LES EVENEMENTS DE 43 AVANT NOTRE ERE

ET CULARO

 

1 – De la guerre de Modène à Cularo :

 

A – Les principaux protagonistes :

 

Marcus Tullius Cicero (Cicéron) : avocat, sénateur, consul, philosophe et écrivain, auteur d’une œuvre immense et en grande partie concernée, notamment plus de 35 livres de correspondances, les « Epistulae ad Familiares ». Celles de 44 et de 43 avant notre ère (les années 70 et 711 de Rome) servent d’ossature à cette étude. Cicéron a 63 ans à l’époque des faits et il ne verra pas la fin de cette funeste année 43.

Marcus Antonius (Marc Antoine ou Antoine) : consul en 44 avec César, il a 39 ans au moment des faits et il tient l’un des premiers rôles de cette guerre civile. C’est du reste le meilleur général de l’époque. Après les évènements de 43 il renouera avec Octave, épousera Cléopâtre, la reine d’Egypte, avant de rompre avec Octave et de se donner la mort en 30, peu après avoir été défait lors de la bataille d’Actium.

Marcus Aemilius Lepidus (Lépide) : maître de la cavalerie de César pour l’Occident, associé en 46 au Consulat par celui-ci, il a 35 ans à l’époque des faits et gouverne la Gaule Transalpine, la Narbonnaise et l’Espagne Tarragonaise.

Decimus Iunius Brutus Albinus (Brutus) : à ne pas confondre avec son cousin, Marcus Iunius Brutus, le fils adoptif de César et l’un de ses assassins. Mais Brutus Albinus fit également partie des conjurés, ce qui lui coûtera la vie fin 43. Brutus avait été lieutenant de César en Gaule dès 58 et il le secondera jusqu’au siège d’Alésia. Il a alors 38 ans et gouverne la Cisalpine.

Caïus Asinius Pollio (Pollion) : orateur, poète, historien, correspondant régulier de Cicéron, il avait accompagné César dans la campagne d’Espagne et celui-ci l’avait placé à la tête de la première province d’Espagne. Il a 33 ans à l’époque des faits.

Caïus Iulius Caesar Octavianus (Octavien ou Octave) : personnage considérable de l’histoire romaine, Octave, né vers 63, est adopté en 45 par son grand oncle, Jules César, dont il prend le nom. En 27 avant notre ère il instituera le Principat, en fait monarchie déguisée en république, et le sénat lui décernera le titre d’Imperator Caesar Augutus. Auguste sera désormais son nom et il deviendra le premier et l’un des plus illustres des 106 empereurs romains officiels. C’est l’un des rares protagonistes évoqués qui mourra dans son lit, en 14 de notre ère, à l’âge assez exceptionnel pour l’époque de 76 ans.

Lucius Munatius Plancus (aux pieds plats !) : légat de César en Gaule en 54, évoqué au livre V du « Bellum Gallicum », il le suit en Espagne en 49 puis en Afrique en 47. Il est nommé gouverneur de la Gallia Comata, la « Gaule Chevelue », en 44. Il a alors entre 42 et 47 ans en raison de l’imprécision sur la date de sa naissance. L’année 43 sera incontestablement sa plus grande année. Commencée au camp de Confluent à Lugdunum, continuée par son séjour à Cularo, achevée à Rome par son triomphe au Capitole et couronnée enfin par le consulat. Au cours de cette même année il fondera également les colonies de Raurica (Augst près de Bâle) et de Lugdunum.

 

 

B – Le contexte général :

 

Dans la confusion qui suit la mort de César, le 15 mars 44, deux figures émergent : le consul survivant, Marc Antoine et Lepide. Antoine a pour lui l’armée d’Italie et, un instant, il parait être le successeur de César mais l’ouverture du testament révèle que celui-ci avait institué pour héritier légitime Octave, son fils adoptif. Celui-ci, alors à Apollonie dans l’actuelle Albanie, décide de rentrer à Rome pour faire valoir son héritage. Antoine l’accueille très froidement d’autant qu’après avoir fait revenir quatre de ses légions de Macédoine, il a unilatéralement décidé d’échanger cette lointaine province contres les Gaules cisalpine et chevelue. Comme Brutus refuse de céder sa province, Antoine sans plus de cérémonie marche contre lui avec ses légions et, dès décembre 44 l’assiège dans Mutina, Modène, en Emilie Romagne, place forte située entre Parme et Bologne.

 

Les nouveaux consuls, Hirtius et Pansa, faisant jonction avec l’armée levée par Octave, tentent alors de dégager Modène. Dans le même temps, le sénat informe de ces évènements les gouverneurs des provinces transalpines, Lépide en Narbonnaise et Plancus en Gaule chevelue et leur enjoint de marcher sans tarder contre Antoine.

 

Les 14 et 21 avril 44, Modène sera dégagée aux prix d’âpres combats au cours desquels les deux consuls, Hirtius et Pansa, paieront de leur vie la défaite d’Antoine qui parvient néanmoins à se dégager et à diriger, dès le 22 avril, son armée en direction de la Narbonnaise.

 

La première phase de ce que l’on nomme « la guerre de Modène », terme pouvant en fait s’appliquer à l’ensemble des opérations militaires de l’année 43, est alors achevée. Certains auteurs ont également considéré ces évènements comme étant la « troisième guerre civile ». Dion Cassius, quant à lui, parle de « guerre d’Antoine ».

 

C – Chronologie des évènements :

 

On connaît le détail précis des évènements qui vont alors se dérouler grâce à la correspondance écrite par Cicéron ou reçue par lui et, plus particulièrement par 53 des 71 lettres couvrant la période comprise entre septembre 44 et juillet 43, conservées dans les livres X et XII des « Epistulae ad Familiares » et dans le recueil de lettres dit « ad Brutum ». Ces lettres, qui permettent de reconstituer une chronologie précise des évènements, le rôle de Plancus et les raisons de son séjour prolongé à Cularo, se répartissent ainsi :

 

-       13 lettres de Cicéron à Plancus,

-       12 lettres de Plancus à Cicéron,

-       3 lettres de Pollion à Cicéron,

-       3 lettres de Lepide à Cicéron,

-       1 lettre de Cicéron à Lepide,

-       7 lettres de Decimus Brutus à Cicéron,

-       6 lettres de Cicéron à Decimus Brutus,

-       4 lettres de Cicéron à Marcus Brutus,

-       2 lettres de Cicéron à Furnius, homme de confiance de Plancus.

ainsi qu’un fragment de lettre de Plancus au sénat et un rapport conjoint de Plancus et Brutus au sénat.

La partie la plus importante est constituée de la correspondance échangée entre Cicéron et Plancus : 25 lettres qui peuvent se diviser en deux groupes : celles qui sont antérieures au séjour de Plancus chez les Allobroges (8 lettres) et les 17 lettres écrites ou reçues de Narbonnaise.

 

On n’entrera pas ici dans le détail des controverses qui se sont élevées pour dater, à un jour près, chacune de ces lettres et pour en déterminer la succession logique. On s’en tiendra, pour partie, à l’ordre proposé par Sternkopf en 1910, repris par le doyen Perrochat en 1957 et par Paul Marie Duval en 1970 et, pour partie, à l’édition 1996 de la correspondance de Cicéron par les Belles Lettres.

