LE PONT, LA VILLE ET L’ HISTOIRE

 

Conférence du 1er Avril 2000 aux A. D. I.

 

Sous la présidence d’André LARONDE, professeur à la Sorbonne

 

Introduction : le site de pont

 

Pourquoi une ville est-elle née à cet emplacement ? Ou, autrement dit, - selon la formule de Raoul Blanchard – pourquoi Grenoble ?

 

Les rivières – Isère et Drac – pourraient apporter une réponse ; en effet, descendant du Nord Est par le sillon alpin, l’Isère, en de nombreux méandres a, peu à peu, modelé la vallée du Grésivaudan avant de se retourner entre Chartreuse et Vercors. En ce point, les eaux du Drac, descendant du Sud au Nord l’autre versant du sillon alpin, grossies de celles de la Gresse, parallèle à son cours, et de La Romanche sont venues contenir celles de l’Isère au pied des contreforts de la Chartreuse. Moins abondantes que celles de l’Isère, mais plus impétueuses du fait de sa déclivité, les eaux du Drac, en charriant des masses de cailloux roulés, ont construit dans la plaine de Grenoble un vaste cône de déjection, interdisant à l'Isère toute divagation et permettant ainsi son franchissement par un pont, celui de Munatius Plancus, le premier connu mais aussi celui qui lui a nécessairement succédé au cours de la longue période gallo romaine, celui – succédant à un pont en bois – reconstruit sous Saint Hugues, ceux de 1267, 1417, 1656, 1785 et le pont suspendu de 1837, d’abord en bois puis en maçonnerie en 1909, toujours au même emplacement, en cet endroit un peu particulier qui, jusqu’au 19ème siècle, fut le seul point de franchissement de l’Isère de Pontcharra jusqu’à Rovon soit quasiment sur 100 km.

 

Carrefour de vallées – donc d’axes de circulation remontant, pour certains, à la protohistoire – et site de pont : tels sont les avantages naturels qui peuvent expliquer l’installation des hommes sur le petit dôme alluvial, que l’on croit aujourd’hui être d’origine anthropique, et dont le sommet correspond à peu près à l’actuel place aux Herbes, le point haut à partir duquel, à l’abri relatif des débordements incessants des deux cours d’eau, s’est développée la ville au carrefour d’un certain nombre de voies de grande importance : celle de Vienne à Rome par l’Oisans, celle du Petit Saint Bernard par la rive droite de l’Isère, celle de Grenoble à Fréjus pour ne citer que les trois plus importantes parmi les 8 ou 9 que l’on peut identifier.

 

C’est dire combien le pont – qui va être au centre de cette troisième conférence – est d’une importance considérable dans la naissance de Grenoble et dans son développement ultérieur.

 

Je vous propose de nous intéresser aujourd’hui – de manière quasi exclusive – au premier pont, celui de Plancus, que l’on connaît assez bien au demeurant grâce à des textes de toute première importance qui, de surcroît, permettent de comprendre pourquoi Cularo, en 43 avant notre ère, joua un rôl si important lors de la 3ème guerre civile, celle qui, finalement, allait sonner le glas de la république romaine et donner naissance à l’ empire.

 

Nous pourrons, si vous le voulez bien, examiner cela en deux grandes parties :

 

-          la première, que j’ai intitulée « de la guerre de Modène à Cularo », étudiera le contexte général de l’époque, les mouvements d’armée, le rôle de Plancus et l’importance du site de Grenoble

-          la seconde qui sera consacrée, pour l’essentiel, à ce fameux pont avec un comparatif – inédit me semble t-il – entre les descriptions de Plancus à propos du pont sur l’Isère dont il était si fier et le pont construit sur le Rhin, quelques années auparavant, par César.

 

Puis, après avoir brièvement évoqué la voie empruntée par Plancus, nous conclurons par quelques considérations sur le personnage et sur le poids, au regard de l’histoire, de ces évènements qui intéressent directement et au plus haut point notre ville.

 

Naturellement, comme cela a déjà été le cas lors des conférences précédentes, à la fin de chacune de ces parties quelques cartes, schémas et illustrations seront projetés.

 

 

1ère partie : de la guerre de Modène à Cularo :

 

Pour tenter de concrétiser, autant que faire se peut, une problématique un peu compliquée, trois sous parties ont été envisagées :

 

-          tout d’abord, les principaux protagonistes

-          ensuite, le contexte général

-          puis la chronologie de ces évènements

 

Je précise, pour ceux qui auraient lu mon ouvrage, que cette conférence est globalement inédite et qu’elle correspond à un chapitre que j’avais envisagé d’écrire et qui aurait représenté une bonne trentaine de pages mais que j’ai dû considérablement réséquer et réduire, en fait, au strict minimum, compte tenu des contraintes d’édition.

 

Enfin, une précision méthodologique, valable pour l’ensemble de la conférence s’impose : tous les évènements dont nous allons parler se passent il y a près de 20 siècles et demi : en 44 et 43 avant notre ère, les années 710 et 711 de Rome. Pour ne pas alourdir inutilement le propos je dirai 44, 43, voire au delà, mais vous aurez toujours présent à l’esprit qu’il s’agit de la période antérieure à notre ère. Dans le cas contraire j’apporterai la précision nécessaire.

 

 

A – les principaux protagonistes :

 

Tout d’abord, celui grâce à qui nous connaissons si bien ces évènements :

 

-          MARCUS TULLIUS CICERO, que vous connaissez bien évidemment et, qu’avec l’accord de M. Le Professeur Laronde nous appellerons CICERON. Avocat, sénateur, consul, philosophe et écrivain, auteur d’une œuvre écrite immense et en grande partie conservée, notamment plus de 35 livres de correspondances, les « Epistolae ad Familiares » de 44 et 43 serviront de large ossature à cette conférence. Il a 63 ans à l’époque des faits et ne verra pas la fin de cette funeste année 43 puisqu’il sera assassiné le 17 décembre.

 

-          MARCUS ANTONIUS, nous dirons Marc Antoine. Consul en 44 avec César, il a 39 ans au moment des faits. C’est, du reste, le meilleur général de l’époque. Ultérieurement il renouera avec Octave, épousera Cléopâtre, la reine d’Egypte, avant de rompre avec Octave et de se donner la mort en 30, peu après avoir été défait lors de la bataille d’Actium.

 

-          MARCUS AEMILIUS LEPIDUS, nous dirons Lépide. Maître de la cavalerie de César pour l’Occident, associé en 46 au Consulat par celui ci, il a 35 ans à l’époque des faits et gouverne la Gaule Transalpine, la Narbonnaise et l’Espagne Tarragonaise.

 

-          DECIMUS IUNUS BRUTUS ALBINUS, Brutus, à ne pas confondre avec son cousin Marcus Iunius Brutus, le fils adoptif de César et l’un de ses assassins. Mais, Brutus Albinus fit également partie des conjurés, ce qui lui coûtera la vie fin 43. Brutus avait été lieutenant de César en Gaule dès 58 et il le secondera jusqu’au siège d’Alésia. Il a alors 38 ans et gouverne la Cisalpine.

 

-          CAIUS ASINIUS POLLIO, Pollion. Orateur, poète, historien, correspondant régulier de Cicéron, il avait accompagné César dans la campagne d’Espagne et celui ci l’avait placé en 44 à la tête de la 1ère province d’Espagne. Il a 33 ans à l’époque des faits.

 

-          CAIUS JULIUS CAESAR OCTAVIANUS, Octavien ou Octave. Personnage considérable de l’histoire romaine, Octave, né vers 63, est adopté en 45 par son grand oncle, Jules César, dont il prend le nom. Il lui succède en 44 et nous verrons dans un instant de quelle manière. A l’époque des faits il a environ 20 ans. En 27, il instituera le Principat, en fait monarchie déguisée en République et le Sénat lui décernera le titre d’Impérator Caesar Augustus. Auguste, c’est à dire le majestueux, celui que l’on respecte, sera désormais son nom et il deviendra le premier et l’un des plus illustres des 106 empereurs romains officiels. C’est l’un des rares protagonistes évoqués qui mourra dans son lit, en 14 de notre ère, à l’âge, assez exceptionnel pour l’époque, de 76 ans.

 

-          Enfin, LUCIUS MUNATIUS PLANCUS. Légat de César en Gaule en 54, évoqué au livre 5 du Bellum Gallicum, il le suit en Espagne en 49 puis en Afrique en 47. Il est nommé gouverneur de la Gallia Comata, la Gaule Chevelue en 44. Il a alors entre 42 et 47 ans en raison de l’imprécision sur la date de sa naissance. L’année 43 sera incontestablement sa plus grande année : commencée au camp de Confluent, continuée par son séjour à Cularo, achevée à Rome par son triomphe au Capitole et couronnée enfin par la dignité des dignités romaines : le consulat. Au cours de cette même année, il aura également fondé la colonie de Raurica (Augst près de Bâle) et celle de Lugdunum. Muniatus dit Plancus – aux pieds plats – sera, bien évidemment, le personnage central de cette conférence.

