Conférence du 1er Avril
2000 aux A. D. I.
Sous
la présidence d’André LARONDE, professeur à la Sorbonne
Pourquoi une ville est-elle née à
cet emplacement ? Ou, autrement dit, - selon la formule de Raoul Blanchard
– pourquoi Grenoble ?
Les
rivières – Isère et Drac – pourraient apporter une réponse ; en effet,
descendant du Nord Est par le sillon alpin, l’Isère, en de nombreux méandres a,
peu à peu, modelé la vallée du Grésivaudan avant de se retourner entre
Chartreuse et Vercors. En ce point, les eaux du Drac, descendant du Sud au Nord
l’autre versant du sillon alpin, grossies de celles de la Gresse, parallèle à
son cours, et de La Romanche sont venues contenir celles de l’Isère au pied des
contreforts de la Chartreuse. Moins abondantes que celles de l’Isère, mais plus
impétueuses du fait de sa déclivité, les eaux du Drac, en charriant des masses
de cailloux roulés, ont construit dans la plaine de Grenoble un vaste cône de
déjection, interdisant à l'Isère toute divagation et permettant ainsi son
franchissement par un pont, celui de Munatius Plancus, le premier connu mais
aussi celui qui lui a nécessairement succédé au cours de la longue période
gallo romaine, celui – succédant à un pont en bois – reconstruit sous Saint
Hugues, ceux de 1267, 1417, 1656, 1785 et le pont suspendu de 1837, d’abord en
bois puis en maçonnerie en 1909, toujours au même emplacement, en cet endroit
un peu particulier qui, jusqu’au 19ème siècle, fut le seul point de
franchissement de l’Isère de Pontcharra jusqu’à Rovon soit quasiment sur 100
km.
Carrefour
de vallées – donc d’axes de circulation remontant, pour certains, à la
protohistoire – et site de pont : tels sont les avantages naturels qui
peuvent expliquer l’installation des hommes sur le petit dôme alluvial, que
l’on croit aujourd’hui être d’origine anthropique, et dont le sommet correspond
à peu près à l’actuel place aux Herbes, le point haut à partir duquel, à l’abri
relatif des débordements incessants des deux cours d’eau, s’est développée la
ville au carrefour d’un certain nombre de voies de grande importance :
celle de Vienne à Rome par l’Oisans, celle du Petit Saint Bernard par la rive
droite de l’Isère, celle de Grenoble à Fréjus pour ne citer que les trois plus
importantes parmi les 8 ou 9 que l’on peut identifier.
C’est
dire combien le pont – qui va être au centre de cette troisième conférence –
est d’une importance considérable dans la naissance de Grenoble et dans son
développement ultérieur.
Je
vous propose de nous intéresser aujourd’hui – de manière quasi exclusive – au
premier pont, celui de Plancus, que l’on connaît assez bien au demeurant grâce
à des textes de toute première importance qui, de surcroît, permettent de
comprendre pourquoi Cularo, en 43 avant notre ère, joua un rôl si important
lors de la 3ème guerre civile, celle qui, finalement, allait sonner
le glas de la république romaine et donner naissance à l’ empire.
Nous
pourrons, si vous le voulez bien, examiner cela en deux grandes parties :
-
la première, que
j’ai intitulée « de la guerre de Modène à Cularo », étudiera le
contexte général de l’époque, les mouvements d’armée, le rôle de Plancus et
l’importance du site de Grenoble
-
la seconde qui
sera consacrée, pour l’essentiel, à ce fameux pont avec un comparatif – inédit
me semble t-il – entre les descriptions de Plancus à propos du pont sur l’Isère
dont il était si fier et le pont construit sur le Rhin, quelques années
auparavant, par César.
Puis,
après avoir brièvement évoqué la voie empruntée par Plancus, nous conclurons
par quelques considérations sur le personnage et sur le poids, au regard de
l’histoire, de ces évènements qui intéressent directement et au plus haut point
notre ville.
Naturellement,
comme cela a déjà été le cas lors des conférences précédentes, à la fin de
chacune de ces parties quelques cartes, schémas et illustrations seront
projetés.
1ère
partie : de la guerre de Modène à Cularo :
Pour
tenter de concrétiser, autant que faire se peut, une problématique un peu
compliquée, trois sous parties ont été envisagées :
-
tout d’abord, les
principaux protagonistes
-
ensuite, le
contexte général
-
puis la
chronologie de ces évènements
Je
précise, pour ceux qui auraient lu mon ouvrage, que cette conférence est
globalement inédite et qu’elle correspond à un chapitre que j’avais envisagé
d’écrire et qui aurait représenté une bonne trentaine de pages mais que j’ai dû
considérablement réséquer et réduire, en fait, au strict minimum, compte tenu
des contraintes d’édition.
Enfin,
une précision méthodologique, valable pour l’ensemble de la conférence
s’impose : tous les évènements dont nous allons parler se passent il y a
près de 20 siècles et demi : en 44 et 43 avant notre ère, les années 710
et 711 de Rome. Pour ne pas alourdir inutilement le propos je dirai 44, 43,
voire au delà, mais vous aurez toujours présent à l’esprit qu’il s’agit de la
période antérieure à notre ère. Dans le cas contraire j’apporterai la précision
nécessaire.
A
– les principaux protagonistes :
Tout
d’abord, celui grâce à qui nous connaissons si bien ces évènements :
-
MARCUS TULLIUS
CICERO, que vous connaissez bien évidemment et, qu’avec l’accord de M. Le
Professeur Laronde nous appellerons CICERON. Avocat, sénateur, consul,
philosophe et écrivain, auteur d’une œuvre écrite immense et en grande partie
conservée, notamment plus de 35 livres de correspondances, les « Epistolae
ad Familiares » de 44 et 43 serviront de large ossature à cette
conférence. Il a 63 ans à l’époque des faits et ne verra pas la fin de cette
funeste année 43 puisqu’il sera assassiné le 17 décembre.
-
MARCUS ANTONIUS,
nous dirons Marc Antoine. Consul en 44 avec César, il a 39 ans au moment des
faits. C’est, du reste, le meilleur général de l’époque. Ultérieurement il
renouera avec Octave, épousera Cléopâtre, la reine d’Egypte, avant de rompre
avec Octave et de se donner la mort en 30, peu après avoir été défait lors de
la bataille d’Actium.
-
MARCUS AEMILIUS
LEPIDUS, nous dirons Lépide. Maître de la cavalerie de César pour l’Occident,
associé en 46 au Consulat par celui ci, il a 35 ans à l’époque des faits et
gouverne la Gaule Transalpine, la Narbonnaise et l’Espagne Tarragonaise.
-
DECIMUS IUNUS
BRUTUS ALBINUS, Brutus, à ne pas confondre avec son cousin Marcus Iunius
Brutus, le fils adoptif de César et l’un de ses assassins. Mais, Brutus Albinus
fit également partie des conjurés, ce qui lui coûtera la vie fin 43. Brutus
avait été lieutenant de César en Gaule dès 58 et il le secondera jusqu’au siège
d’Alésia. Il a alors 38 ans et gouverne la Cisalpine.
-
CAIUS ASINIUS
POLLIO, Pollion. Orateur, poète, historien, correspondant régulier de Cicéron,
il avait accompagné César dans la campagne d’Espagne et celui ci l’avait placé
en 44 à la tête de la 1ère province d’Espagne. Il a 33 ans à
l’époque des faits.
-
CAIUS JULIUS
CAESAR OCTAVIANUS, Octavien ou Octave. Personnage considérable de l’histoire
romaine, Octave, né vers 63, est adopté en 45 par son grand oncle, Jules César,
dont il prend le nom. Il lui succède en 44 et nous verrons dans un instant de
quelle manière. A l’époque des faits il a environ 20 ans. En 27, il instituera
le Principat, en fait monarchie déguisée en République et le Sénat lui
décernera le titre d’Impérator Caesar Augustus. Auguste, c’est à dire le
majestueux, celui que l’on respecte, sera désormais son nom et il deviendra le
premier et l’un des plus illustres des 106 empereurs romains officiels. C’est
l’un des rares protagonistes évoqués qui mourra dans son lit, en 14 de notre
ère, à l’âge, assez exceptionnel pour l’époque, de 76 ans.
-
Enfin, LUCIUS
MUNATIUS PLANCUS. Légat de César en Gaule en 54, évoqué au livre 5 du Bellum
Gallicum, il le suit en Espagne en 49 puis en Afrique en 47. Il est nommé
gouverneur de la Gallia Comata, la Gaule Chevelue en 44. Il a alors entre 42 et
47 ans en raison de l’imprécision sur la date de sa naissance. L’année 43 sera
incontestablement sa plus grande année : commencée au camp de Confluent,
continuée par son séjour à Cularo, achevée à Rome par son triomphe au Capitole
et couronnée enfin par la dignité des dignités romaines : le consulat. Au
cours de cette même année, il aura également fondé la colonie de Raurica (Augst
près de Bâle) et celle de Lugdunum. Muniatus dit Plancus – aux pieds plats –
sera, bien évidemment, le personnage central de cette conférence.