 

Voici, schématisée, la chronologie vraisemblable de ces évènements qui furent majeurs pour l’histoire de Rome et qui, de ce fait, sont considérables pour notre propre histoire locale.

 

(X1) : la lettre 1 se place au moment où Cicéron a rejoint Rome, qu’il avait précédemment quittée par lassitude de la vie politique. C’est également à cette époque qu’il commence à prononcer ses « Philippiques », ainsi nommées par analogie aux harangues de Démosthène contre Philippe II de Macédoine, qui seront au nombre de quatorze, toutes dirigées contre Antoine et dont on a dit qu’elles constituaient le dernier chef d’œuvre de l’éloquence républicaine.

 

La correspondance aussi suivie entre Cicéron et Plancus tient, sans doute, à deux éléments fondamentaux :

 

-       les sentiments quasi filiaux que Cicéron, qui avait été très lié avec son père, avait pour Plancus,

-       et l’arrière pensée de convertir celui-ci à la cause républicaine contre la tentation de la dictature.

 

Cette correspondance met également en évidence le fait que Plancus était un lettré, formé à l’art oratoire et donc largement digne d’être l’ami de Cicéron après avoir été sans doute aussi un peu son disciple.

 

On relèvera aussi, en outre, l’excellence du réseau routier romain dès cette seconde moitié du premier siècle avant notre ère : les courriers mettaient en effet quinze jour au maximum pour joindre la Gaule chevelue de Rome, douze ou treize jours de Cularo à Rome et trois ou quatre jours au maximum de Cularo à la région de Fréjus.

 

Dans cette première lettre que Plancus reçoit à son camp de Confluent, futur Lugdunum, Cicéron clame son ressentiment contre Antoine puis plide pour la république et, habilement, lie le consulat que Plancus attend plus que toute autre chose, au maintien du régime républicain. Il fait également appel à leurs relations privilégiées : « l’amitié que je t’ai vouée dès ton enfance est due à mes relations vec ta famille établies dès avant ta naissance » dit-il, ajoutant : « elle s’est accrue avec le temps ».

 

(X2 et X3) : la seconde et la troisième lettre de Cicéron, datées également de septembre 44 sont de même nature. Tour à tour, il flatte Plancus : « on m’a parlé de tes talents militaires, de ta justice dans le gouvernement de la province, de ta prudence en toutes choses » et le met, dans le même temps, en garde : « quelle plus belle occasion d’acquérir la gloire que de défendre la république ; il n’est rien qui puisse te procurer plus de profit et plus de gloire, rien parmi les choses humaines qui soit plus beau ou plus grand que de bien mériter de la république ». Il lui parle aussi de ses défauts, disant qu’on lui reproche « nimis servire temporibus », autrement dit « d’être trop souvent temporisateur ».

 

(X4) : Plancus répond fin novembre ou début décembre 44 à Cicéron, s’excusant d’avoir laissé interrompre la correspondance et protestant de son respect filial. Il affirme son dévouement à la cause républicaine et précise, non sans fierté, qu’il protège la Gaule, craignant par ailleurs un soulèvement. Il se montre enfin avide d’avoir des nouvelles des évènements qui se déroulent en Gaule citérieure et, surtout, de ce « qui pourra se faire à Rome au mois de janvier », c'est-à-dire l’officialisation de son consulat pour 42.

 

(X5) : Cicéron, le sentant largement hésitant, l’exorde peu après de manière encore plus pressante : « je ne te conseille donc pas seulement, cher Plancus, mais encore je te prie de consacrer à la république toute la puissance de ton esprit et tout l’élan de ton cœur ». Ainsi, ajoute t-il un peu perfidement, « ne pourra t-on plus dire que tu n’as obtenu les plus beaux résultats que grâce à ta fortune ».

 

Intervient, à partir de cette lettre, un hiatus que les historiens n’ont pas expliqué. En effet, du milieu de décembre 44 jusqu’au 20 mars 43 nous n’avons nulle trace de correspondance entre Plancus et Cicéron.

 

(X31) : le 16 mars 43, Pollion, qui vient de recevoir en Espagne une lettre du consul Pansa qui l’appelle, s’excuse auprès de Cicéron de n’avoir pas défendu activement la république mais plaide dans le même temps sa cause : on l’a laissé dans ordres précis et il est fort loin de Modène et de Rome.

 

(XVII) (fragment non répertorié) : dans le même temps et, en tout état de cause avant le 20 mars 43, le sénat avait reçu des lettres officielles de Plancus et de Lépide préconisant de faire la paix avec Antoine ou, à tout le moins, de négocier avec lui plutôt que de lui faire la guerre.

 

Ces lettres, qui semblent avoir été fort peu appréciées par le Sénat, amènent Cicéron à hausser quelque peu le ton. Tout d’abord, le 20 mars 43 à l’égard de Plancus :

 

(X6) : « c’est la sympathie qui me pousse à t’écrire ainsi un peu sévèrement », rappelant peu après « en prenant cette règle de conduite (celle que Cicéron lui conseille), qui est digne de toi, tu reconnaîtras à l’usage qu’elle était la vraie ».

 

Puis, sans doute le même jour, Cicéron écrit à Lepide :

 

(X27) : «  tu serais plus sage, à mon avis, en ne te mêlant pas d’une sorte de pacification qui n’a l’assentiment ni du sénat, ni du peuple, ni d’aucun bon citoyen ».

 

(X7) : dans le même temps, Plancus qui n’a bien évidemment pas encore reçu la lettre du 20 mars de Cicéron lui écrit, toujours soucieux de sa gloire et de sa dignité : « ce que je te demande, lui dit-il, c’est de travailler pour ma dignité et, après m’avoir attiré vers la gloire en éveillant mes espérances, de stimuler pour jamais mon ardeur en les réalisant », ajoutant « je suis certain que tu en as tout autant le pouvoir que la volonté ». Il rappelle enfin, une fois de plus, (mais est-ce bien réel ?) qu’il protège la Gaule. 

 

(X8) : vers le 23 mars, nouvelle lettre de Plancus qui, semble t-il, éprouve le besoin de se justifier tant auprès de Cicéron que du sénat d’avoir « tenu trop longtemps en suspens l’attente de ses concitoyens et l’espoir que la république plaçait en ses décisions ». Il précise que s’il n’a pas pris de décision plus rapide c’est dans l’intérêt public : il lui fallait d’abord s’assurer du loyalisme de l’armée, de la fidélité de beaucoup de cités et se ménager l’appui de ceux qui étaient à la tête des provinces et des armées du voisinage en vue d’augmenter ses effectifs militaires. Il dit avoir désormais sous ses ordres cinq légions sur le courage et la fidélité desquelles la république peut compter. Sa province, ajoute t-il, est calme et lui fournit cavalerie et auxiliaires.

 

(X10) : le 30 mars Cicéron, qui ignore les dispositions d’esprit de Plancus, lui exprime une fois de plus son amitié et lui rappelle quelles seront les récompenses qu’il obtiendra s’il défend résolument le république.

