De Trièves en Vercors : cols et pas

 

Diaporama présenté à Vif le 7 octobre 1995, à la bibliothèque de Claix le 31 mai 1996, à Saint Paul de Varces le 25 janvier 1997, à Lans le 24 mars 2001 et à Claix (salle des fêtes) le 29 mars 2008

 

Un matin de brouillard au Pas de l’Essaure, versant Trièves. On peut imaginer, au seuil de ces solitudes mystérieuses et parfois dangereuses que sont les Hauts Plateaux, ce que pouvaient ressentir les voyageurs de jadis : des chasseurs magdaléniens à nos presque contemporains du 19ème siècle, en passant par les premiers bergers, les voyageurs et pèlerins de toutes époques et autres brigands ou contrebandiers, tous ont sans doute ressenti humilité et crainte au seuil hostile de cette nature particulière.

 

Les Hauts Plateaux ! De quoi s’agit-il en fait ? Il faut les avoir parcourus pour comprendre que rien ici ne correspond aux critères habituels et logiques des traditionnelles pénétrations humaines. De fait, ce n’est pas un hasard si jamais les Hauts Plateaux n’ont connu la moindre implantation humaine permanente : ce monde n’est pas celui de notre quotidien. C’est ce qui en fait, sans doute, tout son charme en même temps que sa force redoutable.

 

De la clairière d’Herbouilly jusqu’à la vallée de la Drôme, ils étendent leurs 25 000 ha sur plus de 30 km de long à une altitude variant de 1400 à 2000 m. Leur largeur moyenne, de l’ordre de 8 km, est bordée à l’ouest d’escarpements boisés, cependant qu’à l’est ils sont stoppés par la ligne de crête de la chaîne du Vercors qui se casse en vertigineuses falaises au dessus du Trièves.

 

Le centre géographique en est la Grande Cabane, carrefour historique de quatre voies ou pistes : le chemin de Preyperet au sud, celui de la Jasse de la Chau au nord, celui du Pas des Chattons à l’est et enfin, celui de la Coche à l’ouest.

 

Depuis la nuit des temps à la Grande Cabane, comme en maints autres endroits d’ailleurs, les Hauts Plateaux sont le royaume des ovins. Chaque été, les troupeaux viennent du sud trouver ici la douceur d’une herbe d’exception. Depuis des centaines d’années, des millénaires peut être, ils empruntent les drayes, ces passages ancestraux des transhumants dont on pense qu’ils ont été établis par les Vertamocorii, ce clan gaulois du haut pays Voconce qui, selon Pline le Jeune, occupait les hautes vallées dès le 6ème siècle avant notre ère et dont le nom, par un abandon sémantique assez fréquent des syllabes centrales, a pu donner naissance dès le début du 13ème siècle à l’appellatif Vercoriis, devenu Vercors.

 

Ce monde des Hauts Plateaux a ses propres usages : l’eau y est très précieuse car fort rare : seules existent trois fontaines permanentes, les Bachassons, la Chau et Gerland et moins d’une douzaine de sources temporaires, telles Chaumailloux, les Serrons ou encore la Fontaine des Endettés que l’on voit ici.

 

A proximité de ces points d’eau sont les Jasses, enclos à moutons bordés d’un petit mur en pierres sèches, jamais très haut, le mouton n’ayant pas l’agilité d’une chèvre ni son esprit de liberté. Au contraire, son instinct grégaire qui le pousse à rester en troupeau, a toujours facilité ce mode de parcage.

Les Jasses, comme ici celle de la Chau, présentaient dès lors un triple avantage : le regroupement du troupeau, sa relative protection nocturne contre les prédateurs, loups, ours ou chiens errants et, enfin, la possibilité pour les bergers de recueillir, chaque matin, le migou, ce fumier de mouton, qu’ils mettaient à sécher et qui était ensuite vendu aux paysans du Trièves ou du Vercors.

 

Près des jasses, et bien avant la construction de bergeries ou d’abris en pierres solides avec charpente et toit recouvert souvent de chaume, parfois de tuiles, existaient de frustres cabanes de bergers, telle celle que l’on voit maintenant qui est l’une des dernières d’un temps révolu dont on peut aisément imaginer les rudes conditions de vie.

 

Et puis, il y a les cairns – d’un mot celtique désignant la pierre brute – jalons des principaux sentiers conduisant aux cols ou aux cabanes, édifiés de tous temps par les bergers. Souvent limites de pâturages entre les terrains d’une bergerie à l’autre, disposés selon la vue et en général sur des points hauts du relief, les cairns sont aussi parfois établis à distances régulières sur deux lignes parallèles espacées de 10 à 15 m l’une de l’autre : il s’agit alors d’une draye de haut plateau, traversant les pâturages d’une ou plusieurs bergeries et sur laquelle tout troupeau peut passer mais en restant entre les lignes de ces cairns.