Dans la confusion qui suit la mort de César, le 15
mars 44, deux figures émergent : le consul survivant, Marc Antoine et
Lépide. Antoine a pour lui l’armée d’Italie et, un instant, il paraît être le
successeur de César mais l’ouverture du testament de celui ci révèle qu’il
avait choisi pour héritier légitime, Octave, son fils adoptif.
Celui
ci, alors à Apollonia dans l’actuelle Albanie décide de rentrer à Rome pour
faire valoir son héritage. Antoine l’accueille très froidement d’autant
qu’après avoir fait revenir quatre de ses légions de Macédoine, il a,
unilatéralement, décidé d’échanger cette lointaine Province contre les Gaules
Cisalpine et Chevelue. Comme Brutus refuse de céder sa Province, Antoine, sans
plus de cérémonie, marche contre lui avec ses légions et, dès décembre 44,
l’assiège dans Mutina, Modène, en Emilie Romagne, place forte située entre
Parme et Bologne.
Les
nouveaux consuls, Hirtius et Pansa, faisant jonction avec l’armée levée par
Octave tentent alors de dégager Modène. Le Sénat, dans le même temps, informe
de ces évènements les gouverneurs des provinces transalpines, Lépide en
Narbonnaise et Plancus en Gaule Chevelue et leur enjoint de marcher sans tarder
contre Antoine.
Les
14 et 21 avril 43, Modène sera dégagée au prix d’âpres combats, au cours
desquels les deux consuls Hirtius et Pansa paieront de leur vie la défaite
d’Antoine qui parvient néanmoins à se dégager et à diriger, dès le 22 avril,
son armée en direction de la Narbonnaise.
La
première phase de ce que l’on appelle la « guerre de Modène » - terme
pouvant s’appliquer en fait à l’ensemble des opérations militaires de l’année
43 – est alors achevée. On a aussi considéré ces évènements comme étant la
« 3ème guerre civile ». Dion Cassius, quant à lui, parle
de « guerre d’Antoine ».
C
– en ce qui concerne la chronologie de ces évènements,
On connaît le détail précis des évènements qui vont
alors se dérouler grâce à la correspondance écrite par Cicéron ou reçue par lui
et, plus précisément, par 53 des 71 lettres couvrant la période septembre 44 /
juillet 43, conservées dans les livres X et XI des « Epistolae ad
Familiares » et dans le recueil de lettres dit « Ad Brutum ».
Ces
lettres, qui permettent de reconstituer une chronologie précise des évènements,
le rôle de Plancus et les raisons de son séjour prolongé à Cularo, se
répartissent ainsi :
-
13 lettres de
Cicéron à Plancus
-
12 lettres de
Plancus à Cicéron
-
3 lettres de
Pollion à Cicéron
-
3 lettres de
Lépide à Cicéron et 1 de Cicéron à Lépide
-
7 lettres de
Decimus Brutus à Cicéron et 6 de Cicéron à Decimus Brutus
-
4 lettres de
Cicéron à Marcus Brutus
-
2 lettres de
Cicéron à Furnius, homme de confiance de Plancus,
ainsi
qu’un fragment de lettre de Plancus au Sénat et un rapport conjoint de Plancus
et Brutus au Sénat.
J’ai
repris l’analyse de ces lettres avec un éclairage un peu inédit, visant à
mettre tout particulièrement en relief le rôle de Plancus et, surtout, celui
relatif à l’aspect stratégique que notre ville a joué lors de ces événement
dont l’enjeu était, bien évidemment, situé très au delà de l’Isère.
La
partie la plus importante est constituée de la correspondance échangée entre
Cicéron et Plancus : 25 lettres qui peuvent se diviser de deux
groupes : celles qui sont antérieures au séjour de Plancus chez les
Allobroges (8 lettres) et les 17 lettres écrites ou reçues en Narbonnaise.
On
n’entrera pas ici dans le détail des controverses qui se sont élevées pour
dater, à un jour près, chacune de ces lettres et pour en déterminer la
succession logique. On s’en tiendra, pour partie, à l’ordre proposé par
Sternkopf, en 1910, repris par le Doyen Paul Perrochat en 1957 et Paul Marie
Duval en 1957 et, pour partie à l’édition de 1996 de la correspondance de
Cicéron par « les Belles Lettres ».
Voici
maintenant, rapidement schématisée, la chronologie probable de ces évènements,
majeurs pour l’histoire de Rome et donc, considérables pour notre propre
histoire locale.
X 1 –
la lettre 1 de septembre 44 se place au moment où Cicéron, qui avait quitté
Rome, lassé de la vie politique, a rejoint la capitale. C’est également à cette
période qu’il à prononcer ses « Philippiques » - ainsi intitulées par
analogie aux harangues de Démosthène contre Philippe II de Macédoine – qui
seront au nombre de quatorze, toutes dirigées contre Antoine et dont on a dit
qu’elles constituaient le dernier chef d’œuvre de l’éloquence républicaine.
Une
correspondance aussi suivie entre Cicéron et Plancus tient, sans doute, à deux
éléments fondamentaux :
-
les sentiments
quasi filiaux que Cicéron, qui avait été très lié avec son père, avait envers
Plancus, d’une part
-
et l’arrière
pensée de convertir celui ci à la cause républicaine contre la tentation de la
dictature, d’autre part.
Cette
correspondance met aussi en évidence le fait que Plancus était un lettré, formé
à l’art oratoire et donc largement digne d’être l’ami de Cicéron après avoir
été, sans doute, un peu aussi son disciple.
On
relèvera, en outre, l’excellence du réseau routier romain dès cette seconde
moitié du premier siècle avant notre ère : les courriers mettaient, en
effet, 15 jours au maximum pour joindre la Gaule Chevelue de Rome, 12 ou 13
jours de Cularo à Rome et 3 ou 4 jours au maximum de Cularo à la région de
Fréjus.
Dans
cette première lettre, que Plancus reçoit à son camp de Confluent, future
colonie de Lugdunum, Cicéron clame son ressentiment contre Antoine puis plaide
pour la république et, habilement, lie le consulat que Plancus attend plus que
toute autre chose, au maintien du régime républicain. Il fait également appel à
leurs relations privilégiées : « l’amitié que je t’ai vouée – dit-il
– dès ton enfance est due à mes relations avec ta famille établies dès avant ta
naissance… », ajoutant qu’ « elle s’est accrue avec le
temps ».
X 2 et X 3 – la seconde et la troisième lettre de Cicéron, datées
également de septembre 44, sont de la même veine. Tour à tour il flatte
Plancus : « on m’a parlé de tes talents militaires, de ta justice
dans le gouvernement de la Province, de ta prudence en toutes choses… » et
le met également en garde : « quelle plus belle occasion d’acquérir
la gloire que de défendre la République : il n’est rien qui puisse te
procurer plus de profit et plus de gloire, rien, parmi les choses humaines, qui
soit ou plus beau ou plus grand que de bien mériter de la République… ».
Il lui parle aussi de ses défauts, disant qu’on lui reproche « nimis servire temporibus » autrement
dit d’être trop souvent temporisateur.
X 4 –
Plancus répond fin novembre, début décembre 44 à Cicéron, s’excusant d’avoir
laissé interrompre la correspondance et protestant de son respect filial. Il
affirme son dévouement à la cause républicaine et précise, non sans fierté,
qu’il protège la Gaule, craignant, par ailleurs, un soulèvement. Il se mondre
enfin avide d’avoir des nouvelles des évènements qui se déroulent en Gaule
Citérieure et de « ce qui pourra se faire à Rome au mois de
janvier », c’est à dire l’officialisation de son consulat pour 42.
X 5 –
Cicéron, le sentant hésitant, l’exhorte peu après de manière encore plus
pressante : « je ne te conseille donc par seulement, cher Plancus,
mais encore je te prie de consacrer à la République toute la puissance de ton
esprit et tout l’élan de ton cœur… ». « Ainsi – ajoute t-il un peu
perfidement – ne pourra t-on plus dire que tu n’as obtenu les plus beau
résultats que grâce à ta fortune ».
Il
se passe, à partir de cette lettre, un hiatus que les historiens n’ont pas
expliqué. En effet, du milieu de décembre 44 jusqu’au 20 mars 43, nous n’avons
nulle trace de correspondance entre Plancus et Cicéron.
X 31 – le 16 mars 43, Pollion, d’Espagne, qui vient de recevoir une
lettre du consul Pansa qui l’appelle, s’excuse, auprès de Cicéron, de n’avoir
pas défendu activement la République mais plaide, dans le même temps, sa
cause : on l’a laissé sans ordre précis et il est fort loin de Modène et
de Rome !