 

 

B – le contexte général

 

Dans la confusion qui suit la mort de César, le 15 mars 44, deux figures émergent : le consul survivant, Marc Antoine et Lépide. Antoine a pour lui l’armée d’Italie et, un instant, il paraît être le successeur de César mais l’ouverture du testament de celui ci révèle qu’il avait choisi pour héritier légitime, Octave, son fils adoptif.

 

Celui ci, alors à Apollonia dans l’actuelle Albanie décide de rentrer à Rome pour faire valoir son héritage. Antoine l’accueille très froidement d’autant qu’après avoir fait revenir quatre de ses légions de Macédoine, il a, unilatéralement, décidé d’échanger cette lointaine Province contre les Gaules Cisalpine et Chevelue. Comme Brutus refuse de céder sa Province, Antoine, sans plus de cérémonie, marche contre lui avec ses légions et, dès décembre 44, l’assiège dans Mutina, Modène, en Emilie Romagne, place forte située entre Parme et Bologne.

 

Les nouveaux consuls, Hirtius et Pansa, faisant jonction avec l’armée levée par Octave tentent alors de dégager Modène. Le Sénat, dans le même temps, informe de ces évènements les gouverneurs des provinces transalpines, Lépide en Narbonnaise et Plancus en Gaule Chevelue et leur enjoint de marcher sans tarder contre Antoine.

 

Les 14 et 21 avril 43, Modène sera dégagée au prix d’âpres combats, au cours desquels les deux consuls Hirtius et Pansa paieront de leur vie la défaite d’Antoine qui parvient néanmoins à se dégager et à diriger, dès le 22 avril, son armée en direction de la Narbonnaise.

 

La première phase de ce que l’on appelle la « guerre de Modène » - terme pouvant s’appliquer en fait à l’ensemble des opérations militaires de l’année 43 – est alors achevée. On a aussi considéré ces évènements comme étant la « 3ème guerre civile ». Dion Cassius, quant à lui, parle de « guerre d’Antoine ».

 

 

C – en ce qui concerne la chronologie de ces évènements,

 

On connaît le détail précis des évènements qui vont alors se dérouler grâce à la correspondance écrite par Cicéron ou reçue par lui et, plus précisément, par 53 des 71 lettres couvrant la période septembre 44 / juillet 43, conservées dans les livres X et XI des « Epistolae ad Familiares » et dans le recueil de lettres dit « Ad Brutum ».

 

Ces lettres, qui permettent de reconstituer une chronologie précise des évènements, le rôle de Plancus et les raisons de son séjour prolongé à Cularo, se répartissent ainsi :

 

-          13 lettres de Cicéron à Plancus

-          12 lettres de Plancus à Cicéron

-          3 lettres de Pollion à Cicéron

-          3 lettres de Lépide à Cicéron et 1 de Cicéron à Lépide

-          7 lettres de Decimus Brutus à Cicéron et 6 de Cicéron à Decimus Brutus

-          4 lettres de Cicéron à Marcus Brutus

-          2 lettres de Cicéron à Furnius, homme de confiance de Plancus,

 

ainsi qu’un fragment de lettre de Plancus au Sénat et un rapport conjoint de Plancus et Brutus au Sénat.

 

J’ai repris l’analyse de ces lettres avec un éclairage un peu inédit, visant à mettre tout particulièrement en relief le rôle de Plancus et, surtout, celui relatif à l’aspect stratégique que notre ville a joué lors de ces événement dont l’enjeu était, bien évidemment, situé très au delà de l’Isère.

 

La partie la plus importante est constituée de la correspondance échangée entre Cicéron et Plancus : 25 lettres qui peuvent se diviser de deux groupes : celles qui sont antérieures au séjour de Plancus chez les Allobroges (8 lettres) et les 17 lettres écrites ou reçues en Narbonnaise.

 

On n’entrera pas ici dans le détail des controverses qui se sont élevées pour dater, à un jour près, chacune de ces lettres et pour en déterminer la succession logique. On s’en tiendra, pour partie, à l’ordre proposé par Sternkopf, en 1910, repris par le Doyen Paul Perrochat en 1957 et Paul Marie Duval en 1957 et, pour partie à l’édition de 1996 de la correspondance de Cicéron par « les Belles Lettres ».

 

Voici maintenant, rapidement schématisée, la chronologie probable de ces évènements, majeurs pour l’histoire de Rome et donc, considérables pour notre propre histoire locale.

 

X 1 – la lettre 1 de septembre 44 se place au moment où Cicéron, qui avait quitté Rome, lassé de la vie politique, a rejoint la capitale. C’est également à cette période qu’il à prononcer ses « Philippiques » - ainsi intitulées par analogie aux harangues de Démosthène contre Philippe II de Macédoine – qui seront au nombre de quatorze, toutes dirigées contre Antoine et dont on a dit qu’elles constituaient le dernier chef d’œuvre de l’éloquence républicaine.

 

Une correspondance aussi suivie entre Cicéron et Plancus tient, sans doute, à deux éléments fondamentaux :

 

-          les sentiments quasi filiaux que Cicéron, qui avait été très lié avec son père, avait envers Plancus, d’une part

-          et l’arrière pensée de convertir celui ci à la cause républicaine contre la tentation de la dictature, d’autre part.

Cette correspondance met aussi en évidence le fait que Plancus était un lettré, formé à l’art oratoire et donc largement digne d’être l’ami de Cicéron après avoir été, sans doute, un peu aussi son disciple.

 

On relèvera, en outre, l’excellence du réseau routier romain dès cette seconde moitié du premier siècle avant notre ère : les courriers mettaient, en effet, 15 jours au maximum pour joindre la Gaule Chevelue de Rome, 12 ou 13 jours de Cularo à Rome et 3 ou 4 jours au maximum de Cularo à la région de Fréjus.

 

Dans cette première lettre, que Plancus reçoit à son camp de Confluent, future colonie de Lugdunum, Cicéron clame son ressentiment contre Antoine puis plaide pour la république et, habilement, lie le consulat que Plancus attend plus que toute autre chose, au maintien du régime républicain. Il fait également appel à leurs relations privilégiées : « l’amitié que je t’ai vouée – dit-il – dès ton enfance est due à mes relations avec ta famille établies dès avant ta naissance… », ajoutant qu’  « elle s’est accrue avec le temps ».

 

X 2 et X 3 – la seconde et la troisième lettre de Cicéron, datées également de septembre 44, sont de la même veine. Tour à tour il flatte Plancus : « on m’a parlé de tes talents militaires, de ta justice dans le gouvernement de la Province, de ta prudence en toutes choses… » et le met également en garde : « quelle plus belle occasion d’acquérir la gloire que de défendre la République : il n’est rien qui puisse te procurer plus de profit et plus de gloire, rien, parmi les choses humaines, qui soit ou plus beau ou plus grand que de bien mériter de la République… ». Il lui parle aussi de ses défauts, disant qu’on lui reproche « nimis servire temporibus » autrement dit d’être trop souvent temporisateur.

 

 

X 4 – Plancus répond fin novembre, début décembre 44 à Cicéron, s’excusant d’avoir laissé interrompre la correspondance et protestant de son respect filial. Il affirme son dévouement à la cause républicaine et précise, non sans fierté, qu’il protège la Gaule, craignant, par ailleurs, un soulèvement. Il se mondre enfin avide d’avoir des nouvelles des évènements qui se déroulent en Gaule Citérieure et de « ce qui pourra se faire à Rome au mois de janvier », c’est à dire l’officialisation de son consulat pour 42.

 

 

X 5 – Cicéron, le sentant hésitant, l’exhorte peu après de manière encore plus pressante : « je ne te conseille donc par seulement, cher Plancus, mais encore je te prie de consacrer à la République toute la puissance de ton esprit et tout l’élan de ton cœur… ». « Ainsi – ajoute t-il un peu perfidement – ne pourra t-on plus dire que tu n’as obtenu les plus beau résultats que grâce à ta fortune ».

 

Il se passe, à partir de cette lettre, un hiatus que les historiens n’ont pas expliqué. En effet, du milieu de décembre 44 jusqu’au 20 mars 43, nous n’avons nulle trace de correspondance entre Plancus et Cicéron.

 

 

X 31 – le 16 mars 43, Pollion, d’Espagne, qui vient de recevoir une lettre du consul Pansa qui l’appelle, s’excuse, auprès de Cicéron, de n’avoir pas défendu activement la République mais plaide, dans le même temps, sa cause : on l’a laissé sans ordre précis et il est fort loin de Modène et de Rome !

 

 

XVII (fragments non répertoriés) – Dans le même temps – peu avant le 20 mars 43 – le Sénat avait reçu des lettres officielles de Plancus et de Lépide –dont on ne dispose plus que de fragments – préconisant de faire la paix avec Antoine ou, à tout le moins, de négocier avec lui plutôt que de faire la guerre.

 

Ces lettres, qui semblent avoir été fort peu appréciées par le Sénat, amènent Cicéron à hausser quelque peu le ton.

 

 

X 6 – tout d’abord, le 20 mars 43, à l’égard de Plancus : « c’est la sympathie qui me pousse à t’écrire ainsi un peu sévèrement… », rappelant, peu après, « en prenant cette règle de conduite – celle que propose Cicéron – qui est digne de toi, tu reconnaîtras à l’usage qu’elle était la vraie ».