 

Quant à ceux qui sont ouvragés, ils sont à leur place usuelle mais un berger, voire plusieurs générations de bergers, y ont apporté un soin particulier ayant, pour ce faire, largement le temps de chercher et de trier les pierres appropriées à la construction de véritables petits monuments.

 

Ces Hauts Plateaux ont été pénétrés et traversés à toutes époques et, traditionnellement, dans le sens sud nord, celui de la transhumance. Celle-ci est, on le sait, selon l’heureuse expression de Marie Mauron « vieille comme le monde ».

 

C’est donc une piste immémoriale qui joignait le Diois au bassin Grenoblois : elle deviendra sous l’empire romain la voie de Dea Augusta à Cularo, avant d’être, jusqu’au 19ème siècle, le Grand Chemin de Die à Grenoble. Plusieurs axes ont d’ailleurs dû exister ou se superposer par endroits, connaissant des variantes en certains points ou à certaines époques.

 

C’est ainsi que l’on peut identifier un axe principal Die, Chabrinel, la Queyrie, Gresse et le Trièves avec une variante essentielle par le Pas de l’Ane et le nord Vercors, l’Avia Publica des textes médiévaux, puis deux voies presque parallèles, celle de Châtillon à Chichilianne par le vallon du Combeau et l’Essaure et celle de Die au Trièves par Jasneuf et le Pas de l’Aiguille, sans omettre, bien évidemment, l’axe fondamental Châtillon, col de Menée, Trièves. Ce sont ces quatre chemins chargés d’histoire que nous allons, quitte à vous dérouter un peu, tout d’abord parcourir.

 

Celui de Die à Gresse par Chabrinel et la Queyrie est assurément le plus fascinant ; il fut sans doute aussi le plus fréquenté car il était le plus direct, mettant alors Die à 65 km de Grenoble.

De Die à Romeyer, l’antique voie est devenue la route actuelle, le nom même de Romeyer n’évoquant pas seulement un lieu planté de chardons mais bien un endroit où passaient les « Romieux », c'est-à-dire les pèlerins se rendant à Rome.

Après les Granges, elle se poursuit le long de la Meyrosse sous la forme d’un ancien chemin. Peu après la Fontaine des Gravelles, vers l’altitude 1400 m le chemin actuel du Pas monte à travers d’importants éboulis.

 

Il y avait sans doute là, la piste originelle protohistorique, tracée au plus court. Sous un gros bloc ressemblant à un dolmen naturel, on a découvert en 1959 une pointe de silex d’époque néolithique.

Cette voie directe, utilisée ensuite pense t-on pour les va et vient entre tribus Voconces et Allobroges fut aménagée, sous l’empire romain, pour l’exploitation des carrières de la Queyrie sur lesquelles je reviendrai un peu plus tard.

 

Elle empruntait alors le flanc des Gravelles. Dans sa partie supérieure, les éboulis ont recouvert la voie mais son tracé reste repérable, comme on peut le constater ici, à la ligne des pins, sans doute plantés à l’origine pour retenir le terrain, qui se sont reproduits au cours des siècles. Ainsi, sur 120 m de L peut-on retrouver la réalité de la voie romaine et son sol originel.

 

Le tracé actuel, pour parvenir au Pas, ne saurait correspondre à la voie romaine qui arrivait plus haut. Il a été foré de main d’homme dans le roc lorsque celle-ci, devenue inutilisable ou trop dangereuse, l’axe prit alors – sans doute dès le moyen âge – le nom de « Route du Vin » qui pourvoyait à l’alimentation de Grenoble et du Graisivaudan en vins du Diois.

 

Le transport s’effectuait alors par ce spectaculaire chemin, dans des outres d’une cinquantaine de litres, spécialement façonnées pour tenir sur des bâts de mulets.

 

Voie romaine puis Via du Vin aboutissaient ici, à 1630 m d’altitude, au Pas de Chabrinel, dit encore de Preypet ou Perpeyrette : on a dit que ce toponyme qualifiait le pré pierreux mais, celui-ci n’est pas particulièrement rocailleux. Il s’agirait donc plutôt du « Pré des Pierres », celles-ci désignant, en l’occurrence, les Gravelles de Chabrinel.

 

Signe de l’intense fréquentation de ce Pas, existait non loin de lui, sur la prairie immédiatement située à l’ouest, une auberge d’origine immémoriale, à tel point qu’on peut se demander si celle-ci n’aurait pas succédé à une mansio gallo romaine.