XVII (fragments non répertoriés) – Dans le même temps – peu avant le 20
mars 43 – le Sénat avait reçu des lettres officielles de Plancus et de Lépide
–dont on ne dispose plus que de fragments – préconisant de faire la paix avec
Antoine ou, à tout le moins, de négocier avec lui plutôt que de faire la
guerre.
Ces
lettres, qui semblent avoir été fort peu appréciées par le Sénat, amènent
Cicéron à hausser quelque peu le ton.
X 6 –
tout d’abord, le 20 mars 43, à l’égard de Plancus : « c’est la
sympathie qui me pousse à t’écrire ainsi un peu sévèrement… », rappelant,
peu après, « en prenant cette règle de conduite – celle que propose
Cicéron – qui est digne de toi, tu reconnaîtras à l’usage qu’elle était la
vraie ».
X 27 – puis, sans doute le même jour, Cicéron écrit à Lépide :
« tu serais plus sage à mon avis en ne te mêlant pas d’une sorte de
pacification qui n’a l’assentiment ni du Sénat, ni du peuple, ni d’aucun non
citoyen ».
X 7 –
dans le même temps, Plancus – qui n’a, bien évidemment, pas encore reçu la
lettre du 20 mars de Cicéron – lui écrit, soucieux de sa gloire et de sa
dignité : « ce que je demande –lui dit-il – c’est de travailler pour
ma dignité et, après m’avoir attiré vers la gloire, en éveillant mes espérances
de stimuler pour jamais mon ardeur en les réalisant », ajoutant :
« je suis certain que tu en as tout autant le pouvoir que la
volonté ». Il rappelle enfin, une fois de plus –mais est-ce bien
réel ? – qu’il protège la Gaule.
X 8 –
vers le 23 mars, nouvelle lettre de Plancus qui, semble t-il, éprouve le besoin
de se justifier tant auprès de Cicéron que du Sénat d’avoir « tenu trop
longtemps en suspens l’attente de ses concitoyens et l’espoir que la République
plaçait en ses décisions ». Il précise que s’il n’a pas pris de décision
plus rapide c’est dans l’intérêt public : il lui fallait d’abord s’assurer
du loyalisme de l’armée, de la fidélité de beaucoup de cités et se ménager
l’appui de ceux qui étaient à la tête des provinces et des armées du voisinage
en vue d’augmenter ses effectifs militaires. Il dit avoir désormais sous ses
ordres cinq légions sur le courage et la fidélité desquelles la République peut
compter. Sa province – ajoute t-il – est calme et lui fournit cavalerie et
auxiliaires.
X 12 – le 11 avril 43, Cicéron, qui a alors reçu les lettres de Plancus,
le remercie de lui avoir fait connaître ses intentions et lui fait part de la
satisfaction du Sénat.
X 14 – interviennent alors, le 5 mai 43, une lettre de Cicéron à Plancus
l’exhortant « à détruire ce qu’il reste de l’armée d’ Antoine »
X 11, 11 – et une lettre de Brutus à Cicéron, datée du
lendemain, de Ligurie Alpestre, par laquelle celui ci indique avoir écrit à
Plancus – dont il défie par ailleurs, comme nous l’avons vu – et précise qu’il
attend des députés des Allobroges et de toute la Gaule qu’il affermira contre
Antoine qui devrait arriver pour faire – selon lui – sa jonction avec Lépide.
X 13 – vers le 10 mai, Cicéron – qui n’a pas encore reçu la dernière
lettre de Plancus – l’informe du Sénatus
Consulte pris sur sa proposition et en son honneur au reçu de sa lettre
l’informant du passage du Rhône (on ne connaît pas la nature précise des
honneurs décernés à Plancus) et l’exhorte, une nouvelle fois, à terminer la
guerre contre Antoine car, pour Cicéron, il est clair qu’Antoine ne s’est pas
enfui de Modène mais qu’il a seulement déplacé le théâtre des opérations.
X 15 (11 ou 12 mai 43) – dans le même temps (tout cela est sans doute un
peu compliqué mais on n’était loin du fax et d’Internet et, pour eux aussi, les
choses ne devaient pas être simple), Plancus qui, bien évidemment, ignore le
décret le couvrant de gloire écrit une longue lettre à Cicéron « cis Isaram u » d’en deçà de
l’Isère.
Il
a eu des négociations favorables avec Lépide. Le gouverneur de la Narbonnaise
résistera à Antoine mais, comme ses troupes sont insuffisantes, surtout en
cavalerie, Plancus a décidé de se porter à son secours pendant qu’il est,
dit-il, « dans de bonnes dispositions ». C’est dans cette fameuse
lettre que Plancus indique expressément : « Lépide m’a engagé sa foi
et dit que, s’il ne pouvait empêcher Antoine de pénétrer dans sa Province, il
entrerait en guerre contre lui. Il m’a demandé de le rejoindre – ajoute t-il –
et, ainsi « Itaqué in Isara,
flumino maximo, quod in finibus est Allobrogum, ponte une die facto, exercitum
ad quartum Idus Maias traduxi » (ayant construit en un jour un
pont sur l’Isère, grand fleuve qui est aux frontières des Allobroges, je l’ai
traversé le 4 des Ides de Mai avec mon armée ».
Cette
armée qui, selon Camille Jullian, ressemblait à celle que César avait menée à
la conquête du monde !
D’un
point de vue historique, cette lettre est d’une importance considérable :
Plancus jette, en un jour, un pont sur l’Isère qu’il qualifie de « grand
fleuve » (j’y reviendrai tout à l’heure), fait traverser son armée et,
apprenant que Lucius, frère d’Antoine, parti en reconnaissance avec de la
cavalerie s’est avancé jusqu’à Forum Iulii, envoie à sa rencontre son propre
frère, Plotius Plancus, avec ses cavaliers – il dit ici 4000 cavaliers – qu’il
suivra à grandes étapes avec 4 légions sans bagages et le reste de sa
cavalerie.
Se
posent ici deux problèmes importants :
-
la date précise
de l’événement : la cavalerie part, cela est indiscutable, après l’armée
et non avant, ce qui induirait alors qu’elle ait traversé l’Isère avant même
l’édification du pont, ce qui n’est pas vraisemblable. C’est pourquoi les
auteurs modernes ont proposé de corriger le manuscrit qui indique littéralement
que le pont aurait été franchi par l’armée « le 4ème jour avant
les Ides de Mai et que la cavalerie serait partie le 5ème jour avant
ces mêmes Ides, en subsistant à 4ème jour, 7ème jour
avant les Ides de Mai et en conservant pour la cavalerie le 5ème
jour, ce qui conduit à dater le pont du 9 mai et le départ de la cavalerie du
11 mai 43.
-
Et la situation
de Cularo, alors emplacé au sens littéral sur la rive droite : le très
lourd débat rive droite – rive gauche, largement traité dans mon ouvrage, n’a
pas lieu d’être évoqué ici.
X 21 – Intervient alors la lettre écrite par Plancus à Cicéron le 13 ou
le 14 mai du camp de l’Isère : « In
castris ad Isaram » : « je t’ai écrit – dit-il – que
j’avais confiance dans Lépide, mais celui ci vient de me faire savoir qu’il
pouvait mener l’affaire à bien par lui même et que je dois l’attendre au bord
de l’Isère ». Il ajoute : « je ne veux pas fournier à ces
traîtres pareille aubaine et exposer mes troupes en compromettant irrémédiablement
la situation… Je vais donc –poursuit-il – revenir en arrière et me cantonner
dans la défensive ». Mais il demande sans retard des troupes en renfort
pour sauver la République car son sort peut se jouer ici, sur les bords de
l’Isère.
X 34, X 34a – les 18 et 22 mai 43, du Sud Est de la Narbonnaise,
Lépide Cicéron qu’il a quitté son camp du Pont sur l’Argens (« Ponte
Argenteo ») pour gagner, à marche forcée, Forum Voconii où l’avant
garde d’Antoine, soit 5 légions avec 5000 cavaliers, campe au delà de l’Argens
et l’assure de sa loyauté envers le Sénat et la République.
X 18 – Mais, nouveau revirement, le 18 mai 43 ? Plancus informe
Cicéron qu’à la suite d’une nouvelle démarche de Lépide – qui, peut-être,
cherchait alors à lui tendre un piège – il quitte son camp de l’Isère ce même
jour, après avoir muni de deux ouvrages fortifiés les têtes du pont sur
l’Isère, laissant sur place des troupes suffisantes pour les défendre afin que
Brutus, en y arrivant avec son armée, puisse franchir la rivière sans retard.
« Quant à moi –ajoute t-il – j’espère que dans huit jours à dater de cette
lettre je ferai ma jonction avec les troupes de Lépide ».
