GRATIEN, GRATIANOPOLIS, GRENOBLE
Il
n’y a pas grand risque à considérer, comme l’ont fait du reste presque tous les
auteurs, que Grenoble doit, non pas son statut de chef lieu de civitas au bas
empire (qui remonte sans doute au début de la Tétrarchie, sous les règnes de
Dioclétien et Maximien) mais son second nom antique, Gratianopolis, à
l’empereur Gratien.
Celui-ci
n’a guère eu la faveur des historiens et, dans une belle unanimité, ils se sont
accordés à constater son incapacité à régner, voyant en lui un esprit davantage
tourné vers les dévotions que vers les réalités d’un empire romain de
déliquescence. De lui, l’historien de l’église Rufin dira même un peu
cruellement qu’il a été « plus pieux qu’utile à l’état ». Seul à ce
jour, Paul Louis Rousset a tenté un plaidoyer pour cet empereur mal aimé et
décrié que l’on connaît assez mal au demeurant : quelques rares textes,
des monnaies, surtout émises à Trêves alors capitale de l’empire (une seule
connue pour la région grenobloise – et encore douteuse – découverte lors des
fouilles du Val d’Allières à Claix en 1980) et un buste trouvé près de la
basilique impériale de Trêves.
Avec
Julien, dernier survivant male de la famille de Constantin, s’éteint en février
364 la dynastie fondée par ce dernier en 307. Un officier romain, de condition
modeste, originaire de Pannonie, est alors élevé à la dignité d’empereur :
Valentinien. En mars 364, celui-ci nomme son frère cadet, Valens, co-empereur.
Valentinien se charge de l’Illyrie et des provinces occidentales, cependant que
le reste des Balkans et l’Orient sont confiés à Valens. Tous deux sont de
fervents chrétiens. Ignorant l’aristocratie traditionnelle, ils choisissent
leurs officiers et ministres parmi leurs compatriotes pannoniens ou parmi les
lumières du temps, comme le poète Ausone qui sera appelé à la cour de Trêves.
Valentinien consacre la majeure partie de son règne à combattre les Alamans sur
le Rhin supérieur. En 375, il se rend en Illyrie pour prévenir une invasion des
Quades et des Sarmates. Bon guerrier, Valentinien était aussi bourru, coléreux
et brutal. Il élevait, dit-on, deux ourses près de sa chambre.
Au
cours d’une audience accordée à une délégation ennemie, il entre dans une
colère telle qu’elle lui provoque une fatale crise d’apoplexie.
Son
fils aîné, Flavius Gratianus – Gratien – né le 18 avril 359 (ou le 23 mai) à
Cibalae (aujourd’hui Vinkovci en Hongrie), nommé Auguste à Amiens dès le 24
août 367 selon Ammien Marcellin, lui succède donc assez naturellement le 17
novembre 375 bien que n’étant âgé alors que de 16 ans. Son premier acte est de
nommer co-empereur son demi frère Valentinien II mais celui-ci, âgé de 4 ans,
est bien évidemment cantonné dans un rôle strictement symbolique.
D’après
les canons de l’époque, Gratien est un bel homme – le buste que l’on a de lui
en témoigne – aimant la chasse et les livres mais beaucoup moins
l’effort ; de plus, il semble être totalement dépourvu du sens du
commandement. En 374, il avait épousé Constantia, fille posthume de l’empereur
Constance II, ce mariage ayant selon toute évidence eu pour seul objectif de le
rattacher à la dynastie emblématique de Constantin.
En
377, apprenant que son oncle Valens, empereur d’Orient, est aux prises avec une
nouvelle invasion de barbares mettant à feu et à sang la Thrace, il décide de
lui porter secours. Mais, informé peu après son départ de la tentative de
franchissement du Rhin par les Alamans, il revient sur ses pas, les décime près
de Horbourg en Alsace – Jérôme parle de 30 000 morts ! – et refoule
les survivants dans les montagnes de la Forêt Noire. C’est historiquement la
dernière fois qu’un empereur romain lancera une expédition au-delà du Rhin.
Gratien qui, de ce fait, n’a pu secourir Valens, apprend le 9 août 378 sa mort,
lors de la terrible défaite d’Andrinople en Thrace. Végèce, auteur du traité
d’art militaire « Epitoma rei militaris », rédigé après la mort de
Gratien, soulignera que l’armement ancien, insuffisant pour une guerre de ce
type, a été « en usage depuis la fondation de Rome jusqu’à l’époque du divin
Gratien » et expliquera ainsi le désastre d’Andrinople.
L’Orient
n’ayant dès lors plus d’empereur, Gratien proclame pour succéder à Valens
Théodose, le meilleur de ses généraux. Tous deux coordonnent leurs efforts pour
redresser la situation sur le front danubien mais en vain : les barbares
s’installent en Pannonie. C’est à cette époque que Gratien, initié aux
questions théologiques par Ambroise, évêque de Milan, publie un édit de
tolérance en faveur des Ariens, accordant à chacun le droit, extraordinaire, de
se tromper. Mais, le 3 août 379, poussé semble t-il par Théodose, chrétien
quelque peu fanatique, Ambroise et le pape Damase, il abroge son édit et
interdit d’enseigner les doctrines qui, telle celle d’Arius, sont jugées
hérétiques par l’église.