 

 

X 27 – puis, sans doute le même jour, Cicéron écrit à Lépide : « tu serais plus sage à mon avis en ne te mêlant pas d’une sorte de pacification qui n’a l’assentiment ni du Sénat, ni du peuple, ni d’aucun non citoyen ».

 

 

X 7 – dans le même temps, Plancus – qui n’a, bien évidemment, pas encore reçu la lettre du 20 mars de Cicéron – lui écrit, soucieux de sa gloire et de sa dignité : « ce que je demande –lui dit-il – c’est de travailler pour ma dignité et, après m’avoir attiré vers la gloire, en éveillant mes espérances de stimuler pour jamais mon ardeur en les réalisant », ajoutant : « je suis certain que tu en as tout autant le pouvoir que la volonté ». Il rappelle enfin, une fois de plus –mais est-ce bien réel ? – qu’il protège la Gaule.

 

 

X 8 – vers le 23 mars, nouvelle lettre de Plancus qui, semble t-il, éprouve le besoin de se justifier tant auprès de Cicéron que du Sénat d’avoir « tenu trop longtemps en suspens l’attente de ses concitoyens et l’espoir que la République plaçait en ses décisions ». Il précise que s’il n’a pas pris de décision plus rapide c’est dans l’intérêt public : il lui fallait d’abord s’assurer du loyalisme de l’armée, de la fidélité de beaucoup de cités et se ménager l’appui de ceux qui étaient à la tête des provinces et des armées du voisinage en vue d’augmenter ses effectifs militaires. Il dit avoir désormais sous ses ordres cinq légions sur le courage et la fidélité desquelles la République peut compter. Sa province – ajoute t-il – est calme et lui fournit cavalerie et auxiliaires.

 

 

X 10 – le 30 mars – décalage postal oblige – Cicéron, qui ignore les dispositions d’esprit de Plancus, lui exprime, une fois encore son amitié et lui rappelle quelles seront les récompenses qu’il obtiendra s’il défend résolument la République.

 

 

X 12 – le 11 avril 43, Cicéron, qui a alors reçu les lettres de Plancus, le remercie de lui avoir fait connaître ses intentions et lui fait part de la satisfaction du Sénat.

 

 

X 9 – fin avril intervient alors l’une des plus importantes lettres de Plancus à Cicéron. C’est la première a être datée de Narbonnaise, d’un lieu non précisé « In Gallia Narbonnensi » . Le 26 avril il a traversé le Rhône – à Lyon selon les uns, à Vienne selon d’autres – et envoyé au devant de lui des cavaliers (1000 selon cette lettre, 3000 selon une lettre écrite peu après) en direction de l’Italie – par le col du Petit Saint Bernard – en avant garde de son armée qu’il met en ordre pour aller délivrer Modène. Mais lui même se donne le temps de la réflexion. Il est clair, dès ce moment là, que son objectif n’est pas Modène mais Grenoble. Son intention, mal étudiée car fortement problématique, paraît être de saisir des gages, d’exercer sur Lépide une pression l’empêchant de rejoindre Antoine et, surtout, sans doute, de s’assurer les passages des Alpes en vue de secourir – mais ultérieurement – Brutus dans Modène. Il est sans doute aussi, et avant tout, incertain des intentions de Lépide, gouverneur légitime de la Narbonnaise dans laquelle il vient de pénétrer.
 
 
XI, 9 – le 27 avril, le Sénat, peut être un peu légèrement, décide de confier à Brutus le commandement de toutes les forces rassemblées autour de Modène, pour la poursuite des opérations contre Antoine et, deux jours plus tard, Brutus, de Reggio d’Emilie, à 25 km seulement de Modène, informe Cicéron de la poursuite – fort tardive car nous sommes déjà à huit jours de la libération de Modène – qu’il organise contre Antoine. Il l’exhorte d’écrire à Lépide « cette fieffée girouette » et de conforter Plancus dont il doute du loyalisme.
 
 
X 11 – Peu après, vers le 1er mai, Plancus, dans une nouvelle lettre à Cicéron, précise ces intentions : il pensait se diriger – dit-il – sur Modène lorsqu’il a appris en chemin que la bataille avait été gagnée et que Brutus était délivré. Il a alors considéré qu’Antoine et ce qu’il lui restait de troupes ne pouvait se replier qu’en Gaule Narbonnaise et qu’il n’avait, dès lors, qu’une espérance : Lépide et son armée « aussi enragée – dit-il – que celle qui avait été sous les ordres d’Antoine ». Dans ces conditions, Plancus dit avoir rappelé sa cavalerie (il parle ici de 3000 hommes) et s’être arrêté chez les Allobroges pour être prêt, selon ses termes, « à tout ce que dicteraient les circonstances ». Si Antoine vient contre lui, soit seul, soit avec l’armée de Lépide, il résistera. En attendant, en dépit de sa haine personnelle pour Lépide, il va négocier avec lui par l’intermédiaire de son frère et de Laterensis, lieutenant de Lépide. C’est dans cette lettre qu’il fait état, de manière non innocente, du soutien qu’il s’est assuré de la Xème légion, fameuse dans les Commentaires de César, celle en qui l’Impérator avait la plus grande confiance (B. G. I, XVII) et que Plancus dit avoir remis dans le droit chemin.

 

X 14 – interviennent alors, le 5 mai 43, une lettre de Cicéron à Plancus l’exhortant « à détruire ce qu’il reste de l’armée d’ Antoine »

 

 

X 11, 11 – et une lettre de Brutus à Cicéron, datée du lendemain, de Ligurie Alpestre, par laquelle celui ci indique avoir écrit à Plancus – dont il défie par ailleurs, comme nous l’avons vu – et précise qu’il attend des députés des Allobroges et de toute la Gaule qu’il affermira contre Antoine qui devrait arriver pour faire – selon lui – sa jonction avec Lépide.

 

 

X 13 – vers le 10 mai, Cicéron – qui n’a pas encore reçu la dernière lettre de Plancus – l’informe du Sénatus Consulte pris sur sa proposition et en son honneur au reçu de sa lettre l’informant du passage du Rhône (on ne connaît pas la nature précise des honneurs décernés à Plancus) et l’exhorte, une nouvelle fois, à terminer la guerre contre Antoine car, pour Cicéron, il est clair qu’Antoine ne s’est pas enfui de Modène mais qu’il a seulement déplacé le théâtre des opérations.

 

 

X 15 (11 ou 12 mai 43) – dans le même temps (tout cela est sans doute un peu compliqué mais on n’était loin du fax et d’Internet et, pour eux aussi, les choses ne devaient pas être simple), Plancus qui, bien évidemment, ignore le décret le couvrant de gloire écrit une longue lettre à Cicéron « cis Isaram u » d’en deçà de l’Isère.

Il a eu des négociations favorables avec Lépide. Le gouverneur de la Narbonnaise résistera à Antoine mais, comme ses troupes sont insuffisantes, surtout en cavalerie, Plancus a décidé de se porter à son secours pendant qu’il est, dit-il, « dans de bonnes dispositions ». C’est dans cette fameuse lettre que Plancus indique expressément : « Lépide m’a engagé sa foi et dit que, s’il ne pouvait empêcher Antoine de pénétrer dans sa Province, il entrerait en guerre contre lui. Il m’a demandé de le rejoindre – ajoute t-il – et, ainsi « Itaqué in Isara, flumino maximo, quod in finibus est Allobrogum, ponte une die facto, exercitum ad quartum Idus Maias traduxi » (ayant construit en un jour un pont sur l’Isère, grand fleuve qui est aux frontières des Allobroges, je l’ai traversé le 4 des Ides de Mai avec mon armée ».

Cette armée qui, selon Camille Jullian, ressemblait à celle que César avait menée à la conquête du monde !

 

D’un point de vue historique, cette lettre est d’une importance considérable : Plancus jette, en un jour, un pont sur l’Isère qu’il qualifie de « grand fleuve » (j’y reviendrai tout à l’heure), fait traverser son armée et, apprenant que Lucius, frère d’Antoine, parti en reconnaissance avec de la cavalerie s’est avancé jusqu’à Forum Iulii, envoie à sa rencontre son propre frère, Plotius Plancus, avec ses cavaliers – il dit ici 4000 cavaliers – qu’il suivra à grandes étapes avec 4 légions sans bagages et le reste de sa cavalerie.

 

Se posent ici deux problèmes importants :

 

-          la date précise de l’événement : la cavalerie part, cela est indiscutable, après l’armée et non avant, ce qui induirait alors qu’elle ait traversé l’Isère avant même l’édification du pont, ce qui n’est pas vraisemblable. C’est pourquoi les auteurs modernes ont proposé de corriger le manuscrit qui indique littéralement que le pont aurait été franchi par l’armée « le 4ème jour avant les Ides de Mai et que la cavalerie serait partie le 5ème jour avant ces mêmes Ides, en subsistant à 4ème jour, 7ème jour avant les Ides de Mai et en conservant pour la cavalerie le 5ème jour, ce qui conduit à dater le pont du 9 mai et le départ de la cavalerie du 11 mai 43.