X 17 – Peu après, dans une lettre écrite sans doute pendant qu’il
faisait route vers le Sud, Plancus indique à Cicéron qu’il sait qu’Antoine est
arrivé à Forum Iuli, cependant que Lépide, campé à 24 miles de là, à Forum
Voconii, l’attend. Le choix de Forum Voconii (aujourd’hui « les Blaïs
entre Vidauban et le Cannet des Maures dans le Var) par Lépide semble avoir été
déterminé par l’arrivée sur ce lieu de la route venant de Cularo, ce qui le
mettait en communication directe avec Plancus. « Porte toi bien »,
souhaite t-il à Cicéron, ajoutant, une fois encore « et défends ma
dignité ».
XI, 13 – Dans le même temps, Brutus, de Pollentia en Ligurie,
écrit à Cicéron qu’il a appris le déplacement d’Antoine. Il indique qu’il se
rend, à marche forcée, dans le pays des Allobroges et souhaite arriver avant
qu’il ne soit trop tard.
X 16, X 19, X 20 – Entre temps, Cicéron avait écrit à Plancus plusieurs
lettres pour l’informer de la satisfaction du Sénat au reçu de sa lettre du 11
mai, pour louer son très grand courage et son extrême habileté et pour lui
demander, enfin, si Lépide suivait la République ou optait pour Antoine.
Ironie
du sort, la dernière de ces lettres, datée du 29 mai 43, était écrite au moment
même où Lépide et Antoine faisaient leur jonction au Pont d’Argens.
X 35 – le lendemain, en effet (30 mai), Lépide écrit au Sénat que son
armée s’est soulevée et que « pour éviter de faire couler le sang des
citoyens il a joint ses forces à celles d’Antoine ».
X 33 – dans le même temps (début juin), Pollion, toujours très éloigné
de ces évènements, écrit à Cicéron, de Cordoue en Espagne Ultérieure, pour dire
qu’il reçoit des nouvelles alarmantes de Gaule et combien il déplore qu’on ne
l’ait pas appelé en Italie par le même décret que celui destiné à Plancus et à
Lépide, assurant que, si tel avait été le cas, « la République n’eut pas
reçu sa dernière blessure ». Il s’agissait là, en l’occurrence, non de la
jonction de Lépide et d’Antoine, mais de la fuite de ce dernier de Modène car
les courriers mettaient environ 40 jours pour parvenir à Pollion.
X 23 – Doit être placée, à ce moment crucial de l’enchaînement des évènements,
la célèbre lettre du 6 juin 43 de Plancus à Cicéron. Elle mérite large
attention car c’est la première à être expressément datée de Cularo :
« Octavo Idus Junias Cularone ex
finibus Allobrogum » : le 8ème jour avant les Ides
de Juin de Cularo en pays Allobroge. C’est une fort longue lettre, dans
laquelle Plancus cherche tout d’abord, à son habitude, à se justifier : il
ne veut pas qu’on l’inculpe de témérité et prend soin de rappeler pourquoi il
s’est lancé dans cette aventure : « je ne regretterai, mon cher
Cicéron, de m’être exposé aux plus grands dangers pour le service de la Patrie,
pourvu que, s’il m’arrive malheur, on ne le reproche pas à ma témérité. Je
confesserais mon imprudence si j’avais vraiment eu confiance en Lépide… Sur
quoi donc faire tomber le reproche ? Sur ma pudeur, vertu très périlleuse
dans la guerre qui m’a forcé de subir cette aventure ?… ».
Puis
il raconte ce qui c’est passé depuis son départ de Cularo : « je
craignais, en restant dans le même lieu, que mes ennemis pussent penser que ma
haine contre Lépide était trop grande et que je cherchais à prolonger la guerre
par mon inaction. C’est pour cela que j’ai fait avancer mes troupes presque en
vue de Lépide et que je ne me suis arrêté qu’à 40 miles pas d’eux, pour avoir
la possibilité de les approcher promptement ou de me retirer sans
difficultés ». La marche de sécurité était, somme toute, importante
puisque le pas, « passus » ou double pas romain, équivalait à 5
pieds, soit 1,47 m par pas. Plancus s’est donc arrêté à 59 km de Lépide !
Il justifie ensuite sa stratégie : « le terrain que j’avais choisi me
donnait pour barrière devant moi, un grand fleuve – le Verdon – que l’ennemi ne
pouvait passer sans perdre de temps. Derrière, j’avais les Voconces dont la
fidélité me répondait de tous les passages. Lépide, désespérant de me voir
arriver, avait fait alliance avec Antoine le 4 des kalendes de Juin et, le même
jour, tous deux s’étaient mis en marche dans ma direction. Ils n’étaient plus
qu’à 20 miles pas lorsque j’en fus informé. En un clin d’œil, grâce à la bonté
des dieux, tout fut disposé pour ma retraite et je pus l’effectuer sans avoir
l’air de fuir. Rien n’est resté en arrière et ces forcenés, qui croyaient déjà
tenir leur proie, ne purent saisir ni un fantassin, ni un cavalier, ni le
moindre bagage. La veilles des Nones de Juin – le 4 Juin – mes troupes avaient
toutes repassé de l’autre côté de l’Isère et pontisque quos feceram interrupi (les ponts que j’avais fait
jeter étaient rompus). Mes hommes auront ainsi le temps de se regrouper et je
pourrai faire ma jonction avec mon collègue – c’est de Brutus qu’il parle – que
j’attends sous trois jours ». Il précise enfin qu’il lui semble avoir bien
mérité de la République et, tout en témoignant, une fois de plus, sa fidélité à
Cicéron réclame la venue d’Octave avec ses troupes très solides.
XI 14 – Le 7 juin, Cicéron, dans un message à Brutus, lui
laisse entendre que les légions d’Afrique sont attendues. Où, quand,
comment ? Il ne s’y aventure guère.
XI 13a – Aux environs du 8 juin 43, les légions de Brutus
arrivent à Cularo. Peu après, Plancus et
Brutus envoient au Sénat un rapport officiel, daté de Cularone, qui ne nous est
que partiellement parvenu. Ils promettent de résister à l’attaque d’Antoine et
de Lépide s’il advient qu’ils puissent franchir l’Isère mais demandent au Sénat
de les pourvoir en troupes et en approvisionnement de toutes sortes.
Ad Brut. I, 10 – Peu après (mi juin), Cicéron, dans une lettre à
Marcus Brutus, campé en Macédoine, fait grief à son cousin, Decimus Brutus,
d’avoir laissé échapper la victoire par accumulation de fautes, ayant notamment
permis à Lépide d’avoir tout le temps de s’organiser. Il admet, toutefois, pour
sures son armée et celle de Plancus, qui disposent, de surcroît, de forces
gauloises loyales et considérables mais l’exhorte à accourir pour libérer de
manière décisive la République.
XI 25 – Ne négligeant décidément rien, Cicéron écrit,
quelques jours plus tard (18 juin) à Décimus Brutus pour lui dire que sur lui
et sur son collègue Plancus, reposent désormais tous les espoirs de la
République.
X 22 – La dernière lettre connue de Cicéron à Plancus est de fin juin
43. Il lui indique que le Sénat a été comblé de joie de voir la bonne entente
régnant entre Brutus et lui et lui tient, du reste, le même discours qu’au
susnommé : tous les espoirs de la République reposent sur lui et sur son
collègue. Il lui joint le compte rendu de la séance du Sénat au cours de
laquelle a été voté le décret réglant les modalités de l’attribution de terres
aux vétérans, que Plancus réclamait depuis un certain temps.
X 24 – un terme est mis à cette correspondance par la réponse de
Plancus, datée du 28 juillet d’ « In
castris ad Cularonem », le camp de Cularo. Il remercie Cicéron de
s’être occupé des intérêts de ses soldats : ce sera la fondation de la
colonie de Lugdunum. Il lui rappelle également, une fois de plus, qu’il compte
sur des secours. Car, dit-il, si l’ensemble de l’armée stationnée à Cularo est
considérable (il la décrit : 3 légions de vétérans et une de recrues dans
son camp ; 1 légion de vétérans, 1 formée deux ans plus tôt et 8 de
recrues dans le camp de Brutus), elle est mince par sa solidité. Il déplore que
ni l’armée d’Afrique, faite de vétérans, ni celle d’Octave ne soient venues le
rejoindre car, en ce cas, le sort de la République serait assuré.
On
peut noter que, si tel avait été le cas, une probable « bataille de
Cularo » aurait pu, en effet, sauver la République Romaine ! Dès
lors, l’épilogue ne concerne plus vraiment Grenoble.
En
août 43, Octave se fait nommer Consul et son premier acte est de révoquer
l’amnistie de Mars 44 et de promulguer la « Lex Pedia », dirigée
contre les meurtriers de César. Brutus est banni et Plancus, craignant que son
Consulat ne soit remis en cause, se sépare de lui en septembre 43. C’est
vraisemblablement vers cette époque qu’il fonde, sur l’ordre du Sénat, la
« Colonia Copia Felix Munatia Lugdunum », la prospère et heureuse
colonie de Munatius.