En 1585, lors d’une terrible épidémie de peste, des Diois s’y seraient réfugiés. En 1770, l’auberge est qualifiée, sur la carte de Cassini, de « cabaret, nom qui lui est resté jusqu’en 1881. Et l’on naissait même dans ce cabaret comme en témoigne un acte de naissance du 18ème siècle retrouvé à Gresse

Cette curieuse auberge était composée d’une pièce unique avec une cheminée servant de cuisine ouvrant, d’un coté, sur un petit appentis où couchait le tenancier et sa famille et adossé, de l’autre, à une écurie au dessus de laquelle on accédait par une courte échelle à une grange à fromages où dormaient les voyageurs de passage.

Où était-elle située ? Sans doute à l’emplacement du refuge actuel ou encore sur le site de l’actuelle bergerie.

Curieuse auberge en vérité dont je vous conterai, dans un instant, l’une des édifiantes histoires qui s’y seraient déroulées.

 

A proximité de l’emplacement de l’auberge, existe toujours une source dite « la Fontaine des Endettés ». Les mauvaises langues racontent que la mère et les filles de Peyrperet n’avaient pas leur pareille pour vider les poches des voyageurs de passage. Alors quand ils n’avaient plus le sou, on les envoyait à la Fontaine des Endettés où ils rejoignaient ceux qui, assoiffés mais la bourse plate, y étaient venus directement.

 

Quant aux mauvais payeurs, ou à ceux qui avaient une ardoise, on les envoyait plus loin encore, au « Pas des Econdus ». Curieux nom que celui de ce pas, qui semble effectivement dériver du verbe éconduire, et curieux site en vérité.

Non loin de lui, en haut de la Combe Malle, le bon abbé Fillet situait trois pierres rondes et assez élevées dont, selon lui, le bon peuple désignait les deux plus grosses sous le nom imagé de « boules de Gargantua ». Cabaret, paillardise, le site ne manquait donc pas d’âtre pittoresque. Mais, comme l’endroit ne ressemble pas franchement à un passage géographique, une main bienveillante, à une époque indéterminée,

 

a voulu confirmer de la manière la plus claire qui soit, l’emplacement effectif de ce pas à nul autre pareil. Avant de quitter Preyperet, j’ai promis de vous conter une histoire : la voici.

 

A une date imprécise, sans doute avant 1810, un soir d’octobre, à la nuit tombante, l’aubergiste de Prepeyret vit arriver un petit groupe de jeunes femmes venant de Gresse et se rendant en Diois pour les vendanges. Elles demandèrent à passer la nuit en payant le bois et la paille. Lors du repas du soir, se joignirent aux jeunes femmes le valet de l’auberge et le berger du Laud. Homme aimable et d’un certain âge, celui-ci demande aux journalières si elles ont fait le trajet depuis Gresse.

- oui, répondent-elles, mais au Pas des Bachassons on a vu un ours, pas loin du chemin. Nous n’étions pas fières et prêtes à lui lancer des pierres mais il nous a regardé passer sans rien faire.

- oh, dit le berger, cet ours n’a-t-il pas une tache sous le poitrail et n’est-il pas grand ?

- si fait, disent les femmes, c’est bien celui là. Et le berger continue : « alors ne vous inquiétez pas. C’est le patron des ours de toute la Queyrie et on l’a vu, de loin, se battre parfois contre d’autres ours pour les écarter d’ici. Lui n’a jamais touché un mouton ici même. Alors l’aubergiste ajoute : « d’ailleurs je suis certain qu’il vient coucher dans la grange de temps en temps et l’en ai vu sortir plusieurs fois de bon matin ».

 

Mais, il se fait tard et l’aubergiste envoie tout le monde se coucher. Le berger, lui, s’en va rejoindre sa bergerie sous le grand clair de lune.

Le lendemain, de grand matin, l’aubergiste prépare la soupe matinale pour tous, celle qui tiendra au ventre jusqu’à midi. Les femmes sortent du foin et l’une d’elles vient vers lui et, à voix basse, lui demande : « comment il s’appelle le berger qui a mangé avec nous hier soir ? »

Et lui de répondre : « ben, c’est l’Antoine qui garde au Laud. Mais pourquoi me demandes tu cela ? »

Et la fille, rougissante, de dire : « si vous saviez ce qu’on a fait lui et moi cette nuit ! »

 

L’aubergiste, un peu surpris, dit à la fille : « si tu as eu un galant cette nuit, tu n’as pas perdu de temps… ».

-       « oh oui, dit elle, je l’ai bien reconnu l’Antoine avec sa grosse barbe et sa veste en peau de bouc… Alors dites lui que je l’attends à Die pour qu’il me rejoigne dès qu’il redescendra ». Et puis, les femmes partirent.