-          Et la situation de Cularo, alors emplacé au sens littéral sur la rive droite : le très lourd débat rive droite – rive gauche, largement traité dans mon ouvrage, n’a pas lieu d’être évoqué ici.

 

 

X 21 – Intervient alors la lettre écrite par Plancus à Cicéron le 13 ou le 14 mai du camp de l’Isère : « In castris ad Isaram » : « je t’ai écrit – dit-il – que j’avais confiance dans Lépide, mais celui ci vient de me faire savoir qu’il pouvait mener l’affaire à bien par lui même et que je dois l’attendre au bord de l’Isère ». Il ajoute : « je ne veux pas fournier à ces traîtres pareille aubaine et exposer mes troupes en compromettant irrémédiablement la situation… Je vais donc –poursuit-il – revenir en arrière et me cantonner dans la défensive ». Mais il demande sans retard des troupes en renfort pour sauver la République car son sort peut se jouer ici, sur les bords de l’Isère.

 

 

X 34, X 34a – les 18 et 22 mai 43, du Sud Est de la Narbonnaise, Lépide Cicéron qu’il a quitté son camp du Pont sur l’Argens (« Ponte Argenteo ») pour gagner, à marche forcée, Forum Voconii où l’avant garde d’Antoine, soit 5 légions avec 5000 cavaliers, campe au delà de l’Argens et l’assure de sa loyauté envers le Sénat et la République.

 

 

X 18 – Mais, nouveau revirement, le 18 mai 43 ? Plancus informe Cicéron qu’à la suite d’une nouvelle démarche de Lépide – qui, peut-être, cherchait alors à lui tendre un piège – il quitte son camp de l’Isère ce même jour, après avoir muni de deux ouvrages fortifiés les têtes du pont sur l’Isère, laissant sur place des troupes suffisantes pour les défendre afin que Brutus, en y arrivant avec son armée, puisse franchir la rivière sans retard. « Quant à moi –ajoute t-il – j’espère que dans huit jours à dater de cette lettre je ferai ma jonction avec les troupes de Lépide ».

 

 

X 17 – Peu après, dans une lettre écrite sans doute pendant qu’il faisait route vers le Sud, Plancus indique à Cicéron qu’il sait qu’Antoine est arrivé à Forum Iuli, cependant que Lépide, campé à 24 miles de là, à Forum Voconii, l’attend. Le choix de Forum Voconii (aujourd’hui « les Blaïs entre Vidauban et le Cannet des Maures dans le Var) par Lépide semble avoir été déterminé par l’arrivée sur ce lieu de la route venant de Cularo, ce qui le mettait en communication directe avec Plancus. « Porte toi bien », souhaite t-il à Cicéron, ajoutant, une fois encore « et défends ma dignité ».

 

 

XI, 13 – Dans le même temps, Brutus, de Pollentia en Ligurie, écrit à Cicéron qu’il a appris le déplacement d’Antoine. Il indique qu’il se rend, à marche forcée, dans le pays des Allobroges et souhaite arriver avant qu’il ne soit trop tard.

 

 

X 16, X 19, X 20 – Entre temps, Cicéron avait écrit à Plancus plusieurs lettres pour l’informer de la satisfaction du Sénat au reçu de sa lettre du 11 mai, pour louer son très grand courage et son extrême habileté et pour lui demander, enfin, si Lépide suivait la République ou optait pour Antoine.

 

Ironie du sort, la dernière de ces lettres, datée du 29 mai 43, était écrite au moment même où Lépide et Antoine faisaient leur jonction au Pont d’Argens.

 

 

X 35 – le lendemain, en effet (30 mai), Lépide écrit au Sénat que son armée s’est soulevée et que « pour éviter de faire couler le sang des citoyens il a joint ses forces à celles d’Antoine ».

 

 

X 33 – dans le même temps (début juin), Pollion, toujours très éloigné de ces évènements, écrit à Cicéron, de Cordoue en Espagne Ultérieure, pour dire qu’il reçoit des nouvelles alarmantes de Gaule et combien il déplore qu’on ne l’ait pas appelé en Italie par le même décret que celui destiné à Plancus et à Lépide, assurant que, si tel avait été le cas, « la République n’eut pas reçu sa dernière blessure ». Il s’agissait là, en l’occurrence, non de la jonction de Lépide et d’Antoine, mais de la fuite de ce dernier de Modène car les courriers mettaient environ 40 jours pour parvenir à Pollion.

 

X 23 – Doit être placée, à ce moment crucial de l’enchaînement des évènements, la célèbre lettre du 6 juin 43 de Plancus à Cicéron. Elle mérite large attention car c’est la première à être expressément datée de Cularo : « Octavo Idus Junias Cularone ex finibus Allobrogum » : le 8ème jour avant les Ides de Juin de Cularo en pays Allobroge. C’est une fort longue lettre, dans laquelle Plancus cherche tout d’abord, à son habitude, à se justifier : il ne veut pas qu’on l’inculpe de témérité et prend soin de rappeler pourquoi il s’est lancé dans cette aventure : « je ne regretterai, mon cher Cicéron, de m’être exposé aux plus grands dangers pour le service de la Patrie, pourvu que, s’il m’arrive malheur, on ne le reproche pas à ma témérité. Je confesserais mon imprudence si j’avais vraiment eu confiance en Lépide… Sur quoi donc faire tomber le reproche ? Sur ma pudeur, vertu très périlleuse dans la guerre qui m’a forcé de subir cette aventure ?… ».

 

Puis il raconte ce qui c’est passé depuis son départ de Cularo : « je craignais, en restant dans le même lieu, que mes ennemis pussent penser que ma haine contre Lépide était trop grande et que je cherchais à prolonger la guerre par mon inaction. C’est pour cela que j’ai fait avancer mes troupes presque en vue de Lépide et que je ne me suis arrêté qu’à 40 miles pas d’eux, pour avoir la possibilité de les approcher promptement ou de me retirer sans difficultés ». La marche de sécurité était, somme toute, importante puisque le pas, « passus » ou double pas romain, équivalait à 5 pieds, soit 1,47 m par pas. Plancus s’est donc arrêté à 59 km de Lépide ! Il justifie ensuite sa stratégie : « le terrain que j’avais choisi me donnait pour barrière devant moi, un grand fleuve – le Verdon – que l’ennemi ne pouvait passer sans perdre de temps. Derrière, j’avais les Voconces dont la fidélité me répondait de tous les passages. Lépide, désespérant de me voir arriver, avait fait alliance avec Antoine le 4 des kalendes de Juin et, le même jour, tous deux s’étaient mis en marche dans ma direction. Ils n’étaient plus qu’à 20 miles pas lorsque j’en fus informé. En un clin d’œil, grâce à la bonté des dieux, tout fut disposé pour ma retraite et je pus l’effectuer sans avoir l’air de fuir. Rien n’est resté en arrière et ces forcenés, qui croyaient déjà tenir leur proie, ne purent saisir ni un fantassin, ni un cavalier, ni le moindre bagage. La veilles des Nones de Juin – le 4 Juin – mes troupes avaient toutes repassé de l’autre côté de l’Isère et pontisque quos feceram interrupi (les ponts que j’avais fait jeter étaient rompus). Mes hommes auront ainsi le temps de se regrouper et je pourrai faire ma jonction avec mon collègue – c’est de Brutus qu’il parle – que j’attends sous trois jours ». Il précise enfin qu’il lui semble avoir bien mérité de la République et, tout en témoignant, une fois de plus, sa fidélité à Cicéron réclame la venue d’Octave avec ses troupes très solides.

 

 

XI 14 – Le 7 juin, Cicéron, dans un message à Brutus, lui laisse entendre que les légions d’Afrique sont attendues. Où, quand, comment ? Il ne s’y aventure guère.

 

 

XI 13a – Aux environs du 8 juin 43, les légions de Brutus arrivent à Cularo.  Peu après, Plancus et Brutus envoient au Sénat un rapport officiel, daté de Cularone, qui ne nous est que partiellement parvenu. Ils promettent de résister à l’attaque d’Antoine et de Lépide s’il advient qu’ils puissent franchir l’Isère mais demandent au Sénat de les pourvoir en troupes et en approvisionnement de toutes sortes.

 

 

Ad Brut. I, 10 – Peu après (mi juin), Cicéron, dans une lettre à Marcus Brutus, campé en Macédoine, fait grief à son cousin, Decimus Brutus, d’avoir laissé échapper la victoire par accumulation de fautes, ayant notamment permis à Lépide d’avoir tout le temps de s’organiser. Il admet, toutefois, pour sures son armée et celle de Plancus, qui disposent, de surcroît, de forces gauloises loyales et considérables mais l’exhorte à accourir pour libérer de manière décisive la République.

 

 

XI 25 – Ne négligeant décidément rien, Cicéron écrit, quelques jours plus tard (18 juin) à Décimus Brutus pour lui dire que sur lui et sur son collègue Plancus, reposent désormais tous les espoirs de la République.