 

(X12) : le 11 mars 43, Cicéron qui a alors reçu les lettres de Plancus, le remercie de lui avoir fait connaître ses intentions et lui fait part de la satisfaction du sénat.

 

(X9) : fin avril intervient l’une des plus importantes lettres de Plancus à Cicéron. C’est la première à être datée de Narbonnaise en un lieu non précisé : « in Gallia Narbonnensis ». Le 26 avril, il a traversé le Rhône (à Lyon selon les uns, à Vienne selon d’autres) et envoyé au devant de lui des cavaliers (1000 selon cette lettre, 3000 selon une lettre écrite peu après) en direction de l’Italie, par le col du petit Saint Bernard, en avant-garde de son armée qu’il met en ordre pour aller délivrer Modène. Mais lui-même se donne, comme toujours, le temps de la réflexion. Il est clair, dès ce moment là, que son objectif n’est pas Modène mais Cularo. Son intention, mal étudiée par les historiens car fortement problématique, parait être de saisir des gages, d’exercer sur Lepide une pression de nature à l’empêcher de rejoindre Antoine et surtout, sans doute, de s’assurer les passages des Alpes en vue de secourir, mais sans urgence, Brutus dans Modène. Il est sans doute aussi, et avant tout, incertain des intentions de Lepide, gouverneur légitime de la Narbonnaise dans laquelle il vient de pénétrer.

 

(XI9) : le 27 avril, peut être un peu légèrement, le sénat décide de confier à Brutus le commandement de toutes les forces rassemblées autour de Modène pour la poursuite des opérations contre Antoine et, deux jours plus tard, Brutus, de Reggio Emilie, à 25 km seulement de Modène, informe Cicéron de la poursuite – fort tardive car nous sommes déjà à huit jours de la libération de Modène – qu’il organise contre Antoine. Il l’exhorte d’écrire à Lepide, « cette fieffée girouette » et de conforter Plancus dont il doute du loyalisme.

 

(X11) : peu après, vers le 1er mai, Plancus dans une nouvelle lettre à Cicéron précise ses intentions. Il pensait, dit-il, se diriger sur Modène lorsqu’il a appris en chemin que la bataille avait été gagnée et que Brutus était délivré. Il a alors considéré qu’Antoine et ce qu’il lui restait de troupes ne pouvait se replier qu’en Gaule Narbonnaise et qu’il n’avait, dès lors, qu’une espérance : Lepide et son armée « aussi enragée, dit-il, que celle qui avait été sous les ordres d’Antoine ». Dans ces conditions, Plancus dit avoir rappelé sa cavalerie (il parle ici de 3000 hommes) et s’être arrêté chez les Allobroges pour être, selon ses termes « prêt à tout ce que dicteraient les circonstances ».

 

Si Antoine vient contre lui, soit seul, soit avec l’armée de Lepide, il résistera. En attendant, en dépit de sa haine personnelle pour Lepide, il va négocier avec lui par l’intermédiaire de son frère et de Laterensis, lieutenant de Lepide. C’est dans cette lettre qu’il fait état, de manière non innocente, du soutien qu’il s’est assuré de la 10ème légion, fameuse dans les commentaires de César, celle en qui l’impérator avait la plus grande confiance (BG I, XVII) et que Plancus dit avoir remis dans le droit chemin.

 

Interviennent alors une lettre de Cicéron à Plancus (X14) l’exhortant à « détruire ce qu’il reste de l’armée d’Antoine » et une lettre de Brutus à Cicéron (XI, 11) datée du lendemain de Ligurie Alpestre, par laquelle celui-ci indique avoir écrit à Plancus, dont il se défie d’ailleurs comme nous l’avons vu, et précise qu’il attend des députés des Allobroges et de toute la Gaule qu’il affermira contre Antoine qui devrait arriver pour faire, selon lui, sa jonction avec Lepide.

 

(X13) : vers le 10 mai, Cicéron, qui n’a pas encore reçu la dernière lettre de Plancus, l’informe du senatus consulte pris, sur sa proposition et en son honneur, au reçu de sa lettre l’informant du passage du Rhône (on ne connaît pas la nature des honneurs décernés à Plancus) et l’exhorte à terminer la guerre contre Antoine car, pour Cicéron, il parait clair qu’Antoine ne s’est pas enfui de Modène mais qu’il a seulement déplacé le théâtre des opérations.

 

(X15) : 11 mai 43 ; Dans le même temps, Plancus qui, bien évidemment, ignore le décret le couvrant de gloire, écrit à Cicéron une longue lettre d’ « en deçà de l’Isère » (Cis Isaram U). Il a eu des négociations favorables avec Lepide. Le gouverneur de la Narbonnaise lui a dit qu’il résistera à Antoine mais, comme ses troupes sont insuffisantes, surtout en cavalerie, Plancus a décidé de se porter à son secours pendant qu’il est, dit-il « dans de bonnes dispositions ». C’est la fameuse lettre 15 du 11 ou du 12 mai 43 dans laquelle Plancus indique expressément : « Lepide m’a engagé sa foi et dit que, s’il ne pouvait empêcher Antoine de pénétrer dans sa province, il entrerait en guerre contre lui. Il m’a demandé de le rejoindre et, ajoute t-il, ainsi « Itaque in Isara, fumino maximo quod in finibus est Allobrogum, ponte une die facto exercitum ad quartus Idus Maias traduxi » (ayant construit en un jour un pont sur l’Isère, grand fleuve qui est aux frontières des Allobroges, je l’ai traversé le 4 des Ides de mai avec mon armée), cette armée qui, selon Camille Jullian, ressemblait à celle que César avait menée à la conquête du monde !

 

D’un point de vue historique, cette lettre est d’une importance considérable pour nous. Plancus jette, en un jour, un pont sur l’Isère, grand fleuve – j’y reviendrai – fait traverser son armée et, apprenant que Lucius, frère d’Antoine, parti en reconnaissance avec la cavalerie, s’est avancé jusqu’à Forum Iulii (aujourd’hui Fréjus), envoie à sa rencontre son propre frère, Plotius Plancus, avec ses cavaliers – il dit ici 4000 cavaliers – qu’il suivra à grandes étapes avec quatre légions sans bagages et le reste de la cavalerie.

 

Se posent ici deux problèmes majeurs :

 

-       la date précise de l’évènement : la cavalerie part, cela est indiscutable, après l’armée et non avant, ce qui induirait qu’elle ait traversé l’Isère avant même l’édification du pont. C’est pourquoi, les auteurs modernes ont proposé de corriger le manuscrit, qui indique littéralement que le pont aurait été « franchi par l’armée le 4ème jour avant les Ides de mai et que la cavalerie était partie le 5ème jour des mêmes ides, en substituant à quatrième le septième jour avant les ides de mai et en consevant, pour la cavalerie, le cinquième jour, ce qui conduit à dater le pont sur l’Isère du 0 mai et le départ de la cavalerie du 11 mai.