« Voyons, se dit l’aubergiste, après manger le berger est bien reparti, c’est sur, puisque vers minuit j’ai entendu les chiens du Laud qui aboyaient à son approche. Serait-il revenu dans la nuit ? Que non, jamais, car un berger en montagne ne pense qu’a son troupeau et les jupons, c’est bon dans la vallée… Alors ? ». Alors, l’aubergiste regarde le sol devant la grange où il y a beaucoup de marques de galoches, des pattes de chiens, de sabots d’ânes et puis aussi d’autres traces. Que diable, ou grand Dieu, comme on voudra, il les connaît ces traces et se met à rire, à rire jusqu’à ce qu’il s’en étouffe et son valet qui est ici se demande si son maître n’est pas devenu fou. Reprenant alors son sérieux, l’aubergiste dit à son valet en lui montrant le sol devant l’échelle de la grange : « que vois tu ici et regarde bien ». Et le valet, sans hésiter, de répondre : « c’est les pas de l’ours qui est venu là cette nuit ».

Ne vous avais-je pas dit que ce cabaret était assurément un lieu fort pittoresque ! Mais puisque nous en sommes aux histoires et que le site recèle encore bien d’autres mystères, tenez je vais vous raconter une histoire encore plus étrange.

 

Un jour que j’étais assis non loin de l’armée des ombres de pierre gardant, dans un douloureux silence, la glacière de Prépeyret, je fis un songe. A dire vrai, je ne saurais aujourd’hui dire si ce que je vis relève du rêve ou si mes yeux observèrent vraiment ce que je vais tenter de décrire.

J’étais assis face aux stèles les plus occidentales et, sans doute à force de les contempler, m’étais-je assoupi. Soudain une grave voix me tira de cette douce somnolence. Je n’étais plus seul. Non loin de moi, au bord de la glacière, un homme dont je ne voyais que le long manteau, parlait à quelqu’un que je distinguais mal, un enfant.

 

« Vois mon fils, disait-il, vois ce que sont devenus les notres ». Et il tint à l’enfant ces propos édifiants : « il y a longtemps, très longtemps, lorsque nos terres étaient encore libres, lorsque nos troupeaux seuls les foulaient, Orgerix le Sage vit en songe les légions de Rome se profiler et s’avancer à marche forcée vers notre refuge, pourtant ô combien ignoré. On racontait alors, mais sans trop y croire, que Quintus Fabius, après avoir soumis les Allobroges lors de la funeste bataille de Vindalium où tant et tant de nos valeureux guerriers périrent, avait entrepris de coloniser les terres des Hauts Clans. Nos pères n’étaient que des bergers et n’avaient, pour toutes armes que leurs bâtons ferrés, ceux qui servaient à se protéger des loups et des ours. Orgerix avait vu juste dans son rêve prémonitoire et déjà les bergers de Chabrinel, ceux de Peyre Rouge et encore ceux du Lau confirmaient l’inquiétante nouvelle. Quintus Fabius, à la tête de 18 000 hommes avait brûlé la cité sacrée de Dea Andarta et remontait à marche forcée vers le nord. Dans quelques heures ou, au mieux, demain il serait ici dans le temple rupestre sacré que, depuis la nuit des temps, les notres ont toujours vénéré. Combattre un ennemi supérieur en nombre, très entraîné, armé de toutes parts, était impensable ; nous aurions tous péri.

 

Alors, conduits par Orgerix le Sage, sais-tu ce qu’ils firent ? Tous les enfants, ceux de Peyre Rouge, ceux des Gravelles, ceux encore du Pison et de Jasneuf se disposèrent ici en quart de cercle, sur vingt, sur trente rangées, devant le puits saint, celui qui, depuis toujours, renferment nos dons les plus sacrés, Orgerix leur ordonnant de ne point bouger et de ne le quitter des yeux sous aucun prétexte alors qu’il s’installait lui-même au bord du puits.

 

Sa haute silhouette devait bien trancher sur celle de tous ces enfants dont aucun n’était plus grand que toi. Dans le même temps, tous les hommes valides, toutes les femmes et le bétail, sous la conduite de Nanus partirent, le plus rapidement qu’ils purent, se réfugier sur les flancs de la haute montagne dont le sommet est si haut qu’il atteint les nuages. Là, ils seraient en sécurité. Quant aux enfants, protégés par la déesse et sécurisés par la présence d’Orgerix avaient peu à craindre des Romains : ceux-ci combattent des guerriers, parfois des bergers, jamais des enfants. Ce qu’il advint ensuite, nul ne l’a jamais su… Jusqu’à l’arrivée de Fabius et de ses légions, Orgerix récita sans doute tous nos poèmes, même les plus anciens, même les moins connus. Usa t-il des formules magiques que seuls les prêtres de notre peuple connaissent ? Nul ne le sait et nul ne le saura jamais. Après trois jours et trois nuits passés sur le Veymont, tous ceux qui s’y étaient réfugiés estimèrent que le danger devait être écarté. Des éclaireurs furent envoyés qui confirmèrent que les Romains avaient passé Gradosa et qu’ils étaient peut être déjà même à Cularo.