En
mai 381, il siège au concile d’Aquilée sur les bords de l’Adriatique, non loin
de Trieste, qui condamne définitivement l’arianisme : parmi les trente
cinq membres de l’assemblée figure Domnin, premier évêque attesté de Grenoble.
A
l’automne 382, Gratien va encore plus loin, mettant quasiment hors la loi par
un décret resté célèbre, la religion romaine au propre sénat de Rome. Cette
mesure provoque une résistance ouverte, aggravée par le fait que Gratien
renonce à porter le titre de « Pontifex Maximus » comme l’avaient
fait depuis Auguste tous ses prédécesseurs, signifiant ainsi ouvertement la
séparation du paganisme et de l’état pour tendre à constituer un empire
chrétien. Il quitte dans le même temps Trêves, capitale officielle de l’empire
depuis Constantin, pour Milan dont il fait sa nouvelle capitale ; En juin
383, au décès de son épouse Constantia, qui ne lui avait pas donné d’enfant, il
se remarie avec une très jeune femme, Laeta. Dans le même temps, alors qu’il
part combattre une nouvelle fois les Alamans en Rhétie, l’un de ses officiers,
Maxime, commandant de l’armée de Bretagne, se fait proclamer empereur par ses
troupes. Cet usurpateur sait que les hauts dignitaires de l’armée méprisent
Gratien, qu’ils jugent faible, incapable, livré à ses conseillers. Il n’ignore
pas en outre que les classes aisées de l’empire se rebellent contre la décision
prise par Gratien à la fin de l’année 383 de supprimer les exemptions d’impôt
et les privilèges dont elles jouissaient. Fort de cette situation, Maxime débarque
en mer du Nord aux bouches du Rhin. L’armée de Germanie le reconnaît
immédiatement comme empereur. Gratien n’a alors d’autre solution que de se
porter contre Maxime. La rencontre a lieu près de Paris. Mais son armée le
trahit et rejoint Maxime. Gratien n’a que le temps de fuir avec trois cents
cavaliers Alains qui lui sont restés fidèles. Il est rejoint à Lyon le 15 août
383 par Andragathuis, général de Maxime. Fait prisonnier, il est exécuté peu
après, le 25 août 383. Il avait 24 ans. Maxime désavouera ce meurtre et fera
inhumer Gratien à Trêves.
Apprenant
la mort de Gratien, Ambroise, pour sa part, lui décernera le titre de
« Christianissimus Imperator ».
De
huit ans d’un règne difficile et d’une courte vie que l’histoire jugera
sévèrement, il convient cependant de relever l’avis nuancé d’Ammien Marcellin
connu pour son impartialité et pour la pertinence de ses jugements :
« … si la destinée l’avait permis et si ses proches avaient été à la
hauteur, il aurait été un empereur digne d’être mis en parrallèle avec les plus
choisis d’autrefois ».
De
fait, il fut empereur trop jeune et, parmi les proches ainsi visés, figure sans
aucun doute Ausone, appelé à la cour de Trêves par Valentinien pour éduquer
Gratien qui, on le sait, abusa largement de sa situation de précepteur puisqu’il
se fit nommer consul, devint le principal conseiller de son élève et profita de
sa situation pour caser toute sa famille aux frais de l’état.
Et
Grenoble ?
Il
n’est pas établi qu’au cours de son règne mouvementé, Gratien soit jamais venu
à Grenoble et cela apparaît du reste assez peu probable. Néanmoins, certains
auteurs ont accrédité l’idée de son passage dans la région lors de son premier
voyage dans les Gaules en 377 ou au cours de l’hiver 379. On a ainsi conjecturé
son arrêt à Grenoble (Allard), à Moirans (Chorier, Clerc Jacquier) ou encore à
Parménie (Bouvier et Burkard). Sa mort même a été embellie par l’inscription
fausse de Moirans dite du Divin Gratien, très probablement inspirée par
l’oraison funèbre prononcée en 392 à Milan par Ambroise lors de la mort de son
demi frère Valentinien II : « O Gratien, O Valentinien… Je pleure sur
toi Gratien mon enfant si doux à mes yeux… Je pleure aussi sur toi Valentinien,
mon enfant, si beau à mes yeux ».
La
« civitas Gratianopolitana » apparaît pour la première fois dans la
Notitia Galliarum, document de l’extrême fin du 4ème siècle. S’il
n’y a pas lieu de suivre Guy Allard qui indiquait que Grenoble avait changé de
nom « par suite d’un décret impérial que Gratien avait signé dans la ville
même », on peut penser à un évènement légèrement antérieur au concile
d’Aquilée puisque Domnin y apparaît sous le titre d’évêque de Grenoble :
« Domninus, episcopus Gratianopolitanus ».