-       La situation précise de Cularo, alors emplacé selon toute vraisemblance sur la rive droite : le très lourd débat entre rive droite et rive gauche, que j’ai largement traité dans « Grenoble antique » n’a bien sur pas lieu d’être évoqué ici. On observera néanmoins que Plancus, qui allège ses légions en laissant à Cularo les bagages de la troupe, a sans doute, à ce moment précis, l’intention d’y revenir prochainement.

 

(X21) : intervient alors la lettre de Plancus à Cicéron, écrite sans doute el 13 ou le 14 mai du « camp de l’Isère » (In castris ad Isaram) : « je t’ai écrit dit-il, il y a deux jours que j’avais confiance dans Lepide mais celui-ci vient de me faire savoir qu’il pouvait mener l’affaire à bien par lui-même et que je dois l’attendre sur les bords de l’Isère ». Il ajoute : « je ne veux pas fournir à ces traites pareille aubaine et exposer mes troupes en compromettant irrémédiablement la situation. Je vais donc, poursuit-il, revenir en arrière et me cantonner dans la défensive » mais il demande, sans retard, des troupes en renfort pour sauver la république car son sort peut se jouer ici, c'est-à-dire sur les bords de l’Isère.

 

(X34 et X34a) : les 18 et 22 mai 43, du sud est de la Narbonnaise, Lepide informe Cicéron qu’il a quitté son camp de « Ponte Aregenteo », le pont sur l’Argens, pour gagner à marche forcée Forum Voconnii où l’avant-garde d’Antoine, soit cinq légions avec 5000 cavaliers, campe au-delà de l’Argens et l’assure de sa loyauté envers le sénat et la république.

 

(X18) : mais, nouveau revirement, le 8 mai 43 Plancus informe Cicéron qu’à la suite d’une nouvelle démarche de Lepide – qui cherchait peut être alors à lui tendre un piège – il quitte son camp de l’Isère ce même jour, après avoir muni de deux ouvrages fortifiés les têtes de pont sur l’Isère, laissant sur place des troupes suffisantes pour les défendre afin que Brutus, en y arrivant avec son armée, puisse franchir le fleuve sans retard. « Quant à moi, ajoute t-il, j’espère que dans huit jours à dater de cette lettre je ferai ma jonction avec les troupes de Lepide ».

 

(X17) : peu après le 18 mai 43, dans une lettre écrite sans doute pendant qu’il faisait route vers le sud, « Scr. Ex itinere ad Forum Voconii » (en route vers Forum Voconii),  Plancus indique à Cicéron qu’il sait qu’Antoine est arrivé à Forum Iulii, cependant que Lepide est campé à 24 milles pas de là Forum Voconii et l’attend. Le choix de Forum Voconii semble avoir été déterminé par l’arrivée sur ce point de la route venant de Cularo, ce qui le mettait en communication directe avec Plancus. « Porte toi bien », souhaite t-il à Cicéron, ajoutant une fois encore « et défend ma dignité ».

 

(XI13) : dans le même temps, Brutus, de Pollentia en Ligurie, écrit à Cicéron qu’il a appris le déplacement d’Antoine. Il se rend à marches forcées dans le pays des Allobroges et souhaite arriver avant qu’il ne soit trop tard.

 

(X34) : toujours dans le même temps, Lépide écrit à Cicéron : « … j’ai gagné Forum Vocontium à marches ininterrompues et établi mon camp plus loin au bord de l’Argens, face aux Antoniens… ». « Plus loin », c'est-à-dire, selon toute vraisemblance, plus à l’est car, deux lignes plus loin il ajoute « au-delà du mien » (sous entendu « qui viens de l’ouest »). Il date sa lette de « In castris ad Pontem Argenteum ». Il implante donc son camp à proximité d’un pont sur l’Argens.

 

(X34a) : une nouvelle lettre de Lépide à Cicéron du 22 mai 43 est également datée d’ « Ad Pontem Argenteum ». C’est le jour de sa jonction avec Antoine qui s’est donc opérée sur le pont ou à proximité immédiate.

 

(X16, X19, X 20) : entre temps, Cicéron avait adressé à Plancus plusieurs lettres pour l’informer de la satisfaction du sénat du 11 mai pour louer son très grand courage et son extrême habileté et pour lui demander également si Lepide suivait la république ou optait pour Antoine.

 

Ironie du sort, la dernière de ces lettres, datée du 29 mai 43, était écrite au moment même où Lépide et Antoine faisaient leur jonction au Pont d’Argens.

 

(X35) : le lendemain, en effet, Lepide écrit au sénat que son armée s’est soulevée et que « pour éviter de faire couler le sang des citoyens » il a joint ses forces à celles d’Antoine.

 

Discussion :

 

Lépide vient, cela est incontestable, de Forum Voconii. S’il emprunte – ce qui est largement vraisemblable – le tracé dit républicain, il passe alors à Châteauneuf et s’arrête non loin du « Pons Argenteus » sur la rive gauche. Ce pont serait alors celui d’Astros et, en ce cas, Antoine serait campé sur la rive droite de l’Argens vers « le Pis » ou « le Plan de la Barque » ou encore à « Coua de Can » (le camp ?).

 

Mais selon Camille Jullian (H. G. I, 1149) Lépide aurait campé sur la rive sud dans la plaine, en amont du pont d’Argens ou sur la colline « en arrière de la chapelle Sainte Anne ». Dans le même temps, selon lui, Antoine aurait campé aux « Quatre Chemins » ou « derrière la chapelle Saint Martin ». Selon P. A. Février c’est également au pied de la butte de Tardeau qu’aurait eu lieu la confrontation.

 

Ces théories se heurtent cependant à deux obstacles : les « Quatre Chemins » correspondent davantage au tracé post républicain et à Saint Martin il n’y avait, au mieux, qu’un gué. Le contexte de Rondin se prête mieux à une concordance avec les testes qui semblent montrer que les camps étaient situés de part et d’autre de l’Argens et qu’il y avait sur cette rivière un pont.

 

Telle n’est cependant pas la version d’Appien (« les guerres civiles à Rome », chapitre XII, 340) : « Antoine gagna le bord d’une rivière ou Lépide avait installé son camp et il établit le sien à coté (cela peut toutefois signifier en face) sans l’entourer d’une palissade ni d’un fossé, exactement comme on campe à coté d’un ami ».

 

(X 33) : dans le même temps, Pollion toujours très éloigné du théâtre des évènements écrit à Cicéron de Cordoue, en Espagne Ultérieure, pour dire qu’il reçoit des nouvelles alarmantes de Gaule et combien il déplore qu’on ne l’ait pas appelé en Italie par le même décret que celui destiné à Plancus et à Lepide, assurant que si tel avait été le cas, la république n’eut pas reçu cette dernière blessure (il s’agissait là, en l’occurrence, non de la jonction de Lepide et Antoine mais de la fuite de ce dernier de Modène car les courriers mettaient environ quarante jours pour parvenir à Pollion).

 

(X23,2) : le 29 mai se produit le grave évènement tant redouté par les républicains : « Lépide cédant plus ou moins à la pression de ses troupes ouvre les portes de son camp aux soldats d’Antoine qui fraternisaient de plus en plus ouvertement avec les gens d’en face (Appien). Dorénavant, il fait cause commune avec lui. Sa brève dépêche officielle datée du 30 mai ( X35) alléguant la contrainte exercée sur lui par ses troupes mais faisant sienne leur soir de concorde civile est confirmée pour l’essentiel par le récit détaillé d’Appien et par les indications que fournit la lettre Plancus du 6 juin 43.