Peu
après, sans doute en Octobre 43, il fait allégeance à Antoine et à Lépide,
remettant au premier trois de ses légions et les deux restantes au second. Dans
le même temps il remet le gouvernement de sa Province aux nouveaux maîtres que
sont Octave, Antoine et Lépide qui scellent leur alliance près de Bologne,
avant de marcher sur Rome pour se faire nommer « tresviri reipublicae
constituendae », triumvirs à pouvoir constituant.
Peu
après, ce sont les proscriptions, l’assassinat de Brutus et, le 17 décembre 43,
celui de Cicéron, sur ordre d’Antoine qui fera déposer en plein Sénat sa tête et ses mains, celles qui avaient
notamment écrit les « Philippiques ». Revenu à Rome, Plancus célèbre,
le 29 décembre 43, son triomphe au Capitole et, le 1er janvier 42,
il commence son tant espéré Consulat. C’est sur cet événement que je vous
propose d’achever cette première partie.
2ème
partie : le pont, la voie, le poids des évènements :
A
– le pont :
Illustre
mais éphémère premier pont ! Son existence aura été fort brève : du 9
mai au 4 juin 43 soit 27 jours. Pour l’étudier, reprenons, si vous le voulez
bien, les sources utilisées, c'est à dire 4 des lettres que j’ai évoquées dans
la première partie.
Tout
d’abord la lettre de Plancus à Cicéron du 11 mai 43 (X 15). Plancus, campé aux
bords de l’Isère avec ses légions, a reçu le message de Lépide lui demandant de
le rejoindre au plus vite à Forum Voconii. Et alors, pour unir au plus tôt
leurs forces, Plancus construit « en un seul jour » un pont sur
l’Isère, « ce grand fleuve » et le traverse le 9 mai avec son armée.
Nous avons vu, en fait, qu’ayant reçu peu après un message contraire de Lépide,
il a repassé l’Isère et que, le 18 mai, il est toujours sur la rive droite.
Ce
jour là – c’est sa nouvelle lettre (X 18) qui nous l’apprend – à la suite d’une
nouvelle démarche de Lépide, il retraverse l’Isère sur son ouvrage, après avoir
muni d’une redoute chaque tête de pont et y avoir laissé une garnison pour le
défendre en attendant Brutus qui, venant d’Italie, gagne à marche forcée
Cularo.
La
lettre du 6 juin 43 (X 23), expressément datée de Cularo indique que, parvenu à
40 miles de Lépide et d’Antoine, Plancus s’est replié à la hâte sur son camp de
l’Isère. Et ainsi, nous dit-il « le 4 juin j’ai fait repasser l’Isère à
mes troupes et j’ai rompu les ponts que j’avais construits ». Vous aurez
noté qu’il dit ici « les ponts », alors que dans sa lettre du 12 mai
(X 15), de même que dans celle écrite 48 heures plus tard (X 21) et, enfin,
dans celle du 18 mai (X 18), il indique « pont une die facto », le pont édifié en un jour. Le Doyen
Perrochat n’y voyait pas de contradiction particulière, le pluriel – selon lui
– étant employé parce que le pont devait être formé de plusieurs palées et
rappelant, à titre d’exemple, que Tacite, dans le Livre II de ses
« Annales », employait indistinctement, en pareil cas, le singulier
comme le pluriel.
A
quoi pouvait ressembler ce pont et où était-il situé ?
Sur
le premier point, la réponse est partiellement donnée par Plancus lui même qui,
tout en vantant son exploit d’habile pontonnier – un pont jeté en un seul jour
sur le « grand fleuve » - rassure sur sa solidité :
« j’y ai fait passer mon armée » et sur sa pérennité : il a
consolidé la jetée et placé deux redoutes à ses extrémités. Ce n’était donc
pas, comme on l’a parfois dit, un pont de bateaux mais un ouvrage solide en
bois. Que faut-il penser, à cet égard, de l’expression « flamine maximo », littéralement
« grand », voire « très grand » fleuve qu’emploie
Plancus ? A cet égard, Pilot considérait que Plancus avait trouvé l’Isère
en crue, circonstance qui lui permettait d’employer une telle expression. Mais
il y a, sans doute, une autre explication : à bien y regarder, au mot
« fleuve » devrait correspondre le terme « fluvius », indiquant, comme de nos jours, un cours d’eau très
important. César ne l’emploie jamais dans la « Guerre des Gaules ».
Il utilise une fois le mot « rivus »,
rivière, mais, très régulièrement par contre, le mot « flumen ». Celui ci, employé en
poésie comme en prose, est un mot passe partout, appliqué indistinctement à
n’importe quel cours d’eau, important comme minime. Ainsi en est-il dans le
Livre VIII de la « Guerre des Gaules » où Hirtius l’emploie à propos
de la Loire, mais aussi dans Virgile, Horace, Tite Live, Tacite ou encore
Suétone. L’on ne peut donc rien conclure de ce mot quant à l’importance du
débit ou la largeur d’une rivière et, notamment, de l’Isère en ce mois de juin
de l’an 43 avant notre ère.
Enfin,
pour tenter d’aller plus loin dans la conceptualisation de ce pont
« édifié en un seul jour », il convient, peut être, de se référer au
« Bellum Gallicum » de César, écrit, pour l’essentiel, durant l’hiver
52 – 51 à Bibracte où il avait pris ses quartiers. Selon toute vraisemblance,
Plancus, qui faisait alors partie de l’état major de César, connaissait parfaitement
le récit de la « Guerre des Gaules ». Et c’est dans le Livre IV, qui
se rapporte à l’année 55 avant notre ère, et, plus particulièrement dans les
chapitres 17 et 18 que se trouvent les réponses aux questions irrésolues
jusqu’alors. En effet, de nombreuses analogies existent entre le récit de César
et la correspondance de Plancus. Celles ci méritent d’être relevées.
B.
G. IV, 17 : « César… avait décidé de franchir le Rhin ; mais les
bateaux lui semblaient un moyen trop peu sur et qui convenait mal à sa dignité
et à celle du peuple romain. Aussi, en dépit de l’extrême difficulté que
présentait la construction d’un pont, à cause de la largeur, de la rapidité et
de la profondeur du fleuve, il estimait qu’il devait tenter l’entreprise ou
renoncer à faire passer ses troupes autrement ».
Les
motifs qui présidèrent à l’entreprise – que Caton fustigea à Rome – sont
finalement mineurs face au désir de César d’accomplir un exploit propre à
frapper les imaginations : franchir ce fleuve mythique, d’une largeur
extraordinaire, 500 mètres selon Camille Jullian, 400 mètres selon Christian
Goudineau, à Neuwirth, près de Coblence, où des vestiges du pont de César ont
été récemment découverts. Suivent alors les détails, très précis, de la
construction du pont sur le Rhin.
« Voici
le nouveau procédé de construction qu’il employa (c’est César qui parle). Il
accouplait à deux pieds (60 cm), l’une de l’autre, deux poutres d’un pied et
demi d’épaisseur (45 cm), légèrement taillées en pointe par le bas et dont la
longueur était proportionnée à la profondeur du fleuve. Il les descendait dans
le fleuve au moyen de machines et les enfonçait à coup de mouton, non moint
verticalement comme des pilotis ordinaires mais obliquement, inclinées dans la
direction du courant ; en face de ces poutres, il en plaçait deux autres,
jointes de même façon à une distance de quarante pieds (12 mètres) en aval et
penchées en sens inverse du courant. Sur ces deux paires on posait des poutres
larges de deux pieds qui s’enclavaient exactement entre les pieux accouplés et
on plaçait de part et d’autre deux crampons qui empêchaient les couples de se
rapprocher par le haut ; ceux ci étant ainsi écartés et retenus chacun en
sens contraire, l’ouvrage avait tant de solidité et cela en vertu des lois de
la physique, que plus la violence du courant était grande, plus le système
était fortement lié. On posait sur les traverses des poutrelles longitudinales
et, par dessus, des lattes et des claies. En outre, on enfonçait en aval des
pieux obliques qui, faisant contrefort, appuyant l’ensemble de l’ouvrage,
résistaient au courant ; d’autres étaient plantés à une petite distance en
avant du pont : c’était une défense qui devait, au cas où les barbares
lanceraient des troncs d’arbres ou des navires destinés à le jeter bas, atténuer
la violence du choc et préserver l’ouvrage ».
Et
alors (B. G. IV, 18) : « dix jours après qu’on avait commencé à
apporter les matériaux, toute la construction est achevée et l’armée passe le
fleuve ».