 

Tous alors revinrent alors au gouffre sacré. De loin, les enfants paraissaient toujours immobiles, tous à la place qu’Orgerix leur avait assignée. Un silence absolu régnait. En s’approchant de plus près le cœur des mères se mit à battre de plus en plus fort, on en vit bientôt pleurer, puis hurler, se frappant la poitrine, s’arrachant les cheveux. Les hommes, même les plus endurcis étaient graves, incapables de parler. D’Orgerix et des deux cents filles et fils de notre clan ne restaient, à la place qui avait été la leur, que des blocs de pierre. Orgerix lui-même était pierre, la plus grande et la plus droite et le puits, jadis sans fond, était en partie comblé. Le père de mon père a vu de ses yeux l’incroyable spectacle.

 

Malgré leur douleur, qui était immense, les hommes ont tenté de creuser le puits pour voir si l’envahisseur n’y avait pas précipité la chair de leur chair avant de s’amuser, peut être, à remplacer par des pierres dressées le cercle des enfants mais le gouffre ne contenait que de la terre et des rochers venus d’on ne sait où ! C’est depuis ce jour qu’il est bouché, recouvrant à jamais nos trésors. Le père de mon père, alors que j’étais fort jeune, m’a un jour raconté qu’il avait cru revoir, lors d’un solstice d’été, dans la stèle placée à l’endroit où se tenait Orgerix et dans la gangue formée par la pierre, un morceau de la boucle de son ceinturon…

 

Regarde le, mon fils, regarde Orgerix, regarde tous ces enfants, tes frères, regarde les dans ce fier silence qui durera tant que durera le monde et, quand tu seras à ton tour devenu un homme, conduis tes enfants ici pour leur montrer les enfants du Haut Clan à jamais figés dans leur dernière prière ».

Quelques gouttes d’eau se mirent à tomber. Au loin, le Veymont était d’une noirceur inquiétante. Un éclair me fit lever la tête. Lorsque je la baissais de nouveau, l’homme et l’enfant n’étaient plus là. Seules demeuraient les pierres dans leur éternel silence : les désormais ombres de Prépeyret et mon bien étrange songe. 

 

Après Chabrinel, la voie romaine se poursuivait vers le nord à travers les pelouses qui ont conservé son empreinte comme on peut en juger.

 

Puis, elle arrivait à la plaine dite de la Queyrie dont le nom dérive de carrière ou mieux, de pierre équarrie, dont, par une corruption topographique on a fait Cléry, ce qui ne veut assurément rien dire. Ce nom de Cléry ou Queyrie est d’ailleurs d’origine récente puisque, auparavant, le lieu se nommait Audegras.

 

Cette plaine de Queyrie s’étend, quasi rectiligne, sur près de 5 km de long du Pas de Chabrinel au sud à celui des Chattons au nord. Elle marque le compartiment inférieur d’effondrement de la grande faille qui sépare le massif du Vercors de la montagne de Glandasse.

 

Les insolites carrières romaines qui en marquent à peu près le centre sont mentionnées pour la première fois en 1835 dans une courte note par un érudit drômois, le Dr Long. Puis celui-ci leur consacre une page en 1849 dans ses « recherches sur les antiquités romaines du pays des Vocontiens ». C’est ensuite l’oubli ou la méconnaissance puisque Albert Grenier, dans son monumental Manuel ne les signale pas. Puis Henri Desaye et quelques autres auteurs leur consacrent de rares articles mais, au total, moins de 10 pages, les miennes comprises, ont été jusqu’alors écrites sur les carrières de la Queyrie.

 

C’est fort peu, on en conviendra, alors que ces carrières sont dans un état de conservation exceptionnel par suite de leur abandon dans des circonstances mal explicables et de leur situation particulière à 1750 m d’altitude, les mettant à l’abri de déprédations ou réutilisations ultérieures.

Pourtant, à 18 km de Dea Augusta, sur une voie dont j’ai signalé la haute origine, les Romains ont du, très tôt repérer ces gisements de mylonite, type de calcaire bien adapté à la construction, d’autant que la roche pouvait, en cet endroit, être exploitée sans grandes difficultés, du moins à la période estivale.