 

 

X 22 – La dernière lettre connue de Cicéron à Plancus est de fin juin 43. Il lui indique que le Sénat a été comblé de joie de voir la bonne entente régnant entre Brutus et lui et lui tient, du reste, le même discours qu’au susnommé : tous les espoirs de la République reposent sur lui et sur son collègue. Il lui joint le compte rendu de la séance du Sénat au cours de laquelle a été voté le décret réglant les modalités de l’attribution de terres aux vétérans, que Plancus réclamait depuis un certain temps.

 

 

X 24 – un terme est mis à cette correspondance par la réponse de Plancus, datée du 28 juillet d’ « In castris ad Cularonem », le camp de Cularo. Il remercie Cicéron de s’être occupé des intérêts de ses soldats : ce sera la fondation de la colonie de Lugdunum. Il lui rappelle également, une fois de plus, qu’il compte sur des secours. Car, dit-il, si l’ensemble de l’armée stationnée à Cularo est considérable (il la décrit : 3 légions de vétérans et une de recrues dans son camp ; 1 légion de vétérans, 1 formée deux ans plus tôt et 8 de recrues dans le camp de Brutus), elle est mince par sa solidité. Il déplore que ni l’armée d’Afrique, faite de vétérans, ni celle d’Octave ne soient venues le rejoindre car, en ce cas, le sort de la République serait assuré.

 

On peut noter que, si tel avait été le cas, une probable « bataille de Cularo » aurait pu, en effet, sauver la République Romaine ! Dès lors, l’épilogue ne concerne plus vraiment Grenoble.

 

En août 43, Octave se fait nommer Consul et son premier acte est de révoquer l’amnistie de Mars 44 et de promulguer la « Lex Pedia », dirigée contre les meurtriers de César. Brutus est banni et Plancus, craignant que son Consulat ne soit remis en cause, se sépare de lui en septembre 43. C’est vraisemblablement vers cette époque qu’il fonde, sur l’ordre du Sénat, la « Colonia Copia Felix Munatia Lugdunum », la prospère et heureuse colonie de Munatius.

 

Peu après, sans doute en Octobre 43, il fait allégeance à Antoine et à Lépide, remettant au premier trois de ses légions et les deux restantes au second. Dans le même temps il remet le gouvernement de sa Province aux nouveaux maîtres que sont Octave, Antoine et Lépide qui scellent leur alliance près de Bologne, avant de marcher sur Rome pour se faire nommer « tresviri reipublicae constituendae », triumvirs à pouvoir constituant.

 

Peu après, ce sont les proscriptions, l’assassinat de Brutus et, le 17 décembre 43, celui de Cicéron, sur ordre d’Antoine qui fera déposer en plein Sénat  sa tête et ses mains, celles qui avaient notamment écrit les « Philippiques ». Revenu à Rome, Plancus célèbre, le 29 décembre 43, son triomphe au Capitole et, le 1er janvier 42, il commence son tant espéré Consulat. C’est sur cet événement que je vous propose d’achever cette première partie.

 

 

 

2ème partie : le pont, la voie, le poids des évènements :

 

A – le pont :

 

Illustre mais éphémère premier pont ! Son existence aura été fort brève : du 9 mai au 4 juin 43 soit 27 jours. Pour l’étudier, reprenons, si vous le voulez bien, les sources utilisées, c'est à dire 4 des lettres que j’ai évoquées dans la première partie.

 

Tout d’abord la lettre de Plancus à Cicéron du 11 mai 43 (X 15). Plancus, campé aux bords de l’Isère avec ses légions, a reçu le message de Lépide lui demandant de le rejoindre au plus vite à Forum Voconii. Et alors, pour unir au plus tôt leurs forces, Plancus construit « en un seul jour » un pont sur l’Isère, « ce grand fleuve » et le traverse le 9 mai avec son armée. Nous avons vu, en fait, qu’ayant reçu peu après un message contraire de Lépide, il a repassé l’Isère et que, le 18 mai, il est toujours sur la rive droite.

 

Ce jour là – c’est sa nouvelle lettre (X 18) qui nous l’apprend – à la suite d’une nouvelle démarche de Lépide, il retraverse l’Isère sur son ouvrage, après avoir muni d’une redoute chaque tête de pont et y avoir laissé une garnison pour le défendre en attendant Brutus qui, venant d’Italie, gagne à marche forcée Cularo.

 

La lettre du 6 juin 43 (X 23), expressément datée de Cularo indique que, parvenu à 40 miles de Lépide et d’Antoine, Plancus s’est replié à la hâte sur son camp de l’Isère. Et ainsi, nous dit-il « le 4 juin j’ai fait repasser l’Isère à mes troupes et j’ai rompu les ponts que j’avais construits ». Vous aurez noté qu’il dit ici « les ponts », alors que dans sa lettre du 12 mai (X 15), de même que dans celle écrite 48 heures plus tard (X 21) et, enfin, dans celle du 18 mai (X 18), il indique « pont une die facto », le pont édifié en un jour. Le Doyen Perrochat n’y voyait pas de contradiction particulière, le pluriel – selon lui – étant employé parce que le pont devait être formé de plusieurs palées et rappelant, à titre d’exemple, que Tacite, dans le Livre II de ses « Annales », employait indistinctement, en pareil cas, le singulier comme le pluriel.

 

A quoi pouvait ressembler ce pont et où était-il situé ?

 

Sur le premier point, la réponse est partiellement donnée par Plancus lui même qui, tout en vantant son exploit d’habile pontonnier – un pont jeté en un seul jour sur le « grand fleuve » - rassure sur sa solidité :  « j’y ai fait passer mon armée » et sur sa pérennité : il a consolidé la jetée et placé deux redoutes à ses extrémités. Ce n’était donc pas, comme on l’a parfois dit, un pont de bateaux mais un ouvrage solide en bois. Que faut-il penser, à cet égard, de l’expression « flamine maximo », littéralement « grand », voire « très grand » fleuve qu’emploie Plancus ? A cet égard, Pilot considérait que Plancus avait trouvé l’Isère en crue, circonstance qui lui permettait d’employer une telle expression. Mais il y a, sans doute, une autre explication : à bien y regarder, au mot « fleuve » devrait correspondre le terme « fluvius », indiquant, comme de nos jours, un cours d’eau très important. César ne l’emploie jamais dans la « Guerre des Gaules ». Il utilise une fois le mot « rivus », rivière, mais, très régulièrement par contre, le mot « flumen ». Celui ci, employé en poésie comme en prose, est un mot passe partout, appliqué indistinctement à n’importe quel cours d’eau, important comme minime. Ainsi en est-il dans le Livre VIII de la « Guerre des Gaules » où Hirtius l’emploie à propos de la Loire, mais aussi dans Virgile, Horace, Tite Live, Tacite ou encore Suétone. L’on ne peut donc rien conclure de ce mot quant à l’importance du débit ou la largeur d’une rivière et, notamment, de l’Isère en ce mois de juin de l’an 43 avant notre ère.

 

Enfin, pour tenter d’aller plus loin dans la conceptualisation de ce pont « édifié en un seul jour », il convient, peut être, de se référer au « Bellum Gallicum » de César, écrit, pour l’essentiel, durant l’hiver 52 – 51 à Bibracte où il avait pris ses quartiers. Selon toute vraisemblance, Plancus, qui faisait alors partie de l’état major de César, connaissait parfaitement le récit de la « Guerre des Gaules ». Et c’est dans le Livre IV, qui se rapporte à l’année 55 avant notre ère, et, plus particulièrement dans les chapitres 17 et 18 que se trouvent les réponses aux questions irrésolues jusqu’alors. En effet, de nombreuses analogies existent entre le récit de César et la correspondance de Plancus. Celles ci méritent d’être relevées.

 

B. G. IV, 17 : « César… avait décidé de franchir le Rhin ; mais les bateaux lui semblaient un moyen trop peu sur et qui convenait mal à sa dignité et à celle du peuple romain. Aussi, en dépit de l’extrême difficulté que présentait la construction d’un pont, à cause de la largeur, de la rapidité et de la profondeur du fleuve, il estimait qu’il devait tenter l’entreprise ou renoncer à faire passer ses troupes autrement ».

 

Les motifs qui présidèrent à l’entreprise – que Caton fustigea à Rome – sont finalement mineurs face au désir de César d’accomplir un exploit propre à frapper les imaginations : franchir ce fleuve mythique, d’une largeur extraordinaire, 500 mètres selon Camille Jullian, 400 mètres selon Christian Goudineau, à Neuwirth, près de Coblence, où des vestiges du pont de César ont été récemment découverts. Suivent alors les détails, très précis, de la construction  du pont sur le Rhin.