Dès
lors, on comprend mieux, face à cet extraordinaire exploit des pontonniers
romains que Plancus, avec une technique identique, ait pu faire édifier, en un
seul jour, un pont sur un fleuve respectable, même si sa largeur était sans
commune mesure avec celle du Rhin, peut être dans un rapport de 1 à 5.
La
comparaison des deux textes est troublante :
Plancus,
X 15, 3 : « … ayant construit en un seul jour un pont sur l’Isère,
grand fleuve qui est aux frontières des Allobroges, je l’ai traversé le 12 mai
avec mon armée ». Et les
précautions prises par Plancus sont les mêmes que celles qu’avait prises, douze
ans plus tôt, César :
B.
G. IV, 18 : « César laisse aux deux têtes du pont une forte garde et
se dirige vers le pays des Sugambres ».
Plancus,
X 18, 2 : « j’ai donc quitté mon camp de l’Isère le 19 mai après
avoir muni de deux redoutes les têtes du pont que j’avais fait construire sur
ce fleuve et j’y ai laissé des troupes suffisantes pour les défendre ».
Et,
au bout du compte, les deux ponts ont le même sort :
B.
G. IV, 19 : « après dix huit jours complets passés au delà du Rhin,
estimant avoir atteint un résultat suffisamment glorieux et suffisamment utile,
César revint en Gaule et coupa le pont derrière lui ».
Plancus,
X 23, 2 : « et ainsi, la veille des Nones de juin, mes troupes
avaient toutes repassé l’Isère et les
ponts que j’avais fait jeter étaient rompus ».
Mais
où était donc situé le pont de Plancus ?
On
a toujours admis qu’il fallait le voir à l’emplacement du pont Saint Laurent,
c’est à dire rive droite dans l’axe de la voie romaine de Vienne, à
l’emplacement des actuelles place de la Cimaise et des montées Chalemont et Cularo, rive droite et,
rive gauche, dans l’axe de l’actuelle rue de Lionne, jadis nommée, d’ailleurs
« rue montant au pont » et rue Renauldon. C’est, du reste, le choix
qui a été fait par l’Académie Delphinale pour l’apposition de la plaque dite du
biméllénairre.
A
bien y regarder, cet emplacement était le plus rationnel, sinon le seul
possible, à la jonction du Drac et de l’Isère, entre les contreforts de la Chartreuse
et le tertre surélevé de la rive gauche, en ce point où, nécessairement,
l’Isère était la plus étroite : une centaine de mètres au maximum, peut
être même un peu moins.
On
ne taira toutefois pas, dans ce large débat, l’opinion de Camille Jullian :
celui ci, curieusement, traduit deux fois l’ « Isaram » de Plancus –
c’est à dire, sans confusion possible, l’ « Isara » de Florus, l’
« Isar » de Strabon, la « Skaras » de Polybe – par
« Drac » et estime que Plancus l’aurait franchi le 12 mai 43 à Pont de
Claix avant de camper, sur l’autre rive, à Claix, le 14 mai. Son explication
est la même pour les évènements du 4 juin ; selon lui, Plancus aurait
repassé le Drac et coupé le pont. Il ajoute, en outre, paradoxalement, « et Plancus revient à Grenoble où
Brutus l’a rejoint.
C’est
ce que le Doyen Perrochat appelait « une explication désespérée »,
estimant, à juste titre, que Plancus, venant du Nord, ne pouvait confondre
l’Isère et le Drac. Mais on retrouve, d’ailleurs, le même type d’explication
chez Gariel (« Histoire du Dauphiné », 1864) qui voyait en
Echirolllesnle nom corrompu de Cularone. Au surplus, si l’on suit Jullian et
Garriel, Plancus se serait donc retrouvé nécessairement, après avoir coupé le
pont, sur la rive gauche de l’Isère et, dès lors, on voit mal comment Brutus,
arrivant par la rive droite, aurait pu le rejoindre. Mais, le grand historien
qu’est Camille Jullian avait t-il une connaissance précise de la topographie de
l’ancien lit du Drac ? La carte dressée par Paul et Germaine Veyret devrait
pourtant lever tous doutes éventuels à cet égard.
Se
pose, néanmoins, le problème du « camp de l’Isère » que Plancus cite
trois fois : les 13, 15 et 18 mai sous la forme « castris in
Isaram » et une fois, le 28 juillet, sous la forme « castris ad Cularonem ».
Ce
quartier général ne peut, dès lors, qu’être situé, semble t-il, sur les
contreforts de Chalemont, servant de défense naturelle sur la rive droite pour
que le fleuve fut un fossé infranchissable à un ennemi venant du Sud.
On
a toutefois peine à conceptualiser que les 5 légions, leurs auxiliaires et la
cavalerie aient pu être installées aussi durablement – près de trois mois – sur
aussi peu d’espace plane car, au minimum, 100 à 120 hectares devaient être
nécessaires pour le stationnement d’une telle armée, c’est à dire, en ce cas,
tout l’espace occupé aujourd’hui par le Musée Dauphinois, les instituts de
géographie et de géologie, la cité universitaire avec de larges débordements
sur tous les contreforts Est et Ouest, voire même jusqu’à son plateau sommital
et sur les pentes, un peu plus douces, de Saint Martin le Vinoux. Quand on
pense, en outre, à la déclivité actuelle des lieux on a le plus grand mal à
imaginer comment le camp de Plancus avait pu être organisé. Mais, peut être,
n’était-il pas situé en cet endroit ? Plancus aurait pu donner à l’endroit
où il avait établi son camp le nom de la localité la plus proche connue, Cularo
en l’occurrence. Quant au camp de Brutus, la lettre du 28 juillet 43 est sans
équivoque : il était distinct de celui de Plancus.
Comme
on le voit, le débat sur ce point reste intégralement ouvert.
B
– la voie :
Quelques
mots sur cette voie, dont nous avons parlé, qui allait de Cularo à Forum
Voconii et qui était, selon toutes probabilités, de belle qualité pour qu’une
armée ne mette que huit jours pour parcourir les 200 km séparant ces deux localités. « Vieux chemin
–écrivait Camille Jullian – qui, depuis Grenoble, monte et descend sans cesse à
travers les vallées et contreforts des Alpes, cette route est, peut être, la
plus paysanne des Gaules… ».
Son
tracé peut être globalement reconstitué. Je m’y suis employé.
De
Grenoble au col du Fau, la voie suivait d’abord le cours principal du Drac
jusqu’à Claix puis passait à l’Achard, sur Varces – probable frontière entre
Allobroges et Voconces – puis à Vif (vicus ?). La Gresse coulant alors
beaucoup plus à l’Est qu’aujourd’hui, son franchissement n’était nécessaire
qu’au Gua (le gué). De là, passant à l’Ouest de la Fontaine Ardente, la voie
atteignait Lanchâtre. Son tracé se retrouve ensuite, de manière probante,
jusqu’au gué de Colombat sur la Gresse, puis, par une très longue ligne droite,
jusqu’au col du Fau. C’est dans ce segment col du Fau – col de la Croix Haute
qu’elle est le plus mal connue, mais on peut la conjecturer sur Saint Martin de
Clelles et Saint Maurice en Trièves. Après le col de la Croix Haute son tracé
est, de nouveau, bien identifié : Grand Logis, Saint Julien en Beauchêne,
la Faurie et Veynes où une mansio est connue.
Elle
passait ensuite au Sud Est d’Aspres sur Buech, où elle a été repérée à la
Beaumette, et se dirigeait sur la Bâtie Montsaléon, mansio attestée (Mons
Seleucus). Elle devait ensuite gagner Serres puis Eyguians et Laragne. De là,
par la rive droite du Buech, elle gagnait Ribiers, emplacement d’une
agglomération secondaire, où la voie a été repérée au Nord du bourg, puis la
cité de Segustero.
Le
franchissement de la Durance se faisait sur un pont disparu situé, selon toute
probabilité, au niveau de la Clue de la Baume. Suivant le tracé de l’actuelle D
4, la voie traversait les territoires de Salignac et de Volonne et arrivait à
l’Escale, mansio probable. Dans ce secteur, son tracé était commun avec celui
de la voie Sisteron – Digne – Vence. Cet itinéraire se perpétuera dans celui de
la « route Royale » puis « route Napoléon », actuelle D 4,
longeant la rive gauche de la Durance. Entre le Bourguet de l’Escale et
Volonne, au débouché du ravin de « Pierre Taillée », on voit encore
l’impressionnant passage aménagé dans le rocher pour la route antique.