 

(X23) : doit être placée à ce moment crucial de l’enchaînement des évènements la célèbre lettre du 6 juin 43 de Plancus à Cicéron. Elle mérite une large attention car c’est la première à être expressément datée de Cularo : « Octavo idus Junias Cularone ex finibus Allobrogum » : « le huitième jour avant les Ides de Juin de Cularo en pays Allobroge ».

C’est une fort longue lettre dans laquelle Plancus cherche une fois encore à se justifier. Il ne veut pas qu’on l’inculpe de témérité et prend soin de rappeler pourquoi il s’est lancé dans cette aventure : « je ne regretterai jamais, mon cher Cicéron, de m’être exposé aux plus grands dangers pour le service de la patrie pourvu que si il m’arrive malheur on ne le reproche pas à ma témérité. Je confesserais mon imprudence si j’avais vraiment confiance en Lepide… Sur quoi faire tomber le reproche ? Sur ma pudeur, vertu très périlleuse dans la guerre qui m’a forcé de subir cette aventure ?… ». 

 

Puis, il raconte ce qui s’est passé depuis son départ de Cularo : « je craignais en restant dans le même lieu que mes ennemis pussent penser que ma haine contre Lepide était trop opiniâtre et que je cherchais à prolonger la guerre par mon inaction. C’est pour cela que j’ai fait avancer mes troupes presque en vue de Lepide et d’Antoine et que je me suis arrêté à 40 000 pas d’eux pour avoir la possibilité de les approcher promptement ou de me retirer sans difficulté ».

 

Il justifie ensuite sa stratégie : « le terrain que j’avais choisi me donnait pour moi une grand fleuve – le Verdon – que l’ennemi ne pouvait passer sans perdre de temps. Derrière, j’avais les Voconces dont la fidélité me répondait de tous les passages. Lepide, désespérant de me voir arriver, avait fait alliance avec Antoine le 4 des calendes de Juin – le 29 mai – et, le même jour, tous deux s’étaient mis en marche dans ma direction. Ils n’étaient plus qu’à 20 000 pas lorsque j’en fus informé. En un clin d’œil, grâce à la bonté des dieux, tout fut disposé pour ma retraite et je pus l’effectuer sans avoir l’air de fuir. Rien n’est resté en arrière et ces forcenés, qui croyaient déjà tenir leur proie, ne purent saisir ni un fantassin, ni un cavalier, ni le moindre bagage. La veille des Nones de juin – le 4 juin – mes troupes avaient toutes repassé de l’autre coté de l’Isère et les ponts que j’avais fait jeter étaient rompus ; « pontisque quos feceram interrupi ». Mes hommes auront ainsi le temps de se regrouper et je pourrai faire ma jonction avec mon collègue (Brutus) que j’attend sous trois jours.

Il précise enfin qu’il lui parait avoir bien mérité de la république et, tout en témoignant une fois encore sa fidélité à Cicéron, réclame la venue d’Octave avec ses troupes très solides.

 

La vérification minutieuse des distances montre que le « Pons Argenteum » de la rencontre doit bien être situé à Rondin : outre que ce point est situé sur le tracé le plus ancien de l’accès à Forum Voconii, les données épistolaires (« Forum Voconii qui locus a Foro Iuli quatuor et viginti millia passus abest ») s’accordent parfaitement avec l’hypothèse du pont ouest (situé à 35 km de Forum Voconii, lequel se trouve lui-même à 36 km de Forum Iuli) ce qui n’est pas le cas du pont est distant de 9 km de Forum Vocontii et de 25 km seulement de Forum Iuli.

 

Mais, en admettant que les deux armées aient bien campé de part et d’autre du pont de Rondin (Lépide sur la rive sud et Antoine sur la rive nord) que serait-il advenu si Plancus avait poursuivi sa marche jusqu’à Forum Voconii, ignorant du reste que dans le même temps Lépide avait quitté le Forum pour gagner les bords de l’Argens ? Il serait alors nécessairement tombé sur l’armée d’Antoine et non sur celle de Lépide. A moins d’admettre – ce que ne disent nullement les textes – que Lépide, venant de Forum Voconni ait traversé l’Argens à Rondin et ait établi alors son camp sur la rive droite, cependant qu’Antoine, venant de Fréjus, aurait suivi une voie jusqu’à Châteauneuf puis établi son camp sur la rive gauche. Ou, tout simplement, que Lépide avait bel et bien tendu un piège fatal à Plancus !

 

(XI,14) : le 7 juin, Cicéron, dans un message à Brutus, lui lisse entendre que les légions d’Afrique sont attendues. Où, quand, comment ? Il ne s’y aventure guère.

 

(XI, 13a) : aux environs du 8 juin 43, les légions de Brutus arrivent enfin à Cularo. Peu après, Plancus et Brutus envoient un rapport officiel au sénat, daté de « Cularone » qui ne nous est que partiellement parvenu. Ils promettent de résister à l’attaque d’Antoine et de Lepide s’il advient qu’ils puissent franchir l’Isère mais demandent avec insistance au sénat de ls pourvoir en troupes et en approvisionnement de toute sorte.

 

(Ad Brutus, I,10) : vers la mi juin, Cicéron, dans une lettre à Marcus Brutus campé en Macédoine, fait grief à son cousin Decimus d’avoir laissé échapper la victoire par accumulation de fautes ayant notamment permis à Lepide d’avoir tout le temps de s’organiser. Il admet toutefois pour sures son armée et celle de Plancus qui disposent, de surcroît, de forces gauloises loyales et considérables mais l’exhorte à accourir pour libérer, de manière décisive, la république.

 

(XI, 25) (18 juin) : ne négligeant absolument rien, Cicéron écrit à Decimus Brutus pour lui dire que, sur lui et sur son collègue Planus, reposent désormais tous les espoirs de la république.

 

(X22) : la dernière lettre connue de Cicéron à Plancus est de fin juin 43. Il lui indique que le sénat a été comblé de joie de voir la bonne entente régnant entre Brutus et lui et lui tient, du reste, le même discours qu’au susnommé : tous les espoirs de la république reposent sur lui et sur son collègue. Il lui joint le compte rendu de la séance du sénat au cours de laquelle a été voté le décret réglant les modalités de l’attribution de terres aux vétérans que Plancus réclamait depuis un certain temps.

 

(X24) : un terme est mis à cette correspondance par la réponse de Plancus, datée expressément du 28 juillet 43 d’ « In castris ad cularonem », les camps de Cularo. Il remercie Cicéron de sêtre occupé des intérêts de ses soldats : ce sera la fondation de la colonie de Lugdunum. Il lui rappelle également, une nouvelle fois, qu’il compte sur des secours car, dit-il, si l’ensemble de l’armée stationnée à Cularo est considérable (il la décrit : trois légions de vétérans et une de recrues dans son camp, une légion de vétérans, une formée deux ans plus tôt et huit de recrues dans le camp de Brutus), elle est mince par sa solidité. Il déplore que, ni l’armée d’Afrique, faite de vétérans, ni celle d’Octave ne soient venues le rejoindre car, en ce cas, le sort de la république serait assuré.