On
a dès lors imaginé l’enchaînement suivant : Gratien, en se constituant
bras séculier contre l’hérésie arienne s’était attiré toutes les faveurs de la
chrétienté et, notamment, celles du pape Damase et d’Ambroise, évêque de Milan.
On a dit à cet égard que celui-ci connaissait bien Domnin et qu’il aurait pu
être le maître d’œuvre de la création de l’évêché de Grenoble et de sa
renomination sous le vocable d’un empereur que le christianisme se devait de
saluer, de remercier et d’honorer.
Georges
de Manteyer allait encore plus loin dans des explications qui, aujourd’hui,
semblent en partie contestables : « il est évident, écrivait-il, que
le nom de Gratianopolis qui remplaça celui de Cularo ne peut avoir été imaginé
que pendant les années du règne de Gratien… et plus précisément en 378 ou
379 ». Et Manteyer d’expliquer que le nouveau nom de Grenoble est emprunté
à la langue grecque et que « Gratien ne peut l’avoir conféré que pendant
les quelques mois où, résidant à Sirmium, il régnait aussi bien sur l’Orient
grec que sur l’Occident latin de l’empire ».
A
cet égard, on notera que les analogies du même type (Antipolis, Antibes,
Théopolis, Théoule, Neapolis, la Napoule, remontent aux comptoirs grecs de la
Gaule mais l’on peut aussi relever que l’usage du mot « polis », se
généralise en Occident à cette période avec le composé « Metropolis »
qui s’applique aux chefs lieux de provinces et, peu après, avec le mystique
« Théopolis » (cité de Dieu ?) de Dardanus en haute Provence.
Il
n’en demeure pas moins que c’est bien dans la fourchette de temps relativement
précise de 379 à septembre 381 qu’il faut situer le remplacement du vieux nom
de Cularo par celui de Gratianopolis. Des quelques cités de Gaule portant un
nom d’empereur du bas empire, Grenoble est assurément la plus tardive : le
changement de nom d’Orléans (Cenabum) pour celui d’Aurelianorum étant intervenu
entre 270 et 275 et celui de Coutances (Cosedia) pour celui de Constantia étant
intervenu sous Constance Chlore en 305 ou en 306.
Par
ailleurs, Barruol relève que le changement de nom de Grenoble a eu pour effet –
et cela est exceptionnel – de faire disparaître totalement le toponyme indigène
qui n’a laissé rigoureusement aucune trace, alors que non seulement le nouveau
nom a perduré dans celui de la ville mais il a laissé une trace définitive dans
le pagus environnant : pagus Gratianopolitanus qui deviendra le
Graisivaudan.
Enfin,
la dernière analyse sur la question (B. REMY et J. P. JOSPIN) pose les
interrogations suivantes : « Gratien aurait-il accordé quelque
privilège à la cité ? Faut-il envisager un rapport avec la création de
l’évêché qui aurait pu être demandé par Gratien ? »
Quelques
éléments bibliographiques sur Gratien :
-
J.
F. MICHAUD : bibliographie universelle, ancienne et moderne, T 17, 1854,
pages 382 et 383
-
Dr
HOEFER : nouvelle bibliographie générale, T XXI, 1857, pages 721 à 723
-
G.
ALLARD : dictionnaire historique du Dauphiné, édition de 1864, volume 1,
page 580
-
J.
CLERC JACQUIER : histoire de Moirans, 1881
-
PAULY
et WISSOWA : Real encyclopädie… article Gratianus par J. B. METZIER, 1912
-
J.
R. PALANQUE : Saint Ambroise et l’empire romain, 1933
-
SAINT
JEROME (Hyeromynus) : chroniques d’Eusèbe, édition de
-
RUFFIN (Tyranius Ruffinus) : histoire
ecclésiastique, Simonetti Corpus Chrét. 1961
-
BOUVIER
et BURKARD : Parménie, haut lieu lassalien, 1966
-
SAINT
AMBROISE (Aurelius Ambrosius) : CSEL 1968, 24-10, 24-11, Enarrationes LXI,
17
-
La
civilisation romaine de la Moselle à la Sarre, catalogue de l’exposition, 1983,
pages 38, 304, 321 et 323
-
AMMIEN
MARCELLIN : Histoire, les Belles Lettres, T V, 1984, chap. XXVII
-
P.
L. ROUSSET : plaidoyer pour un empereur, Gratien, Gratianopolis et
Grenoble, bulletin de l’Académie Delphinale, mars avril 1992
-
Histoire
Auguste : traduction et présentation d’A ? CHASTAGNOL, 1994,
introduction générale pages XCI, XCII, CXL, CLXII et introduction à la vie de
Claude, page 22
-
C.
SCARRE : chronique des empereurs romains, 1995, pages 226 à 229
-
F.
ZOSSO et C. ZINGG : les empereurs romains, 1995, pages 164 à 166
-
J.
C. MICHEL : Grenoble antique, 1999, pages 21 à 23, 32 à 37et 90
-
B.
REMY et J. P. JOSPIN : Cularo, Gratianopolis, Grenoble, 2006, page 32