 

Néanmoins, la pierre de la Queyrie a peu été retrouvée à Die. A cela, deux explications peuvent être avancées : soit son exploitation a été fort limitée, mais ceci semble toutefois contredit à la fois par la chronologie et par l’importance des infrastructures d’évacuation établies tant à Chabrinel que dans les Gravelles, soit – et j’incline nettement vers cette seconde hypothèse – la pierre de la Queyrie a été essentiellement utilisée lors de l’apogée de Die pour la construction des grands monuments publics aujourd’hui disparus, tels l’amphithéâtre et le théâtre dont seule la localisation est à peu près connue.

 

Sans doute les plus élevées de tout l’empire romain, ces carrières se présentent sous la forme de deux chambres d’abattage, l’une de 25 m L, l’autre de 17 m, découpées en gradins irréguliers sur une longueur totale repérée de plus de 120 m.

 

Il semble que l’exploitation ait été tentée, dans les deux chambres, sur un second étage mais celle-ci a du donner de moins bons résultats ce qui expliquerait qu’à ce niveau là, la taille présente de fortes irrégularités. Il s’agit, somme toute, d’un ensemble relativement modeste par rapport à certaines grandes carrières de la même période mais l’exploitation de la Queyrie semble, néanmoins, s’être poursuivie sur une assez longue période : de l’an 125 de notre ère, date d’une inscription de Die gravée sur un cippe de mylonite paraissant provenir de ce site, jusqu’au milieu ou au dernier quart du 3ème siècle.

 

Les blocs inachevés gisant dans la pelouse et divers fragments de colonnes presque utilisables en l’état qui sont restés in situ, font penser à une brusque interruption de l’exploitation. On peut, dès lors, penser aux invasions de 257 ou celles de 275 surtout, lorsque Die s’entoura d’une enceinte : cette hypothèse s’accorde, du reste, avec la trouvaille faite en août 1846 à proximité des carrières, de cinq bronzes de Gordien et de Philippe l’Arabe datables de 238 à 249.

 

Long dit même avoir trouvé un coin de fer qui était engagé dans l’une des saignées d’un bloc à peine dégrossi, tenant encore au banc rocheux, ce qui corrobore un peu plus l’idée de l’abandon précipité. Il s’agissait sans doute de ce même gros bloc, presque achevé, qui a 6 m L pour 90 cm d’épaisseur.

 

Témoin également de cet abandon inexpliqué, ce pied de colonne brisé de 45 cm de diamètre portant une moulure de baquette et la marque d’un tenon,

 

Ou encore, cette autre belle colonne qui aurait fort bien pu avoir un destin de borne milliaire.

 

Des coins de bois enfoncés dans de petites cavités creusées au pied des blocs, telle celle-ci, puis mouillés faisaient relâcher par leur gonflement les blocs du massif rocheux. L’eau nécessaire à ces travaux pouvait provenir soit de nappes possibles sous la pelouse même de la Queyrie, soit des sources temporaires connues dans un rayon de 2,5 km : fontaines des Bachassons, des Endettés ou source ouest du Roc Mazilier.

 

Quant aux carriers, combien étaient–ils et où demeuraient t-ils ? Par analogie à ce que l’on sait des exploitations de même nature, on peut penser qu’ils devaient être une dizaine environ. Leur habitat est plus problématique. Logeaient-ils sous des abris sommaires, puisqu’ils n’étaient la que l’été, ou dans des cabanes en pierre ? Ils n’auraient eu, du reste, aucune difficulté pour construire un habitat en pierre, compte tenu de l’abondance du matériau et de leur parfaite habileté à en disposer.

 

A cet égard, tout près des carrières, subsiste cette petite enceinte, trop limitée assurément pour avoir été une jasse, dont on peut se demander si elle n’est pas le dernier vestige de l’habitat des carriers romains, à moins qu’il ne faille rechercher celui-ci à l’emplacement des actuelles bergeries du Laud et de Peyre Rouge, à moins de 20 minutes de marche des carrières.

 

A proximité immédiate de celles-ci, une petite grotte, à l’entrée basse et exiguë a été explorée en 1961 : dans le remplissage de l’entrée, 40 tessons gallo romains ont été découverts avec des morceaux de charbons de bois. Au cours de l’été 1995 j’ai moi-même, après un grattage sommaire, trouvé un tesson de même nature. Ces restes de poterie proviennent peut être de récipients destinés à conserver l’eau dont avaient besoin tant pour eux-mêmes que pour leurs travaux, les carriers gallo romains.

 

Au-delà de la Queyrie, la voie antique de Die à Grenoble se poursuivait, selon toutes probabilités par le Pas de la Selle : des passages aménagés, récemment étudiés, en témoignent. Servaient-ils à évacuer des blocs de la Queyrie en direction de Gresse et jusqu’à la région grenobloise ? On peut le penser car il semblerait que certains chapiteaux de l’église de Gresse aient été taillés dans des blocs romains provenant des carrières antiques.