 

On observera que, si tel avait été le cas, une probable « bataille de Cularo » aurait pu sauver la république romaine !

 

L’épilogue est connu : en août 43, Octave se fait nommer consul et son premier acte est la « Lex Pedia » dirigée contre les meurtriers de César et révoquant l’amnistie de mars 44. Brutus est banni et Plancus, craignant que son consulat ne soit remis en cause, se sépare de lui en septembre 43. C’est sans doute vers cette époque qu’il fonde effectivement la « Colonia Copia Felix Munatia Lugdum », la « prospère et heureuse colonie de Munatius » !

 

Peu après, vraisemblablement en octobre 43, il fait allégeance à Antoine et à Lepide, remettant au premier trois de ses légions et les deux restantes au second. Dans le même temps, il remet le gouvernement de sa province aux nouveaux maîtres que sont Octave, Antoine et Lepide qui scellent leur alliance près de Bologne avant de marcher sur Rome pour se faire nommer « tresviri reipublicae constituendae », triumvirs à pouvoir constituant.

 

Peu après, ce sont les proscriptions, l’assassinat de Brutus et, le 17 décembre 43, celui de Cicéron sur l’ordre d’Antoine qui fera dépose sa tête et ses mains – celles qui avaient écrit les « Philippiques » au sénat.

 

Revenu à Rome, Plancus célèbre le 29 décembre son triomphe au Capitole et le 1er janvier 42 il commence sont tant espéré consulat.

 

 

II – le pont de Plancus à Cularo :

 

Illustre mais éphémère pont de l’Isère ! Son existence aura été brève : du 9 mai au 4 juin 43 soit 27 jours.

Pour l’étudier, il importe de revenir aux sources littéraires et, tout d’abord, la lettre de Plncus à Cicéron du 11 mai 43. Plancus, pour rejoindre au plus vite Lépide à Forum Voconii construit, en un seul jour (ponte uno die facto) un pont sur l’Isère qui, de toute évidence, ne devait donc pas pouvoir être franchie à gué et le traverse le 9 mai avec son armée. On a vu dans ce qui précède qu’en fait, ayant reçu peu après un message contraire de Lepide, Plancus a repassé l’Isère et que le 18 mai il est donc toujours sur la rive droite. Ce jour là, à la suite d’un revirement de Lepide, il retraverse l’Isère sur son ouvrage après avoir muni d’une redoute chaque tête de pont et y avoir laissé une garnison pour le défendre en attendant Brutus qui, venant d’Italie, gagne à marche forcée Cularo.

Puis, le 4 juin Plancus indique « j’ai fait repasser l’Isère à mes troupes et j’ai rompu les ponts que j’avais construits. On notera qu’il dit ici « les ponts » alors que dans les lettres précédentes il parle du pont.

Le doyen Perrochat n’y voyait pas de contradiction particulière, le pluriel selon lui étant employé parce que le pont devait être formé de plusieurs palées, rappelant, à titre d’exemple, que Tacite dans le livre II de ses « Annales » employait indistinctement en pareil cas le singulier comme le pluriel.

 

A quoi pouvait ressembler ce pont et où était-il situé ?

 

Sur le premier point, la réponse est partiellement donnée par Plancus lui-même qui, tout en vantant son exploit d’habile pontonnier – un pont jeté en un seul jour sur le grand fleuve – rassure sur sa solidité : « j’y ai fait passer mon armée » et sur sa pérennité : il a consolidé la jetée et a placé deux redoutes à ses extrémités.

Ce n’était donc pas comme on l’a parfois dit un « pont de bateaux » mais un solide ouvrage en bois.

 

Mais que faut-il penser de l’expression « flumine maximo », littéralement « grand » voire même « très grand » fleuve qu’emploie Plancus ? Pilot considérait que Plancus avait trouvé l’Isère débordée, circonstance qui lui permettait d’employer cette expression. Mais il y a sans doute une autre explication. A bien y regarder, en effet, au mot « fleuve » devrait correspondre le terme « fluvius », indiquant comme de nos jours un cours d’eau très important. Or, César ne l’emploie jamais dans la Guerre des Gaules. Il utilise une seule fois le terme « rivus », rivière, mais très régulièrement par contre le mot « flumen ». Celui-ci, employé en poésie comme en prose, est un mot passe partout, appliqué indistinctement à n’importe quel cours d’eau important ou moindre. Ainsi en est-il dans la Guerre des Gaules où Hirtius l’emploie à propos de la Loire, mais aussi dans Virgile, Horace, Tite Live, Tacite ou encore dans Suetone. L’on ne peut donc rien conclure de ce mot sur l’importance du débit ou sur la largeur d’une rivière et, notamment de l’Isère en ce mois de juin de l’an 43 avant notre ère.

 

Enfin, pou tenter d’aller plus loin encore dans la conceptualisation de ce pont « édifié en un seul jour », il convient peut être, pour mieux comprendre le sens des écrits de Plancus, de se référer au « Bellum Gallicum » de César, écrit pour l’essentiel durant l’hiver 52-51 à Bibracte où il avait pris ses quartiers. Selon toute vraisemblance Plancus, qui faisait alors partie de l’état major de César, connaissait parfaitement le récit de la Guerre des Gaules. Et c’est sans doute dans le livre IV qui se rapporte à l’année 55 et plus particulièrement dans les chapitres 17 et 18 que se trouent les réponses aux questions irrésolues jusqu’alors.

En effet de nombreuses analogies existent entre le récit de César et la correspondance de Plancus. Celles-ci méritaient sans doute d’être relevées.

 

B. G. IV,17 : « César… avait décidé de franchir le Rhin ; mais les bateaux lui semblaient un moyen trop peu sur et qui convenait mal à sa dignité et à celle du peuple romain. Aussi, en dépit de l’extrême difficulté que présentait la construction à cause de la largeur, de la rapidité et de la profondeur du fleuve, il estimait qu’il devait tenter l’entreprise ou renoncer à aire passe ses troupes autrement ».

 

Les motifs qui président à l’entreprise, que Caton fustigea à Rome, sont finalement mineurs face au désir de César d’accomplir un exploit propre à frapper les imaginations : franchir ce fleuve mythique, d’une largeur extraordinaire, 500 mètres selon Camille Jullian, 400 mètres selon Christian Goudineau à Neuwirth près de Coblence où des vestiges du pont de César ont été récemment découverts.