 

« Voici le nouveau procédé de construction qu’il employa (c’est César qui parle). Il accouplait à deux pieds (60 cm), l’une de l’autre, deux poutres d’un pied et demi d’épaisseur (45 cm), légèrement taillées en pointe par le bas et dont la longueur était proportionnée à la profondeur du fleuve. Il les descendait dans le fleuve au moyen de machines et les enfonçait à coup de mouton, non moint verticalement comme des pilotis ordinaires mais obliquement, inclinées dans la direction du courant ; en face de ces poutres, il en plaçait deux autres, jointes de même façon à une distance de quarante pieds (12 mètres) en aval et penchées en sens inverse du courant. Sur ces deux paires on posait des poutres larges de deux pieds qui s’enclavaient exactement entre les pieux accouplés et on plaçait de part et d’autre deux crampons qui empêchaient les couples de se rapprocher par le haut ; ceux ci étant ainsi écartés et retenus chacun en sens contraire, l’ouvrage avait tant de solidité et cela en vertu des lois de la physique, que plus la violence du courant était grande, plus le système était fortement lié. On posait sur les traverses des poutrelles longitudinales et, par dessus, des lattes et des claies. En outre, on enfonçait en aval des pieux obliques qui, faisant contrefort, appuyant l’ensemble de l’ouvrage, résistaient au courant ; d’autres étaient plantés à une petite distance en avant du pont : c’était une défense qui devait, au cas où les barbares lanceraient des troncs d’arbres ou des navires destinés à le jeter bas, atténuer la violence du choc et préserver l’ouvrage ».

 

Et alors (B. G. IV, 18) : « dix jours après qu’on avait commencé à apporter les matériaux, toute la construction est achevée et l’armée passe le fleuve ».

 

Dès lors, on comprend mieux, face à cet extraordinaire exploit des pontonniers romains que Plancus, avec une technique identique, ait pu faire édifier, en un seul jour, un pont sur un fleuve respectable, même si sa largeur était sans commune mesure avec celle du Rhin, peut être dans un rapport de 1 à 5. 

 

La comparaison des deux textes est troublante :

 

Plancus, X 15, 3 : « … ayant construit en un seul jour un pont sur l’Isère, grand fleuve qui est aux frontières des Allobroges, je l’ai traversé le 12 mai avec mon armée ».  Et les précautions prises par Plancus sont les mêmes que celles qu’avait prises, douze ans plus tôt, César :

 

B. G. IV, 18 : « César laisse aux deux têtes du pont une forte garde et se dirige vers le pays des Sugambres ».

 

Plancus, X 18, 2 : « j’ai donc quitté mon camp de l’Isère le 19 mai après avoir muni de deux redoutes les têtes du pont que j’avais fait construire sur ce fleuve et j’y ai laissé des troupes suffisantes pour les défendre ».

 

Et, au bout du compte, les deux ponts ont le même sort :

 

B. G. IV, 19 : « après dix huit jours complets passés au delà du Rhin, estimant avoir atteint un résultat suffisamment glorieux et suffisamment utile, César revint en Gaule et coupa le pont derrière lui ».

 

Plancus, X 23, 2 : « et ainsi, la veille des Nones de juin, mes troupes avaient  toutes repassé l’Isère et les ponts que j’avais fait jeter étaient rompus ».

 

 

Mais où était donc situé le pont de Plancus ?

 

On a toujours admis qu’il fallait le voir à l’emplacement du pont Saint Laurent, c’est à dire rive droite dans l’axe de la voie romaine de Vienne, à l’emplacement des actuelles place de la Cimaise et des  montées Chalemont et Cularo, rive droite et, rive gauche, dans l’axe de l’actuelle rue de Lionne, jadis nommée, d’ailleurs « rue montant au pont » et rue Renauldon. C’est, du reste, le choix qui a été fait par l’Académie Delphinale pour l’apposition de la plaque dite du biméllénairre.

 

A bien y regarder, cet emplacement était le plus rationnel, sinon le seul possible, à la jonction du Drac et de l’Isère, entre les contreforts de la Chartreuse et le tertre surélevé de la rive gauche, en ce point où, nécessairement, l’Isère était la plus étroite : une centaine de mètres au maximum, peut être même un peu moins.

 

On ne taira toutefois pas, dans ce large débat, l’opinion de Camille Jullian : celui ci, curieusement, traduit deux fois l’ « Isaram » de Plancus – c’est à dire, sans confusion possible, l’ « Isara » de Florus, l’ « Isar » de Strabon, la « Skaras » de Polybe – par « Drac » et estime que Plancus l’aurait franchi le 12 mai 43 à Pont de Claix avant de camper, sur l’autre rive, à Claix, le 14 mai. Son explication est la même pour les évènements du 4 juin ; selon lui, Plancus aurait repassé le Drac et coupé le pont. Il ajoute, en outre, paradoxalement,  « et Plancus revient à Grenoble où Brutus l’a rejoint.

 

C’est ce que le Doyen Perrochat appelait « une explication désespérée », estimant, à juste titre, que Plancus, venant du Nord, ne pouvait confondre l’Isère et le Drac. Mais on retrouve, d’ailleurs, le même type d’explication chez Gariel (« Histoire du Dauphiné », 1864) qui voyait en Echirolllesnle nom corrompu de Cularone. Au surplus, si l’on suit Jullian et Garriel, Plancus se serait donc retrouvé nécessairement, après avoir coupé le pont, sur la rive gauche de l’Isère et, dès lors, on voit mal comment Brutus, arrivant par la rive droite, aurait pu le rejoindre. Mais, le grand historien qu’est Camille Jullian avait t-il une connaissance précise de la topographie de l’ancien lit du Drac ? La carte dressée par Paul et Germaine Veyret devrait pourtant lever tous doutes éventuels à cet égard.

 

Se pose, néanmoins, le problème du « camp de l’Isère » que Plancus cite trois fois : les 13, 15 et 18 mai sous la forme « castris in Isaram » et une fois, le 28 juillet, sous la forme « castris ad Cularonem ».

 

Ce quartier général ne peut, dès lors, qu’être situé, semble t-il, sur les contreforts de Chalemont, servant de défense naturelle sur la rive droite pour que le fleuve fut un fossé infranchissable à un ennemi venant du Sud.

 

On a toutefois peine à conceptualiser que les 5 légions, leurs auxiliaires et la cavalerie aient pu être installées aussi durablement – près de trois mois – sur aussi peu d’espace plane car, au minimum, 100 à 120 hectares devaient être nécessaires pour le stationnement d’une telle armée, c’est à dire, en ce cas, tout l’espace occupé aujourd’hui par le Musée Dauphinois, les instituts de géographie et de géologie, la cité universitaire avec de larges débordements sur tous les contreforts Est et Ouest, voire même jusqu’à son plateau sommital et sur les pentes, un peu plus douces, de Saint Martin le Vinoux. Quand on pense, en outre, à la déclivité actuelle des lieux on a le plus grand mal à imaginer comment le camp de Plancus avait pu être organisé. Mais, peut être, n’était-il pas situé en cet endroit ? Plancus aurait pu donner à l’endroit où il avait établi son camp le nom de la localité la plus proche connue, Cularo en l’occurrence. Quant au camp de Brutus, la lettre du 28 juillet 43 est sans équivoque : il était distinct de celui de Plancus.

 

Comme on le voit, le débat sur ce point reste intégralement ouvert.

 

 

B – la voie :

 

Quelques mots sur cette voie, dont nous avons parlé, qui allait de Cularo à Forum Voconii et qui était, selon toutes probabilités, de belle qualité pour qu’une armée ne mette que huit jours pour parcourir les 200 km séparant  ces deux localités. « Vieux chemin –écrivait Camille Jullian – qui, depuis Grenoble, monte et descend sans cesse à travers les vallées et contreforts des Alpes, cette route est, peut être, la plus paysanne des Gaules… ».

 

Son tracé peut être globalement reconstitué. Je m’y suis employé.

 

De Grenoble au col du Fau, la voie suivait d’abord le cours principal du Drac jusqu’à Claix puis passait à l’Achard, sur Varces – probable frontière entre Allobroges et Voconces – puis à Vif (vicus ?). La Gresse coulant alors beaucoup plus à l’Est qu’aujourd’hui, son franchissement n’était nécessaire qu’au Gua (le gué). De là, passant à l’Ouest de la Fontaine Ardente, la voie atteignait Lanchâtre. Son tracé se retrouve ensuite, de manière probante, jusqu’au gué de Colombat sur la Gresse, puis, par une très longue ligne droite, jusqu’au col du Fau. C’est dans ce segment col du Fau – col de la Croix Haute qu’elle est le plus mal connue, mais on peut la conjecturer sur Saint Martin de Clelles et Saint Maurice en Trièves. Après le col de la Croix Haute son tracé est, de nouveau, bien identifié : Grand Logis, Saint Julien en Beauchêne, la Faurie et Veynes où une mansio est connue.

 

Elle passait ensuite au Sud Est d’Aspres sur Buech, où elle a été repérée à la Beaumette, et se dirigeait sur la Bâtie Montsaléon, mansio attestée (Mons Seleucus). Elle devait ensuite gagner Serres puis Eyguians et Laragne. De là, par la rive droite du Buech, elle gagnait Ribiers, emplacement d’une agglomération secondaire, où la voie a été repérée au Nord du bourg, puis la cité de Segustero.