 

Cette voie était au moyen âge, le chemin des pèlerins ; les coquilles Saint Jacques sculptées dans la croix de Gresse en témoignent et rappellent, là comme en maints autres endroits, que les chemins de Compostelle empruntaient, pour l’essentiel, les antiques voies romaines.

 

Selon toute évidence cette voie passait à la Bâtie de Gresse, sans doute non loin de cette croix de chemin dont l’ancienneté ne fait pas de doute et, de là, gagnait Gresse

 

Mais un compendium pouvait se diriger sur St Michel les Portes, situé dans un site somptueux au pied du grand Veymont et où une autre coquille de St Jacques aurait également jadis été observée.

 

Mais alors, la voie principale passait-elle par les Bachassons ou par le Pas de la Selle ? Les rares auteurs qui se sont penchés sur la question sont d’avis partagés. Je pense, pour ma part, que les deux pas ont pu être utilisés alternativement, sinon simultanément, selon les saisons ou selon les époques.

 

A 1913 m d’altitude, le Pas des Bachassons tire son nom des bachats, ces petits bassins creusés avec une herminette dans des troncs d’arbre et destinés à recevoir l’eau des sources.

 

Nombreux jadis, il n’en subsiste plus guère aujourd’hui ou alors à l’état de désolation. En se déversant astucieusement les uns dans les autres, ils permettaient de récupérer lentement l’eau des sources maigres et de constituer dans le dernier bachat de la chaîne, un réservoir correctement rempli, servant à l’abreuvage des troupeaux.

 

Mais le Pas des Bachassons qui, à n’en point douter, a connu au fil des siècles une intense circulation, devait jadis être beaucoup mieux entretenu qu’il ne l’est de nos jours où il se révèle un peu délicat à parcourir, notamment sous le Pas du Fouillet et dans les traversées de ravin.

 

Son alter ego, le Pas de la Selle, est situé à peu de distance au sud est et permet, à 1895 m d’altitude un franchissement de nos jours plus aisé.

 

C’est un pas bien échancré quand on le regarde d’en bas. Alors que le Pas des Bachassons ne se dévoile que lorsqu’on le franchit, celui de la Selle se laisse découvrir, lui, de très loin.

 

La petite prairie qui le jouxte, souvent colonisée par les moutons, est couverte, à la saison propice, d’une profusion d’edelweiss.

 

La descente, sous les contreforts des rochers du Parquet, est d’autant plus spectaculaire qu’elle permet de découvrir la base sauvage et pittoresque du Mont Aiguille, à proximité du col de l’Aupet sur lequel nous reviendrons un peu plus tard.

 

 

Le second des axes historiques sud nord du Vercors que je vous propose de parcourir est celui qui permet de parcourir l’insolite et secrète vallée du Combeau. Là aussi, il s’agit d’un axe immémorial, fréquenté sans doute dès le paléolithique comme l’ont montré les vestiges découverts dans les grottes de Pellebit et devenu, à l’époque romaine, voie secondaire de Châtillon en Diois au Trièves.

Cette voie, née aux Nonnières, remontait le vallon du Combeau, franchissait le Pas de l’Essaure pour redescendre dans le Trièves à Chichilianne puis, par Gresse, glissait jusqu’à Cularo. Un peu plus longue que la voie de Chabrinel, elle offrait toutefois une alternative à l’inconvénient rédhibitoire qu’une longue traversée des Hauts Plateaux pouvait présenter.

 

Le vallon du Combeau est, à mon sens, la plus paisible et la plus méconnue des voies de pénétration sud nord. C’est également une voie chargée d’histoire. Sauvage et secrète, elle justifia la fondation, à l’emplacement du vallon proprement dit, d’un très ancien monastère, assurément le plus précoce du Vercors et du Trièves réunis. Imaginez un instant de vous reporter plus de 13 siècles en arrière, aux temps mérovingiens. L’an 610, en effet, dame Meltride, suivie d’un petit cortège de moniales gravissait alors les pentes douces du Val de Combeau que nous voyons actuellement.

 

Meltride était l’une de ces pieuses filles à qui Ste Radegonde, en entrant à l’illustre monastère Sainte Croix de Poitiers, avait donné une partie de ses trésors de Reine de France pour les employer à la construction de nouvelles maisons religieuses. C’est ainsi que Meltride était venue au prestigieux évêché de Die d’où, sur les conseils de l’évêque, elle s’était rendue dans un lieu isolé mais propice à la vie monastique. Des bâtisseurs s’étaient joints à la petite troupe lors de son passage à Châtillon ainsi que des religieuses venues d’Arles.