 

Suivent alors les détails très précis de la construction du pont sur le Rhin :

 

« Voici la nouveau procédé de construction qu’il employa. Il accouplait à deux pieds (60 cm) l’une de l’autre, deux poutres d’un pied et demi d’épaisseur (45 cm) légèrement taillées en pointe par le bas et dont la longueur était proportionnée à la profondeur du fleuve. Il les descendait dans le fleuve au moyen de machines et les enfonçait à coup de mouton, non point verticalement comme des pilotis ordinaires mais obliquement, inclinées dans le direction du courant ; en face de ces poutres il en plaçait deux autres, jointes de la même façon à une distance de quarante pieds (12 m) en aval et penchées en sens inverse du courant. Sur ces deux paires, on posait des poutres larges de deux pieds qui s’enclavaient exactement entre les pieux accouplés et on plaçait de part et d’autre deux crampons qui empêchaient les couples de se rapprocher par le haut ; ceux-ci étant ainsi écartés et retenus chacun en sens contraire, l’ouvrage avait tant de solidité et cela en vertu des lois de la physique, que plus la violence du courant était grande, plus le système était fortement lié. On posait sur les traverses des poutrelles longitudinales et, par-dessus, des lattes et des claies. En outre on enfonçait en aval des pieux obliques qui, faisant contrefort, appuyant l’ensemble de l’ouvrage, résistaient au courant ; d’autres étaient plantés à une petite distance en avant du pont : c’était une défense qui devait, au cas où les barbares lanceraient des troncs d’arbres ou des navires destinés à le jeter bas, atténuer la violence du choc et préserver l’ouvrage ».

 

Et alors :

 

(B. G. IV,18) : « dix jours après qu’on avait commencé à apporter les matériaux, toute la construction est achevée et l’armée passe le fleuve ».

 

On comprend dès lors mieux, face à cet extraordinaire exploit des pontonniers romains que Plancus, avec une technique identique ait pu faire édifier en un seul jour un pont sur l’Isère, dont la largeur était, même en crue, sans commune mesure avec celle du Rhin.

 

En outre, les précautions prises par César sont également celles que Plancus met en œuvre douze ans plus tard.

 

(B. G. IV,18) : « César laisse aux deux têtes du pont une forte garde et se dirige vers le pays des Sugambres ».

 

(Ad Fam. X 18) : « J’ai donc quitté mon camp de l’Isère le 19 mai après avoir muni de deux redoutes les têtes du pont que j’avais fait construire et j’y ai laissé des troupes suffisantes pour les défendre ».

 

Et, au bout du compte, les deux ponts ont le même sort :

 

(B. G. IV,19) : « Après dix huit jours complets passés au-delà du Rhin, estimant avoir atteint un résultat suffisamment glorieux et suffisamment utile, César revint en Gaule et coupa le pont derrière lui ».

 

(Ad Fam. X 23) : « Et ainsi, la veille des nones de juin, mes troupes avaient toutes repassé l’Isère et les ponts que j’avais fait jeter étaient rompus ».

 

 

Sur le second point – la localisation du pont de Plancus – on a généralement admis qu’il fallait le situer à l’emplacement du pont Saint Laurent, c'est-à-dire, pour ce qui concerne la rive droite, dans l’axe de la voie romaine de Vienne et de celle du Petit Saint Bernard soit les actuelles place de la Cimaise et montée Chalemont et, pour ce qui est de la rive gauche, dans l’axe de l’actuelle rue de Lionne, jadis nommée « rue montant au pont ».

 

A bien y regarder, cet emplacement était, sinon le seul possible, du moins le plus rationnel entre les contreforts de la Chartreuse et le tertre surélevé de la rive gauche, en un point obligé où nécessairement l’Isère était la plus étroite même en période de crue, peut être une centaine de mètres au maximum, soit le quart et sans doute moins de la largeur du Rhin à l’emplacement du pont de César.

 

Toutefois dans un ouvrage récent (Cularo, Gratianopolis, Grenoble, 2006), Bernard Rémy et Jean Pascal Jospin proposent un emplacement inédit. Les deux auteurs considèrent en effet qu’en raison de la place prise par les fortifications construites à chaque extrémité du pont, l’ouvrage ne pouvait avoir été installé à l’emplacement de la passerelle Saint Laurent car la place de la Cimaise n’a été gagnée sur le rocher que beaucoup plus tard. Ils proposent donc de placer le pont près de l’entrée de la ville en venant de Lyon, peut être au niveau de l’esplanade c'est-à-dire vers l’actuel pont de la Porte de France.

 

Enfin, à ce stade du débat, on ne taira pas l’opinion de Camille Jullian : celui-ci, curieusement traduit deux fois l’ « Isaram » de Plancus (c'est-à-dire, sans confusion possible, l’ « Isara » de Florus, l’ « Isar » de Strabon, la « Skaras » de Polybe) par le Drac (qui n’est pas cité dans les textes antiques) et estime que Plancus l’aurait franchi le 12 mai 43 à Pont de Claix, avant de camper sur l’autre rive, à Claix. Son explication est la même pour les évènements du 4 juin : Jullian considère que Plancus repasse le Drac et coupe le pont, ajoutant paradoxalement « et revient à Grenoble où Brutus le rejoint » !

 

C’est ce que le doyen Perrochat appelait une « explication désespérée » estimant, à juste titre, que Plancus, venant du nord, ne pouvait confondre l’Isère et le Drac. Mais on retrouve d’ailleurs le même type d’explication chez Gariel (Histoire du Dauhiné, 1864) qui voyait en Echirolles le nom corrompu de Cularone.

 

Au surplus, si l’on suit Jullian et Gariel, Plancus se serait donc retrouvé nécessairement, après avoir coupé le pont, sur la rive gauche de l’Isère et, dès lors, on voit mal comment Brutus, arrivant par la rive droite, aurait pu le rejoindre.

 

De plus, B. Rémy et J. P. Jospin rappellent, à juste titre, que le Drac, du moins en 1407, est localisé vers l’actuel cours Jena Jaurès. S’il en allait de même en 43, Plancus pouvait, dès lors, rejoindre Varces et le col de la croix Haute en longeant le piémont du Vercors sans avoir a traverser un autre cours d’eau.

 

 

3 – La problématique des « camps de l’Isère » :

 

Plancus les évoque à quatre reprises : les 13, 15 et 18 mai, sous la forme « castris ad Isaram » et le 28 juillet sous la forme « castris ad Cularonem ».

Dès lors, ce quartier général ne peut qu’être situé, semble t-il, sur les contreforts de Chalemont, servant de défense naturelle sur la rive droite pour que le fleuve soit un fossé infranchissable à un ennemi venant du sud.

 

On a toutefois la plus grande peine à conceptualiser que les cinq légions, leurs auxiliaires et la cavalerie aient pu être installées aussi durablement (près de trois mois) sur aussi peu d’espace car, au minimum, 100 à 120 hectares devaient être nécessaires pour le stationnement d’une telle armée, c'est-à-dire en ce cas tout l’espace accidenté occupé aujourd’hui par le Musée Dauphinois, les anciens instituts de géographie et de géologie, leur cité universitaire avec, vraisemblablement, de larges débordements sur tous les contreforts est et ouest de la Bastille, voire même jusqu’à son plateau sommital et sur les pentes, un peu plus douces, de Saint Martin le Vinoux. Quant on pense à la déclivité naturelle des lieux on a le plus grand mal à imaginer comment le camp fortifié de Plancus avait pu être organisé.