 

Le franchissement de la Durance se faisait sur un pont disparu situé, selon toute probabilité, au niveau de la Clue de la Baume. Suivant le tracé de l’actuelle D 4, la voie traversait les territoires de Salignac et de Volonne et arrivait à l’Escale, mansio probable. Dans ce secteur, son tracé était commun avec celui de la voie Sisteron – Digne – Vence. Cet itinéraire se perpétuera dans celui de la « route Royale » puis « route Napoléon », actuelle D 4, longeant la rive gauche de la Durance. Entre le Bourguet de l’Escale et Volonne, au débouché du ravin de « Pierre Taillée », on voit encore l’impressionnant passage aménagé dans le rocher pour la route antique.

 

Celle ci se poursuivait sur l’actuelle commune de Mirabeau où, aux abords de Beauvestel, se joignaient la voie Sisteron – Digne et la voie de la Bléone à Riez. De la vallée de la Bléone à celle de l’Argens son tracé est attesté par douze milliaires du haut Empire. Une station semble avoir existé aux abords de la chapelle de Saint Christol. Empruntant la rive droite de la Bléone (actuelle nationale 85), la voie traversait ensuite la commune de Malijai puis celle de la Chaffaut Saint Jurson du Nord au Sud. Sur la commune de Mallevoisin elle franchissait la Bléone à son confluent avec la Duyes. Elle est bien attestée sur le territoire de Saint Jeannet pat la présence de deux milliaires et elle correspond à l’actuelle départementale 8 jusqu’à Bras d’Asse. La voie arrivait ensuite à Riez, chef lieu des Reii, qu’elle traversait avant de se poursuivre par le vallon de Val Vachères. De là, elle traversait la commune de Montagnac, passant au col de la Fare, et se dirigeait dans la région du Verdon où son tracé, longtemps imprécis, a été reconnu, en 1968, par Guy Barruol.

 

Dans un secteur, aujourd’hui englouti dans les eaux du lac de Sainte Croix, elle a été repérée sur une trentaine de mètres, en entaillement de la falaise avec un aménagement rupestre. Elle franchissait le Verdon sur un pont aujourd’hui immergé et traversait la commune de Bauduen. C’est dans ce secteur que Munatius Plancus fit sa halte, stratégiquement réfléchie, à 40 miles de Lépide.

 

Par la source de Fontaine l’Evêque, aujourd’hui immergée, la voie gagnait ensuite Vérignon, où quatre milliaires ont été découverts, puis se dirigeait sur Ampus, probable station, où deux milliaires ont également été découverts. Elle passait à Notre Dame de Spéluque, Lentier et Bilotte et arrivait à la station d’Anteae sur le territoire de Draguignan, au quartier des Salles, à deux km à l’Ouest de Draguignan où Raymond Chevallier voit un possible forum. A l’époque républicaine la voie devait longer le piémont méridional des plateaux calcaires par Saint Martin et Astros pour aboutir au pont romain du Rondin sur l’Argens. Sans doute, le « pons Argenteus » de Lépide était-il situé à cet emplacement. Ultérieurement, la voie, par Valbourgès, se dirigera sur un autre « pons Argenteus », celui des Arcs, dont les dernières traces ont récemment disparu ; mais un lieudit « les quatre chemins » témoigne encore du croisement de la voie impériale de Cularo à Forum Voconii et le la Via Aurélia.

 

Quelques mots sur ce « Forum Voconii » que l’archéologie conduit à emplacer aux Blaïs sur les communes du Cannet des Maures et de Vidauban, à 24 miles de Fréjus.

 

Lépide, dans sa lettre du 18 mai 43 à Cicéron (X 34), nomme ce forum non « Forum Voconii » ùais « Forum Vocontium », le marché Voconce. Barruol dit qu’il verrait volontiers dans ce forum le marché méridional, une sorte de comptoir où les Vocontii auraient acheminé leurs produits naturels. Le rapprochement est surprenant car, selon toute évidence, le nom de ce forum, situé en territoire Verucini, peuple de la confédération Salyenne, a été formé banalement sur le même modèle que Forum Iulii ou Forum Domitii à partir, vraisemblablement, d’un anthroponyme Voconius. Toujours est-il que Pline le cite au titre des « oppida latina » sous le nom de Forum Voconii, de même que toutes les sources postérieures et les Itinéraires. On ne sait par contre toujours pas s’il s’agit d’une localité secondaire rattachée à Fréjus dès la fondation de la colonie ou d’une « respublica » dotée de l’autonomie administrative de droit latin et donc d’un territoire propre.

 

Quoiqu’il en soit, cette voie, si rapide, si directe, devait largement avoir pris la suite de pistes indigènes conduisant des Alpes vers la Côte. D’après Tite Live, elle existait dès au moins la fin du 3ème siècle avant notre ère. Des traces de cette antique piste paraissent être conservées en Trièves et, notamment, sur la commune de Saint Paul les Monestier.

 

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Il est désormais grand temps d’en venir à la conclusion : quel est le poids de tous ces évènements au regard de l’histoire ?

 

On a parfois dit que le sort de Rome s’était joué en 43 avant notre ère à Cularo ou, pour être un peu moins cocardier, à Cularo certes, mais également à Modène, à Forum Voconii, au pont de l’Argens et, enfin, à Bologne. Ce qui mérite néanmoins d’être relevé avec insistance, pour ce qui concerne notre ville, est, qu’entre mai et juillet 43 avant notre ère, la plus grande part des armées romaines – hors Afrique et Asie – ont stationné à Cularo d’une part et vers Forum Voconii d’autre part.

 

Quelles étaient, en effet, les forces en présence ?

 

Plancus, on l’a vu, disposait de cinq légions (dont la prestigieuse 10ème légion que César cite, avec insistance, au moins douze fois dans la « Guerre des Gaules », de nombreux auxiliaires et d’une importante cavalerie. On sait que les légions comportaient, de César jusqu’au Principat – période qui nous intéresse donc directement – chacune de 5000 à 6000 hommes outre les « calones » (valets), les esclaves, les palefreniers, l’artillerie, le génie, soit, d’après Christian Goudineau, pour chaque légion un nombre équivalent d’auxiliaires, c’est à dire pour Plancus, un minimum de 50 000 hommes, cavalerie en sus. A cet égard il parle de 4000 cavaliers, non comprise celle qu’il conserve avec lui, sans doute une aile, peut être deux soit 1000 cavaliers supplémentaires. Au total donc environ 5000. Doivent être rajoutées les bêtes de somme (« jumenta ») nécessaires au transport des bagages supplémentaires et personnels des légionnaires : au moins 500 et autant de palefreniers par légion. Puis les chariots transportant les pièces d’artillerie démontées, les matériels nécessaires au génie, les convois de vivre et de fourrage, soit 3000 à 4000 bêtes supplémentaires et leurs convoyeurs.

 

Ainsi, l’armée de Plancus comportait-elle, au minimum, 50 000 hommes, 5000 cavaliers, 20 000 à 22 000 bêtes de somme, des milliers de chariots, c’est à dire une colonne en marche d’au  moins 25 km de long et un camp permanent à Cularo de très grande importance.

 

On accorde à Antoine 7 légions, soit 70 000 hommes, cavalerie non comprise (5000 cavaliers selon la lettre X 34) et 7 légions également à Lépide. Brutus, pour sa part, avait quitté Modène avec ses légions, en avait levé de nouvelles en cours de route pour atteindre Cularo avec 10 légions. Octave, enfin, disposait de 11 légions et Pollion – qui n’arrivera qu’après le dénouement – de 3 légions.

 

On peut donc considérer que les prolongements de la guerre de Modène avaient mobilisé 43 légions (c’est à dire trois fois plus que les effectifs de César lors de la dernière année de la guerre des Gaules) soit, avec les auxiliaires et la cavalerie, sans doute au moins 450 000 hommes engagés dans cette guerre civile. C’est, reconnaissons le, tout à fait considérable.

 

Cularo, pour sa part, a accueilli, au moment de l’arrivée de Brutus, soit à compter du 8 juin 43, environ 150 000 hommes, au moins 60 000 bêtes de somme et presque autant de chariots. Même répartie en deux camps, une telle armée, pour le site de Grenoble, est prodigieuse à concevoir : c’est près de trois fois plus que l’armée d’Hannibal, 175 ans plus tôt !

 

Mais saura t-on jamais où avaient été installés les camps de cette extraordinaire armée ? La seule chose qui soit certaine est qu’ils étaient situés sur la rive droite de l’Isère.

 

Enfin, quelques mots encore, si vous le voulez bien, sur celui qui, le premier, fit entrer notre ville dans l’histoire : Lucius Munatius Plancus. Après son accès au Consulat en 42, Antoine l’envoie gouverner les provinces d’Asie mais il s’en fait chasser assez rapidement par Labienus. En 36, il est consul suffect. Gouverneur de la Syrie en 35, il rançonne – dit-on – ses administrés. Vers 31, il rejoint Antoine en Egypte et devient l’un de ses plus assidus courtisans, on dira même son bouffon, mais, pressentant sa chute prochaine, il passe à Octave. C’est d’ailleurs sur sa proposition que le Sénat confère à celui ci le titre d’ « Auguste », le 16 janvier 27. Ce dernier l’élève en 22 à la dignité de censeur.

