fait, de tous les baptistères
connus (Poitiers, Riez, Aix, Fréjus, Nevers, Lyon, Genève, Venasque, Cimiez, Saint Maximin…) celui de Grenoble parait unique.
Point
n° 6 : Place aux Herbes, thème : la trame viaire :
Dès
le haut empire, l’agglomération antique couvrait une surface nettement
supérieure à celle qui fut enserrée dans l’enceinte. Cette première
agglomération (celle dont parle Munatius Plancus ?) s’étendait au sud est de l’enceinte, rue
Hache et rue Bayard et au sud ouest rue Bressieux,
rue Raoul Blanchard, parking Philippeville, rue de la République, rue Vicat,
rue Expilly, place Jean Achard…
La
trame viaire régit fort souvent dans les villes romaines les dimensions des insulae. On connaît toutes sortes de modules :
-
carrés
(Arles, Narbonne, Valence…)
-
rectangulaires
(Augst, Avenches, Nyon…).
Les
dimensions sont très variables.
Parmi
les plus petites, de type colonial, Lyon 40 x
Parmi
les intermédiaires, Valence 62,5 x
Parmi
les grandes, Genève 120 x
Et
parmi les très grandes, Saintes 120 x
Le
professeur LARONDE a tenté en 1976 dans l’Histoire de Grenoble une restitution
du réseau viaire de Grenoble en distinguant les axes repérés et les axes
supposés d’après le tracé des rues du centre ville. Ainsi peut-on voir un axe
nord sud (de la Grande Rue à la rue Renauldon) et un
axe est ouest (rue Brocherie, place aux Herbes, rue
du Palais). Ces axes étaient recoupés perpendiculairement par d’autres voies
(rues Barnave, des Clercs, Jean Jacques Rousseau), l’ensemble formant un plan
en damier orienté selon les quatre points cardinaux. Des rues aujourd’hui
disparues auraient pu prolonger les îlots ainsi formés que le professeur
LARONDE évalue à
Des
voies urbaines pavées ont été identifiées rue du Président Carnot, place Sainte
Claire, rue Philis de la Charce,
rue de la République, Grande Rue et place Notre Dame.
Point
n° 7 : Jardin de Ville, thèmes : l’enceinte et l’habitat extra muros :
L’enceinte
est matérialisée au sol rue Hector Berlioz et place de Gordes (clous). La tour
dite « du trésor » est en partie gallo romaine comme le montre une
découpe de son revêtement. L’enceinte sert de soubassement à l’ancien hôtel de
Ville puis sa crête est partiellement visible à mi hauteur des bâtiments
ouvrant sur le Jardin de Ville, au fond de la cour de l’école maternelle et
sous la terrasse de l’ancienne demeure du docteur Gagnon. Les parties encore visibles
laissent voir la maçonnerie en blocage mais le parement originel en petits
moellons n’existe plus.
La
Porte Romaine ou Jovienne, ouvrant sur la route de Rome par l’Oisans, se
situait vers l’actuelle fontaine de la place Grenette. Démolie en 1594, elle a
livré 25 inscriptions lapidaires.
L’habitat
extra muros :
Si
la ville remparée du 3ème siècle ne couvrait que
Le
site de l’ancienne halle, dans l’îlot délimité par les rues Raoul Blanchard,
Lafayette, de la République et Philis de la Charce a livré entre 1909 et 1913 des habitations sans
doute assez luxueuses (fresques). L’occupation de ce quartier, commencée au
début de l’époque augustéenne a duré au moins jusqu’au 3ème siècle.
C’est, à ce jour, l’un des plus anciens secteurs d’habitat identifiés.
Enfin,
un important habitat suburbain existait rive droite, non loin de la maison de
Guy Pape, près de la voie romaine de Vienne.
Point
n° 8 : place de la Cymaise, thèmes : le port, le pont,
l’agglomération double :
Ici
débutait la voie de Grenoble à l’Italie par le Petit Saint Bernard, bordée de
nécropoles, de silos et peut être d’entrepôts fluviaux. Une dizaine
d’inscriptions lapidaires y ont été découvertes, dont celle de Veratia Lucina, conservée dans la
cour d’un immeuble.