 

Quant au camp de Brutus, la lettre du 28 juillet est sans équivoque possible : il était distinct de celui de Plancus. Mais il ne devait guère en être éloigné et les deux camps additionnés représentent une concentration militaire absolument prodigieuse. En effet, on l’a vu, Plancus disposait de cinq légions, dont la prestigieuse dixième légion que César cite, avec insistance, au moins douze fois dans la Guerre des Gaules, de nombreux auxiliaires et l’importante cavalerie.

 

On sait, à cet égard, que les légions comportaient de César jusqu’au Principat chacune de 5000 à 6000 hommes outre les « calones » (valets), les esclaves, les palefreniers, l’artillerie, le génie, soit, d’après Christian Goudineau, pour chaque légion un nombre équivalent d’auxiliaires ce qui donnerait pour Plancus un minimum de 50 000 hommes, cavalerie en sus. A cet égard, Plancus parle d’abord de 1000 cavaliers (X9) puis de 3000 (X11) et enfin de 4000 (X15), non comprise celle qu’il conservait avec lui, sans doute au moins une aile, peut être deux, soit 1000 cavaliers supplémentaires c'est-à-dire, au total, environ 5000 hommes supplémentaires.

 

Doivent être ajoutées les bêtes de sommes (les « juventa ») nécessaires au transport des bagages réglementaires et personnels des légionnaires : au moins 500 et autant de palefreniers par légion. Puis les chariots transportant les pièces d’artillerie démontées, les matériels nécessaires au Génie, les convois de vivre et de fourrage soit 3000 à 4000 bêtes de somme supplémentaire et leurs convoyeurs.

 

Ainsi, l’armée de Plancus comportait-elle, au minimum, 50 00 hommes, 5000 cavaliers, 20 000 à 22 000 bêtes de somme, des milliers de chariots, c'est-à-dire une colonne en marche d’au moins 15 km de longueur et un camp permanent approprié à Cularo à un tel rassemblement.

 

Brutus, pour sa part, avait quitté Modène avec ses propres légions, en avait levé de nouvelles en cours de route et a atteint Cularo avec dix légions soit environ 100 000 hommes.

 

C’est donc une armée de 150 000 hommes, au moins 60 000 bêtes de somme et presque autant de chariots qui auraient été rassemblés à Cularo en 43 avant notre ère.

 

Une telle armée est prodigieuse à concevoir : c’est, par comparaison, près de trois fois plus que celle d’Hannibal, 175 ans plus tôt.

 

Mais, saura t-on jamais où avaient été installés les camps de cette extraordinaire armée dont l’archéologie n’a, à ce jour, révélé aucune trace !

 

 

4 – Plancus après les évènements de 43 :

 

Après son accession au consulat en 42, Antoine l’envoie gouverner les provinces d’Asie mais il s’en fait chasser, assez rapidement, par Labenius. En 36, il est consul suffect (ceux qui succédaient aux consuls officiels). Gouverneur de la Syrie, en 35 il rançonne, dit-on, ses administrés. Vers 31, il rejoint Antoine en Egypte et devient l’un de ses plus assidus courtisans : d’aucuns, parmi ses contemporains, diront même son bouffon. Mais, pressentant sa chute prochaine, il passe alors à Octave. C’est d’ailleurs sur sa proposition que le sénat lui confère le titre d’Auguste le 16 janvier 27. En remerciement, ce dernier l’élève en 22 à la dignité de censeur.

 

Il semble ensuite avoir vécu une existence paisible et épicurienne dans sa résidence de Tibur avec l’amitié de personnages comme Horace qui lui dediera l’une de ses odes.

 

La date de sa mort, comme du reste celle de sa naissance, est imprécise. Il avait néanmoins atteint un âge avancé, entre 75 ans et plus de 90 ans.

 

Son mausolée, l’un des mieux conservés du haut empire après celui d’Auguste existe toujours près de Gaète au nord de Naples. Au dessus de la porte est encastrée une inscription monumentale qu’il fit graver de son vivant : « Lucius Muniatus, fils de Lucius, petit fils de Lucius, arrière petit fils de Lucius, Plancus. Consul, censeur, imperator deux fois, septemvir du collège des Epulos. Il triompha sur les Rhètes. Avec le butin il fit un temple de Saturne. Il lotit des terres en Italie à Bénévent. En Gaule il déduisit les colonies de Lugdunum et de Raurica.

 

Autrement dit son épitaphe (si l’on excepte les titres honorifiques de consul suffect et de censeur) ne retrace que la partie de sa vie antérieure à 42. Il est vrai que le reste n’est guère glorieux tant Plancus s’était attiré de haines du fait de ce que l’on a appelé son arrivisme et son « sens maladif de la trahison ».

 

Seuls les historiens français et et suisses ont accordé beaucoup de tolérance à Plancus, notamment Amable Audin qui ne ne pouvait que tenter de réhabiliter la mémoire du fondateur du Lugdunum qu’il aima tant en le décrivant comme « un homme riche de qualités d’intelligence et même de cœur ».

 

La trahison – ou du moins la mauvaise foi – de Plancus, passé de Cicéron à Antoine pour accéder au consulat, puis d’Antoine à Octave pour conserver son rang et ses richesses est analysée plus précautionneusement par Jullian qui en fait le portrait suivant : «  patient, prudent, ayant le flair des situations, désireux sans doute de richesse et de faste mais dénué des vastes et criminelles espérances qui germaient alors chez Antoine, Lepide et Octave, il sut comprendre qu’il n’avait point l’envergure d’un héritier de César. D’autre part, malgré son amitié pour Cicéron, il ne crut point que la liberté put être restaurée. Alors il se laissa vivre d’une alliance à l’autre, cherchant l’homme qu’il jugerait le plus capable de rendre la paix au monde ».

 

Sur ce point au moins, l’histoire a donné raison à Plancus : avec Auguste commençait la « Pax Romana » qui durera deux siècles, c'est-à-dire la plus longue période de paix de toute notre histoire.

 

On a pu dire que si Plancus avait tout de suite marché contre Antoine et l’avait attaqué avant que ses troupes ne corrompent les éléments sains de l’armée de Lepide, les légions d’Antoine n’auraient sans doute pas offert une forte résistance.

 

Que se serait-il passé alors ?

 

Que se serait-il également passé si Lepide et Antoine, après leur jonction avaient marché sur Cularo ?

 

Bien évidemment on peut spéculer indéfiniment sur de telles conjectures.

 

Quoiqu’il en soit, les hésitations de Plancus, ses atermoiements, ses retournements ont sans doute évité une nouvelle guerre civile et c’est en ce sens qu’il a joué un rôle de premier plan dans tous ces évènements qui ont marqué un tournant décisif dans l’histoire de Rome et donc, du monde.

 

Si l’on peut critiquer à l’envi sa versatilité mise au service d’une ambition et ses nombreux revirements politiques, il n’en demeure pas moins que nous devons être particulièrement reconnaissants à Munatius Plancus d’avoir, il y a de cela vingt siècles et demi deviné la primordiale utilité du site de Grenoble et d’avoir ainsi préparé la « Ville du Pont » comme la nommera Raoul Blanchard à s’étendre et à prospérer sur la rive gauche de l’Isère.