 

Il semble ensuite avoir vécu une existence paisible et épicurienne dans sa résidence de Tibur avec l’amitié de personnages comme Horace qui lui dédiera l’une de ses odes. La date de sa mort – comme, du reste, celle de sa naissance – est imprécise. Il avait néanmoins atteint un âge avancé compris entre 75 ans et près de 90 ans. Son mausolée, l’un des mieux conservés du Haut Empire, après celui d’Auguste, existe toujours près de Gaète au nord de Naples. Au dessus de la porte est encastrée une inscription monumentale, qu’il fit graver de son vivant, et dont un fac similé existe au musée de la civilisation gallo romaine de Lyon :

 

« Lucius Munatius, fils de Lucius, petit fils de Lucius, arrière petit fils de Lucius, Plancus. Consul, censeur, imperator deux fois, septemvir du collège des Epulons. Il triompha sur les Rhètes. Avec le butin il fit un temple de Saturne. Il lotit des terres en Italie à Bénévent. En Gaule il déduisit les colonies de Lugdunum et de Raurica ».

 

Autrement dit, son épitaphe – si l’on excepte les titres honorifiques de consul suffect et de censeur – ne retrace que la partie de sa vie antérieure à 42. Il est vrai que le reste n’est guère glorieux, tant Plancus s’était attiré de haines du fait de ce que l’on a appelé son arrivisme et son « sens maladif de la trahison ». Seuls les historiens français et suisses ont accordé beaucoup de tolérance à Plancus, notamment Amable Audin, l’historien et archéologue de Lyon, qui ne pouvait que tenter de réhabiliter la mémoire du fondateur de la colonie qu’il aima tant, en le décrivant comme « un homme riche de qualités d’intelligence et même de cœur ». La « trahison » ou – moins durement – la mauvaise foi de Plancus, passé de Cicéron à Antoine pour accéder au Consulat, puis d’Antoine à Octave pour conserver son rang et ses richesses est analysée plus précautionneusement par Jullian qui en fait le portrait suivant :

 

« patient, prudent, ayant le flair des situations, désireux sans doute de richesses et de faste mais dénué des vastes et criminelles espérances qui germaient alors chez Antoine, Lépide et Octave, il sut comprendre qu’il n’avait point l’envergure d’un héritier de César. D’autre part, malgré son amitié pour Cicéron, il ne crut point que la liberté put être restaurée. Alors, il se laissa vivre, passant d’une alliance à l’autre, cherchant l’homme qu’il jugerait le plus capable de rendre la paix au monde ».

 

Sur ce point, au moins, l’histoire a donné raison à Plancus : avec Auguste commençait la « Pax Romana » qui durera deux siècles, c’est à dire la plus longue période de paix de toute notre histoire !

 

Mais on pu également dire que si Plancus avait tout de suite marché contre Antoine et l’avait attaqué avant que ses troupes ne corrompent les éléments sains de l’armée de Lépide, les légions d’Antoine n’auraient sans doute pas opposé une forte résistance. Que ce serait-il passé alors ? Que ce serait-il passé, par ailleurs, si ses légions avaient rejoint, dès la fin avril 43, celles de Lépide ? Que se serait-il passé, enfin, si Antoine et Lépide, après leur jonction, avaient marché sur Cularo ?

 

Bien évidemment, on ne peut guère spéculer sur de telles conjectures !

 

Quiuqu’il en soit, les hésitations de Plancus, ses atermoiements, ses retournements, ont sans doute évité une nouvelle guerre civile et c’est, en ce sens, qu’il a joué un rôle de premier plan dans tous ces évènements qui ont marqué un tournant décisif dans l’histoire de Rome, et donc du monde. Si l’on peut critiquer à l’envi sa versalité, mise au service de son ambition et ses nombreux revirements politiques, il n’en demeure pas moins que nous devons être particulièrement reconnaissants à Munatius Plancus d’avoir – il a de cela 2042 ans – deviné la primordiale utilité du site de Grenoble et d’avoir ainsi préparé la « ville du pont », comme la nommera Raoul Blanchard, à s’étendre et à prospérer sur la rive gauche de l’Isère.

 

CHRONOLOGIE DES LETTRES

 

(Edition « les Belles Lettres, 1996, T X et XI)

 

X 1 – septembre 44 : Cicéron à Plancus

X 2 – septembre 44 : Cicéron à Plancus

X 3 – après le 15 septembre 44 : Cicéron à Plancus

X 4 – fin novembre, décembre 44 : Plancus à Cicéron

X 5 – décembre 44 : Cicéron à Plancus

XVII – vers le 10 mars 43 : fragments de lettre de Plancus et Lépide au Sénat

X 31 – 16 mars 43 : Pollion à Cicéron

X 6 – 20 mars 43 : Cicéron à Plancus

X 27 – 20 mars 43 : Cicéron à Lépide

X 7 – 20 mars 43 : Plancus à Cicéron

X 8 – 20,23 mars 43 : Plancus à Cicéron

X 10 – 30 mars 43 : Cicéron à Plancus

X 12 – 11 avril 43 : Cicéron à Plancus

X 9 – 26 avril 43 : Plancus à Cicéron, de Gaule Narbonnaise

Ad Brutus, I, 23 : 27 avril 43 : Cicéron à Marcus Brutus

XI, 9 – 27 avril 43 : Décimus Brutus à Cicéron

X 11 – fin avril 43 : Plancus à Cicéron, du territoire des Allobroges

X 14 – 5 mai 43 : Cicéron à Plancus

X 10 – 5 mai 43 : Décimus Brutus à Cicéron

XI 11 – 6 mai 43 : Décimus Brutus à Cicéron

XI 13 – 8 ou 10 mai 43 : Décimus Brutus à Cicéron

X 13 – 11 mai 43 : Cicéron à Plancus

X 15 – 11 ou 12 mai 43 : Plancus à Cicéron, in Gallia Narbonesis cis Isaram

X 21 – vers 13, 14 mai : Plancus à Cicéron, in castris ad Isaram

XI 12 – vers le 13 mai : Cicéron à Décimus Brutus

X 21a – vers le 15 mai : Plancus à Cicéron, in castris ad Isaram

X 19 – mi mai 43 : Cicéron à Plancus

X 18 – 18 mai 43 : Plancus à Cicéron, in castris ad Isaram

X 34 – 18 mai 43 : Lépide à Cicéron, in castris ad Pontem Argenteum

X 17 – après le 18 mai : Plancus à Cicéron, ex itinere ad Forum Voconi

XI 18 – 19 mai 43 : Cicéron à Décimus Brutus

XI 19 – 21 mai 43 : Décimus Brutus à Cicéron

X 34a – 22 mai 43 : Lépide à Cicéron, in castris ad Pontem Argenteum

XI 23 – 25 mai 43 :Décimus Brutus à Cicéron

X 16 – vers le 25 mai 43 : Cicéron à Plancus

X 20 – 29 mai 43 : Cicéron à Plancus

X 35 – 30 mai 43 : Lépide à Cicéron, in castris ad Pontem Argenteum

X 25 – fin mai 43 : Cicéron à C. Furnius

X 33 – 1ère quinzaine de juin 43 : Pollion à Cicéron

XI 26 – 3juin 43 : Décimus Brutus à Cicéron, in castris in Alpibus

XI 23 – 6 juin 43 : Plancus à Cicéron, Cularone

XI 24 – 6 juin 43 : Cicéron à Décimus Brutus

XI 14 – 7 juin 43 : Cicéron à Décimus Brutus

X 32 – 8 juin 43 : Pollion à Cicéron

XI 13a – 10 juin 43 : Plancus et Brutus au Sénat, Cularone

Ad Brutus, I,10 – mi juin 43 : Cicéron à Marcus Brutus

XI 25 – 18 juin 43 : Cicéron à Décimus Brutus

XI 15 – fin juin 43 : Cicéron à Décimus Brutus

X 22 – fin juin 43 ? Cicéron à Plancus

X 26 – fin juin 43 ? Cicéron à C. Furnius

Ad Brutus, I, 14 – 14 juillet 43 : Cicéron à Marcus Brutus

Ad Brutus I, 15 – après le 15 juillet 43 : Cicéron à Marcus Brutus

X 24 – 28 juillet 43 : Plancus à Cicéron, in castrsi ad Cularonem

 

 

 

CORRESPONDANCE UTILISEE

 

 

Livres X, XI et XVII + Ad Brutum : période de septembre 44 au 28 juillet 43

 

Nombre de lettres : 53

 

De Cicéron à Plancus : 13 lettres

De Plancus à Cicéron : 12 lettres

De Pollion à Cicéron : 3 lettres

De Cicéron à Lépide : 1 lettre

De Lépide à Cicéron : 3 lettres

De Décimus Brutus à Cicéron : 7 lettres

De Cicéron à Décimus Brutus : 6 lettres

De Cicéron à Marcus Brutus : 4 lettres

De Cicéron à C. Furnius : 2 lettres

Fragments de lettre de Plancus et Lépide au Sénat : 1 lettre

Rapport de Plancus et Décimus Brutus au Sénat : 1 lettre

 

Lettres datés d’in castris ad Isaram : 3 lettres

Lettres datées de Cularone : 2 lettres

Lettre datée d’in castris ad Cularonem : 1 lettre