Celle
ci se poursuivait sur l’actuelle commune de Mirabeau où, aux abords de
Beauvestel, se joignaient la voie Sisteron – Digne et la voie de la Bléone à
Riez. De la vallée de la Bléone à celle de l’Argens son tracé est attesté par
douze milliaires du haut Empire. Une station semble avoir existé aux abords de
la chapelle de Saint Christol. Empruntant la rive droite de la Bléone (actuelle
nationale 85), la voie traversait ensuite la commune de Malijai puis celle de
la Chaffaut Saint Jurson du Nord au Sud. Sur la commune de Mallevoisin elle
franchissait la Bléone à son confluent avec la Duyes. Elle est bien attestée
sur le territoire de Saint Jeannet pat la présence de deux milliaires et elle
correspond à l’actuelle départementale 8 jusqu’à Bras d’Asse. La voie arrivait
ensuite à Riez, chef lieu des Reii, qu’elle traversait avant de se poursuivre
par le vallon de Val Vachères. De là, elle traversait la commune de Montagnac,
passant au col de la Fare, et se dirigeait dans la région du Verdon où son tracé,
longtemps imprécis, a été reconnu, en 1968, par Guy Barruol.
Dans
un secteur, aujourd’hui englouti dans les eaux du lac de Sainte Croix, elle a
été repérée sur une trentaine de mètres, en entaillement de la falaise avec un
aménagement rupestre. Elle franchissait le Verdon sur un pont aujourd’hui
immergé et traversait la commune de Bauduen. C’est dans ce secteur que Munatius
Plancus fit sa halte, stratégiquement réfléchie, à 40 miles de Lépide.
Par
la source de Fontaine l’Evêque, aujourd’hui immergée, la voie gagnait ensuite
Vérignon, où quatre milliaires ont été découverts, puis se dirigeait sur Ampus,
probable station, où deux milliaires ont également été découverts. Elle passait
à Notre Dame de Spéluque, Lentier et Bilotte et arrivait à la station d’Anteae
sur le territoire de Draguignan, au quartier des Salles, à deux km à l’Ouest de
Draguignan où Raymond Chevallier voit un possible forum. A l’époque
républicaine la voie devait longer le piémont méridional des plateaux calcaires
par Saint Martin et Astros pour aboutir au pont romain du Rondin sur l’Argens.
Sans doute, le « pons Argenteus » de Lépide était-il situé à cet
emplacement. Ultérieurement, la voie, par Valbourgès, se dirigera sur un autre
« pons Argenteus », celui des Arcs, dont les dernières traces ont
récemment disparu ; mais un lieudit « les quatre chemins »
témoigne encore du croisement de la voie impériale de Cularo à Forum Voconii et
le la Via Aurélia.
Quelques
mots sur ce « Forum Voconii » que l’archéologie conduit à emplacer
aux Blaïs sur les communes du Cannet des Maures et de Vidauban, à 24 miles de
Fréjus.
Lépide,
dans sa lettre du 18 mai 43 à Cicéron (X 34), nomme ce forum non « Forum
Voconii » ùais « Forum Vocontium », le marché Voconce. Barruol
dit qu’il verrait volontiers dans ce forum le marché méridional, une sorte de
comptoir où les Vocontii auraient acheminé leurs produits naturels. Le
rapprochement est surprenant car, selon toute évidence, le nom de ce forum,
situé en territoire Verucini, peuple de la confédération Salyenne, a été formé
banalement sur le même modèle que Forum Iulii ou Forum Domitii à partir,
vraisemblablement, d’un anthroponyme Voconius. Toujours est-il que Pline le
cite au titre des « oppida latina » sous le nom de Forum Voconii, de
même que toutes les sources postérieures et les Itinéraires. On ne sait par
contre toujours pas s’il s’agit d’une localité secondaire rattachée à Fréjus
dès la fondation de la colonie ou d’une « respublica » dotée de
l’autonomie administrative de droit latin et donc d’un territoire propre.
Quoiqu’il
en soit, cette voie, si rapide, si directe, devait largement avoir pris la
suite de pistes indigènes conduisant des Alpes vers la Côte. D’après Tite Live,
elle existait dès au moins la fin du 3ème siècle avant notre ère.
Des traces de cette antique piste paraissent être conservées en Trièves et,
notamment, sur la commune de Saint Paul les Monestier.
*
* *
Il
est désormais grand temps d’en venir à la conclusion : quel est le poids
de tous ces évènements au regard de l’histoire ?
On
a parfois dit que le sort de Rome s’était joué en 43 avant notre ère à Cularo
ou, pour être un peu moins cocardier, à Cularo certes, mais également à Modène,
à Forum Voconii, au pont de l’Argens et, enfin, à Bologne. Ce qui mérite
néanmoins d’être relevé avec insistance, pour ce qui concerne notre ville, est,
qu’entre mai et juillet 43 avant notre ère, la plus grande part des armées
romaines – hors Afrique et Asie – ont stationné à Cularo d’une part et vers
Forum Voconii d’autre part.
Quelles
étaient, en effet, les forces en présence ?
Plancus,
on l’a vu, disposait de cinq légions (dont la prestigieuse 10ème
légion que César cite, avec insistance, au moins douze fois dans la
« Guerre des Gaules », de nombreux auxiliaires et d’une importante
cavalerie. On sait que les légions comportaient, de César jusqu’au Principat –
période qui nous intéresse donc directement – chacune de 5000 à 6000 hommes
outre les « calones » (valets),
les esclaves, les palefreniers, l’artillerie, le génie, soit, d’après Christian
Goudineau, pour chaque légion un nombre équivalent d’auxiliaires, c’est à dire
pour Plancus, un minimum de 50 000 hommes, cavalerie en sus. A cet égard il
parle de 4000 cavaliers, non comprise celle qu’il conserve avec lui, sans doute
une aile, peut être deux soit 1000 cavaliers supplémentaires. Au total donc
environ 5000. Doivent être rajoutées les bêtes de somme (« jumenta ») nécessaires au transport
des bagages supplémentaires et personnels des légionnaires : au moins 500
et autant de palefreniers par légion. Puis les chariots transportant les pièces
d’artillerie démontées, les matériels nécessaires au génie, les convois de
vivre et de fourrage, soit 3000 à 4000 bêtes supplémentaires et leurs
convoyeurs.
Ainsi,
l’armée de Plancus comportait-elle, au minimum, 50 000 hommes, 5000 cavaliers,
20 000 à 22 000 bêtes de somme, des milliers de chariots, c’est à dire une
colonne en marche d’au moins 25 km de
long et un camp permanent à Cularo de très grande importance.
On
accorde à Antoine 7 légions, soit 70 000 hommes, cavalerie non comprise (5000
cavaliers selon la lettre X 34) et 7 légions également à Lépide. Brutus, pour
sa part, avait quitté Modène avec ses légions, en avait levé de nouvelles en
cours de route pour atteindre Cularo avec 10 légions. Octave, enfin, disposait
de 11 légions et Pollion – qui n’arrivera qu’après le dénouement – de 3
légions.
On
peut donc considérer que les prolongements de la guerre de Modène avaient
mobilisé 43 légions (c’est à dire trois fois plus que les effectifs de César
lors de la dernière année de la guerre des Gaules) soit, avec les auxiliaires
et la cavalerie, sans doute au moins 450 000 hommes engagés dans cette guerre
civile. C’est, reconnaissons le, tout à fait considérable.
Cularo,
pour sa part, a accueilli, au moment de l’arrivée de Brutus, soit à compter du
8 juin 43, environ 150 000 hommes, au moins 60 000 bêtes de somme et presque
autant de chariots. Même répartie en deux camps, une telle armée, pour le site
de Grenoble, est prodigieuse à concevoir : c’est près de trois fois plus
que l’armée d’Hannibal, 175 ans plus tôt !
Mais
saura t-on jamais où avaient été installés les camps de cette extraordinaire
armée ? La seule chose qui soit certaine est qu’ils étaient situés sur la
rive droite de l’Isère.
Enfin,
quelques mots encore, si vous le voulez bien, sur celui qui, le premier, fit
entrer notre ville dans l’histoire : Lucius Munatius Plancus. Après son
accès au Consulat en 42, Antoine l’envoie gouverner les provinces d’Asie mais
il s’en fait chasser assez rapidement par Labienus. En 36, il est consul
suffect. Gouverneur de la Syrie en 35, il rançonne – dit-on – ses administrés.
Vers 31, il rejoint Antoine en Egypte et devient l’un de ses plus assidus
courtisans, on dira même son bouffon, mais, pressentant sa chute prochaine, il
passe à Octave. C’est d’ailleurs sur sa proposition que le Sénat confère à
celui ci le titre d’ « Auguste », le 16 janvier 27. Ce dernier
l’élève en 22 à la dignité de censeur.