Sur
l’autre rive, vers la place de Bérulle, des travaux effectués en 1899 ont fait
découvrir une grande quantité d’amphores brisées, de nombreuses tuiles et
autres vestiges. Ceci a conduit à s’interroger sur l’éventualité d’horrea fluviaux qui auraient pu être installés à cet
emplacement au bord de l’Isère dont Dion Cassius indique au premier siècle
avant notre ère qu’elle était navigable.
Le
pont : j’ai
consacré une conférence spécifique à l’histoire de ce fameux pont. Il ne
saurait bien évidemment être question de la reprendre ici. Tenons nous en aux
points essentiels.
L’endroit
où nous sommes était, selon toutes probabilités, il y a de cela plus de 2000
ans le site le plus évident pour jeter un pont, l’endroit où l’Isère était
coincée entre la montagne et le cône de déjection de la rive gauche. Du reste,
du 1er siècle avant notre ère jusqu’au 19ème siècle, ce
pont fut le seul point de franchissement de l’Isère sur
En
43 avant notre ère, la république romaine vit ses derniers moments : Antoine,
après la guerre de Modène s’est enfui en Narbonnaise. Il est à Forum Voconii avec 5 légions et 5000 cavaliers. Lépide, encore
fidèle à la République, est de l’autre coté de l’Argens avec 7 légions. Munatius Plancus, gouverneur de
la Gaule Chevelue, exhorté par Cicéron a franchi le Rubicon fin avril 43 en
quittant sa province pour pénétrer dans celle de Lépide dont il se défie
grandement. Brutus à qui le sénat a confié le commandement des forces
républicaines a quitté Modène pour opérer une jonction avec Plancus.
Ce dernier, venant de Vienne, s’est arrêté à Cularo
et il hésite longuement sur la suite des opérations. Le 11 mai il se décide
enfin et choisit de rejoindre à marche forcée Lépide. Mais, pour ce faire, il
doit franchir l’Isère.
Ainsi
écrit-il à Cicéron (lettre X15 des Epistulae ad Familiares) : « Itaque
in Isara, flumine maximo, quod in finibus est Allobrogum, ponte une die facto, exercitum
ad quartum idus Maias traduxi »
« Ayant
construit en un jour un pont sur l’Isère, grand fleuve qui est aux frontières
des Allobroges, je l’ai traversé le 4 des ides de mai avec mon armée ».
Le
reste des évènements étant assez compliqué je ne ferai que schématiser les
faits : 48 heures après, Plancus revient à Cularo et écrit à Cicéron que n’ayant pas confiance en
Lépide il est revenu « in castris ad Isaram ». Mais le 18 mai il refranchit l’Isère après
avoir fortifié le pont et laissé une légion à sa surveillance. A marches
forcées il pense joindre en 8 jours Lépide par la vieille piste nord sud que Pline mentionne comme étant aménagée dès le 3ème
siècle avant notre ère. Mais, entre temps, Lépide a fait jonction avec Antoine
et les deux armées se retournent contre Plancus qui
l’apprend alors qu’il n’est qu’à 20 000 pas d’elles. Il revient alors,
toujours à marche forcée à Grenoble. On sait tout cela grâce à l’abondante
correspondance échangée avec Cicéron et, notamment, la célèbre lettre du 6 juin
43 avant J. C. écrite expressément de « Cularone
ex finibus Allobrogum ».
Il a repassé l’Isère et détruit le pont pour que les armées de Lépide et
d’Antoine ne puissent la franchir. Il attend Brutus qui arrivera le 8 juin à Cularo. La grande problématique est de savoir où étaient
ces cams de Cularo que Plancus nomme au moins quatre fois « castris ad Isaram » ou
« castris ad Cularonem » :
50 000 hommes au moins y ont séjourné près de trois mois et ce nombre doit
être porté à 150 000 hommes du 8 juin au 28 juillet 43. J’ai longuement
expliqué dans « Grenoble antique » que le pont de Plancus,
construit en un jour « ponte uno die
facto » devait être semblable à celui construit par César sur le Rhin en
10 jours, largement décrit dans le livre IV du Bellum
Gallicum.
Son
emplacement, selon toutes probabilités, était bien ici même si l’emplacement
des camps légionnaires demeure un mystère. Tout au plus sait-on qu’ils étaient
situés sur la rive droite de l’Isère.