Il
semble ensuite avoir vécu une existence paisible et épicurienne dans sa
résidence de Tibur avec l’amitié de personnages comme Horace qui lui dédiera
l’une de ses odes. La date de sa mort – comme, du reste, celle de sa naissance
– est imprécise. Il avait néanmoins atteint un âge avancé compris entre 75 ans
et près de 90 ans. Son mausolée, l’un des mieux conservés du Haut Empire, après
celui d’Auguste, existe toujours près de Gaète au nord de Naples. Au dessus de
la porte est encastrée une inscription monumentale, qu’il fit graver de son
vivant, et dont un fac similé existe au musée de la civilisation gallo romaine
de Lyon :
« Lucius
Munatius, fils de Lucius, petit fils de Lucius, arrière petit fils de Lucius,
Plancus. Consul, censeur, imperator deux fois, septemvir du collège des
Epulons. Il triompha sur les Rhètes. Avec le butin il fit un temple de Saturne.
Il lotit des terres en Italie à Bénévent. En Gaule il déduisit les colonies de
Lugdunum et de Raurica ».
Autrement
dit, son épitaphe – si l’on excepte les titres honorifiques de consul suffect
et de censeur – ne retrace que la partie de sa vie antérieure à 42. Il est vrai
que le reste n’est guère glorieux, tant Plancus s’était attiré de haines du
fait de ce que l’on a appelé son arrivisme et son « sens maladif de la
trahison ». Seuls les historiens français et suisses ont accordé beaucoup
de tolérance à Plancus, notamment Amable Audin, l’historien et archéologue de
Lyon, qui ne pouvait que tenter de réhabiliter la mémoire du fondateur de la
colonie qu’il aima tant, en le décrivant comme « un homme riche de qualités
d’intelligence et même de cœur ». La « trahison » ou – moins
durement – la mauvaise foi de Plancus, passé de Cicéron à Antoine pour accéder
au Consulat, puis d’Antoine à Octave pour conserver son rang et ses richesses
est analysée plus précautionneusement par Jullian qui en fait le portrait
suivant :
« patient,
prudent, ayant le flair des situations, désireux sans doute de richesses et de
faste mais dénué des vastes et criminelles espérances qui germaient alors chez
Antoine, Lépide et Octave, il sut comprendre qu’il n’avait point l’envergure
d’un héritier de César. D’autre part, malgré son amitié pour Cicéron, il ne
crut point que la liberté put être restaurée. Alors, il se laissa vivre,
passant d’une alliance à l’autre, cherchant l’homme qu’il jugerait le plus
capable de rendre la paix au monde ».
Sur
ce point, au moins, l’histoire a donné raison à Plancus : avec Auguste
commençait la « Pax Romana » qui durera deux siècles, c’est à dire la
plus longue période de paix de toute notre histoire !
Mais
on pu également dire que si Plancus avait tout de suite marché contre Antoine
et l’avait attaqué avant que ses troupes ne corrompent les éléments sains de
l’armée de Lépide, les légions d’Antoine n’auraient sans doute pas opposé une
forte résistance. Que ce serait-il passé alors ? Que ce serait-il passé,
par ailleurs, si ses légions avaient rejoint, dès la fin avril 43, celles de
Lépide ? Que se serait-il passé, enfin, si Antoine et Lépide, après leur
jonction, avaient marché sur Cularo ?
Bien
évidemment, on ne peut guère spéculer sur de telles conjectures !
Quiuqu’il
en soit, les hésitations de Plancus, ses atermoiements, ses retournements, ont
sans doute évité une nouvelle guerre civile et c’est, en ce sens, qu’il a joué
un rôle de premier plan dans tous ces évènements qui ont marqué un tournant
décisif dans l’histoire de Rome, et donc du monde. Si l’on peut critiquer à
l’envi sa versalité, mise au service de son ambition et ses nombreux
revirements politiques, il n’en demeure pas moins que nous devons être
particulièrement reconnaissants à Munatius Plancus d’avoir – il a de cela 2042
ans – deviné la primordiale utilité du site de Grenoble et d’avoir ainsi
préparé la « ville du pont », comme la nommera Raoul Blanchard, à
s’étendre et à prospérer sur la rive gauche de l’Isère.
(Edition « les Belles Lettres,
1996, T X et XI)
X 1 – septembre 44 : Cicéron à Plancus
X
2 – septembre 44 : Cicéron à Plancus
X
3 – après le 15 septembre 44 : Cicéron à Plancus
X
4 – fin novembre, décembre 44 : Plancus à Cicéron
X
5 – décembre 44 : Cicéron à Plancus
XVII
– vers le 10 mars 43 : fragments de lettre de Plancus et Lépide au Sénat
X
31 – 16 mars 43 : Pollion à Cicéron
X
6 – 20 mars 43 : Cicéron à Plancus
X
27 – 20 mars 43 : Cicéron à Lépide
X
7 – 20 mars 43 : Plancus à Cicéron
X
8 – 20,23 mars 43 : Plancus à Cicéron
X
10 – 30 mars 43 : Cicéron à Plancus
X
12 – 11 avril 43 : Cicéron à Plancus
X
9 – 26 avril 43 : Plancus à Cicéron, de Gaule Narbonnaise
Ad
Brutus, I, 23 : 27 avril 43 : Cicéron à Marcus Brutus
XI,
9 – 27 avril 43 : Décimus Brutus à Cicéron
X
11 – fin avril 43 : Plancus à Cicéron, du territoire des Allobroges
X
14 – 5 mai 43 : Cicéron à Plancus
X
10 – 5 mai 43 : Décimus Brutus à Cicéron
XI
11 – 6 mai 43 : Décimus Brutus à Cicéron
XI
13 – 8 ou 10 mai 43 : Décimus Brutus à Cicéron
X
13 – 11 mai 43 : Cicéron à Plancus
X
15 – 11 ou 12 mai 43 : Plancus à Cicéron, in Gallia Narbonesis cis Isaram
X
21 – vers 13, 14 mai : Plancus à Cicéron, in castris ad Isaram
XI
12 – vers le 13 mai : Cicéron à Décimus Brutus
X
21a – vers le 15 mai : Plancus à Cicéron, in castris ad Isaram
X
19 – mi mai 43 : Cicéron à Plancus
X
18 – 18 mai 43 : Plancus à Cicéron, in castris ad Isaram
X
34 – 18 mai 43 : Lépide à Cicéron, in castris ad Pontem Argenteum
X
17 – après le 18 mai : Plancus à Cicéron, ex itinere ad Forum Voconi
XI
18 – 19 mai 43 : Cicéron à Décimus Brutus
XI
19 – 21 mai 43 : Décimus Brutus à Cicéron
X
34a – 22 mai 43 : Lépide à Cicéron, in castris ad Pontem Argenteum
XI
23 – 25 mai 43 :Décimus Brutus à Cicéron
X
16 – vers le 25 mai 43 : Cicéron à Plancus
X
20 – 29 mai 43 : Cicéron à Plancus
X
35 – 30 mai 43 : Lépide à Cicéron, in castris ad Pontem Argenteum
X
25 – fin mai 43 : Cicéron à C. Furnius
X
33 – 1ère quinzaine de juin 43 : Pollion à Cicéron
XI
26 – 3juin 43 : Décimus Brutus à Cicéron, in castris in Alpibus
XI
23 – 6 juin 43 : Plancus à Cicéron, Cularone
XI
24 – 6 juin 43 : Cicéron à Décimus Brutus
XI
14 – 7 juin 43 : Cicéron à Décimus Brutus
X
32 – 8 juin 43 : Pollion à Cicéron
XI
13a – 10 juin 43 : Plancus et Brutus au Sénat, Cularone
Ad
Brutus, I,10 – mi juin 43 : Cicéron à Marcus Brutus
XI
25 – 18 juin 43 : Cicéron à Décimus Brutus
XI
15 – fin juin 43 : Cicéron à Décimus Brutus
X
22 – fin juin 43 ? Cicéron à Plancus
X
26 – fin juin 43 ? Cicéron à C. Furnius
Ad
Brutus, I, 14 – 14 juillet 43 : Cicéron à Marcus Brutus
Ad
Brutus I, 15 – après le 15 juillet 43 : Cicéron à Marcus Brutus
X
24 – 28 juillet 43 : Plancus à Cicéron, in castrsi ad Cularonem
Livres X, XI et XVII + Ad Brutum : période de
septembre 44 au 28 juillet 43
Nombre de lettres : 53
De
Cicéron à Plancus : 13 lettres
De
Plancus à Cicéron : 12 lettres
De
Pollion à Cicéron : 3 lettres
De
Cicéron à Lépide : 1 lettre
De
Lépide à Cicéron : 3 lettres
De
Décimus Brutus à Cicéron : 7 lettres
De
Cicéron à Décimus Brutus : 6 lettres
De
Cicéron à Marcus Brutus : 4 lettres
De
Cicéron à C. Furnius : 2 lettres
Fragments
de lettre de Plancus et Lépide au Sénat : 1 lettre
Rapport
de Plancus et Décimus Brutus au Sénat : 1 lettre
Lettres
datés d’in castris ad Isaram : 3 lettres
Lettres
datées de Cularone : 2 lettres
Lettre
datée d’in castris ad Cularonem : 1 lettre