Même
si les textes font ensuite défaut, il faut conjecturer nécessairement un pont
entre les deux rives dès lors que Cularo deviendra un
vicus sur la voie de Vienne à Rome puis un chef lieu
de civitas.
Sans
doute fut-il reconstruit plusieurs fois à l’époque romaine. Toujours est-il que
le pont construit sous Saint Hugues vers 1120 aurait, selon la tradition,
remplacé un pont du 3ème siècle. Ensuite, emporté plusieurs fois par
les eaux, le pont fut toujours reconstruit au même endroit, notamment en 1267,
en 1656, en 1785, en 1836 et enfin le pont suspendu actuel.
En
1978, lors des dragages effectués rive gauche pour l’établissement du
collecteur d’eaux usées, on a découvert deux inscriptions, l’une du 1er
siècle, l’autre du 2ème siècle, qui avaient sans doute été
remployées dans le pont romain du 3ème siècle…
L’agglomération
double :
Les
anciens historiens situaient Cularo sur la rive
droite de l’Isère, eu égard notamment au fait qu’il paraissait alors improbable
que les Allobroges n’aient pas choisi pour s’établir un site d’oppidum que
seule la rive droite pouvait offrir.
J.
J. Champollion Figeac le premier devait soutenir et développer une thèse
inverse : arguant de la lettre de Munatius Plancus qui, selon lui, démontrait que le territoire
Allobroge se terminait sur la rive droite de l’Isère, il situait Cularo sur la rive gauche mais en territoire voconce.
A.
Prudhomme, pourtant visionnaire sur bien des points,
considérait également que les habitudes des Allobroges ne pouvaient que les
conduire à s’installer sur un site d’habitat protégé qu’il voyait,
nécessairement, sur la rive droite, allant même jusqu’à vouloir démontrer que
le berceau de Grenoble se situait précisément dans la partie occupée
aujourd’hui par le quai Perrière et la rue Saint Laurent.
Il
est frappant de constater que cette opinion a perduré et qu’elle prévalait
récemment encore auprès d’historiens et archéologues contemporains :
ainsi, G. Chapotat qui hésitait entre la rive gauche
et la rive droite mais que l’on sentait enclin à opter pour cette dernière et,
plus récemment encore, Raymond Girard pour qui la lettre de Plancus
ne laissait aucun doute : Cularo était sur la
rive droite.
Et
pourtant, la géologie et l’archéologie s’accordent totalement : Cularo semble avoir pris naissance sur la rive gauche. Dans
un long combat qui, sans doute, a du durer des millénaires, le Drac a repoussé
l’Isère en un lit étroit, se faufilant au pied des escarpements lithoniques de la Bastille. Dompté par le
« dragon », le « serpent » doit renoncer ici à ses caprices
et, de ce fait, créer les conditions idoines pour permettre son franchissement.
Alors que la rive droite de l’actuel quartier Saint Laurent, étiré entre la
rivière et les abruptes pentes de la Bastille, n’offrait aucune garantie de
sécurité pour y implanter un habitat, la rive gauche bénéficiait elle semble t-il
d’un « tertre » s’élevant à quelques mètres à peine au dessus du
niveau de la plaine entre deux bras dérivés du Drac, le Draquet
et le Verderet ; de la rue Brocherie
à la rue des Clercs par la place aux Herbes et la place Claveyson,
cette plate forme de quelques hectares pouvait offrir un abri exigu mais hors
d’atteinte des eaux : ceci a largement été vérifié lors des innombrables
inondations qu’a subies Grenoble : lors des crues d’août 1525, les
bouchers transportent leur commerce sur l’actuelle place aux Herbes ; le
14 novembre 1651, l’eau parcourt toute la ville, à l’exception des rues Brocherie et du Palais et la place aux Herbes. En 1773, les
eaux qui emportent le pont de bois n’épargnent que l’îlot de cette même place
et la place Claveyson. C’est encore ces deux places
et la rue Brocherie qui seront protégées lors du
« déluge de la Saint Crépin » en octobre 1778 et de même en novembre
1859 lorsque l’Isère élève sa cote de plus de cinq mètres.
Or,
rappelle Raoul Blanchard, « c’est juste l’endroit où l’Isère, resserrée
contre la montagne, possède son minimum de largeur et est le moins disponible à
divaguer… ». C’est donc bien, selon lui, « sur la tête de ce
tertre » que vient s’appuyer le pont romain, ajoutant : « rien
n’empêche de croire que sur cet emplacement favorable est née la bourgade de Cularo ».
Faut-il
rappeler enfin, comme déjà l’avait fait H. Müller, que si la rive droite n’a
pas livré à ce jour de vestiges antérieurs à notre ère, la rive gauche par
contre, et très précisément le cône de déjection identifié par R. Blanchard, a
livré nombre d’objets des premiers temps de l’occupation romaine : fibules
du 1er siècle avant notre ère, céramiques de la Tène,
monnaies républicaines…
Même
si l’hypothèse de la « tête de pont » est aujourd’hui contestée par
des travaux récents (le « môle » n’étant semble t-il que du
remblaiement humain et non un cône naturel), l’assimilation de Cularo avec la rive gauche de l’Isère est aujourd’hui
l’interprétation dominante. Celle-ci ne s’oppose nullement du reste à l’existence,
dans le même temps, d’un « village » de Chalemont
sur la rive droite.
Les
deux toponymes sont sans doute d’ailleurs d’aussi haute origine. Pour les
auteurs de l’ « histoire de Grenoble » (direction V. Chomel) le caractère celtique du toponyme Cularo est assuré. Selon P. L. Rousset, Cularone
peut se décomposer en « cul-ar-one » ;
« cul », mot indo européen, est passé du sens « dos » au
latin « cul », derrière, puis a évolué en patois vers
« fond » et « creux ». Il est sans ambiguïté et ne peut être
d’origine latine puisque le lieu s’appelait déjà de cette façon lorsque Munatius Plancus s’y arrêta. On
retrouve encore ce mot aujourd’hui sous la forme « kul »
et « kil » en irlandais et en gallois avec la signification
« dos ».
Le
franco provençal en des lieux retirés en a aussi gardé une trace ; ainsi,
en Oisans, « ku » au dos de la montagne de
l’Homme. Il signifie donc bien que le petit bourg d’alors était au dos, adossé
à l’extrémité des derniers contreforts de la Chartreuse et non sur ceux-ci.
La
syllabe « ar » pourrait être un
élargissement que l’on retrouve en d’autres lieux tels Cadarossa,
Caderousse, ou Cattarosco, Caderot
en Provence.
Enfin,
P. L. Rousset s’interroge même pour savoir si, en définitive, le petit bourg de
Cularo et son maigre terroir n’occupaient pas les
deux rives, notant à cette occasion que les toponymes de ce type se retrouvent
en de nombreux « cul » : cula, culasson,
culaz, cule, culée et autres reculées. Ainsi,
localement, « Culas » au Moutaret et
« les Culattes » à la Ferrière d’Allevard
et à Chapareillan. Dans les trois cas, ce sont des
croupes, des lieux adossés à des pentes ou à des rochers.
Chalamont,
selon R. Blanchard, est le nom dans lequel il ne semble pas malaisé de
retrouver la racine ibère « calma » qui a donné, dans les Alpes, tant
de noms de lieux. P. L. Rousset y voit l’assemblage de deux termes indos européens : « chal »
et « mont ». « Chal », très
répandu, serait selon lui issu de la racine « calmis », la lande.
Accolé avec « mont » c’est le pâturage de la montagne. Il imagine
bien ces deux toponymes comme étant inséparables du mot qui leur était accolé
« montée ». La montée de Chalemont c’est
certes la voie de Vienne mais aussi le chemin qui donnait accès aux petits
pâturages du mont Esson, du Jalla
et du Rachais.
Le
débat est-il pour autant clos ?
Si
l’on est désormais assuré du sens qu’il convient de donner aux termes employés
par Plancus dans sa lettre à Cicéron écrite d’
« ex finibus Allobrogum »,
il manque néanmoins encore la preuve définitive, irréfutable, permettant de
situer avec certitude laquelle de la rive droite ou de la rive gauche a vu les
premières origines urbaines de Cularo. Mais une telle
preuve, même si une quasi certitude est désormais acquise en faveur de la rive
gauche, existera t-elle jamais ?