 

Dans ce lieu paisible, les moniales édifièrent un petit monastère, discret et méconnu, à l’instar de cette énigmatique sculpture qui en provient peut être. Un siècle durant, elles menèrent une existence paisible et cachée. Selon la belle image de Séverine Beaumier, « perdues dans leur nid d’aigle, précieuses comme des fleurs rares de la montagne, les nonnes du Combeau exhalaient vers le ciel les parfums de leurs vertus ».

 

Mais, au début du 8ème siècle, en 731, 734 ou 735 selon les sources, le paisible couvent fut investi et brûlé par les Sarrasins. Dans mon étude sur le Mur des Sarrasins de Château Bernard, j’ai parlé de cet évènement, rattachant la tradition du passage en Trièves de ces envahisseurs honnis, aux évènements tragiques du Combeau. L’abbesse du temps, Angèle, fut tuée avec 27 de ses compagnes. Seules 5 sœurs, portant les doux noms d’Aprilès, Esther, Jarrie, Ondule et Bélie échappèrent, dit-on, à la mort et se réfugièrent, selon la tradition, à l’actuel village des Nonnières qui leur devrait son nom : les nonnes noires.

 

Après ce drame, le couvent du Combeau ne fut jamais reconstruit, les moniales survivantes étant alors recueillies à Prebayon, dans l’ancien diocèse de Vaison. Je rappellerai seulement que cette communauté de Prebayon eut une heureuse destinée puisqu’elle fut, notamment, à l’origine des fondations de Prémol et de Parménie.

 

Le site que désigne la tradition ne manque pas de surprendre. A plus de 1300 m d’altitude, le quartier des Granges de la petite vallée suspendue du Combeau est extrêmement isolé dans un cadre fortement enneigé et venté l’hiver. Bien qu’aucune trouvaille archéologique n’ait jamais été faite sur le site présumé des évènements que je viens de relater, on voit encore de vieux murs et, dans certaines constructions, des pierres taillées, bien appareillées qui ne sont manifestement pas celles de simples constructions pastorales.

 

Ce très significatif fragment de sculpture n’a, bien évidemment, rien à voir avec le mur de l’humble grange dans lequel il est réemployé.

 

Mais, il y mieux encore : dans le mur nord de la grange du Rachier, est encastrée cette demi vasque dont le caractère ne fait pas de doute : il s’agit là, de toute évidence, d’un fragment de bénitier, malheureusement indatable en l’état.

 

On a dit qu’il s’agirait du bénitier de la chapelle conventuelle. Mais qu’importe en fait ici la réalité archéologique : ces quelques pierres racontent, pour qui sait encore les interroger, le souvenir de ce monastère perdu et la belle histoire des filles de Meltride, les glorieuses martyres du Combeau.

 

A l’extrémité nord du vallon, se trouve, à la naissance du ruisseau du Combeau, la fontaine dite des prêtres, petite source aménagée de main d’homme.

 

En observant bien le rocher qui la surplombe, on peut encore remarquer la trace d’une croix. Remonte t-elle à l’époque de Meltride ? Il n’est pas interdit de le croire.

 

De là n’est pas loin le Pas de l’Essaure. A 1665 m d’altitude, il débouche lui aussi sur les Hauts Plateaux dans le site historique de la montagne de l’Autaret, dont le nom dérivé du latin « altare » désigne presque toujours, on le sait, un autel, du moins un lieu sacré.

 

Mollement arrondie, la montagne de l’Autaret culmine pourtant à 1951 m dans un paysage de hauts pâturages. Une croix plantée de temps immémorial à son sommet a toujours servi de limite entre les territoires de Treschenu et de Chichilianne, entre Diois et Trièves.

 

Si rien n’a avéré jusqu’alors son antiquité probable, ce site est, du moins, l’un des plus anciens pâturages attestés. C’est, en effet, dans l’acte de cession du mandement d’Esparron, daté du 10 juillet 1330, que Guigues VIII concède à Pierre Claret, seigneur de Treschenu et à tous ses descendants le droit de faire paître le bétail sur l’ensemble de la montagne et pâturage d’Autaret, tradition qui a, en partie, perduré jusqu’à nos jours.

 

Le versant Trièvois du Pas de l’Essaure est, quant à lui, reconnaissable de très loin à son arbre taillé, un pin à crochets.

 

On y accède par un très beau chemin, régulièrement tracé, doté dans les parties les plus pierreuses de marches aménagées, à l’instar de celles qu l’on voit ici, tout celà témoignant, s’il en était besoin, de l’importance et de la fréquentation de ce pas.

 

Autre voie de pénétration ancestrale est celle qui, de Die, menait à Chichilianne par le Pas de l’Aiguille, anciennement dit Pas de Jasneuf ou encore Bachasson de Jasneuf. Cette voie est sans doute aussi ancienne que celles que j’ai évoquées jusqu’alors.

 

En effet, à proximité de la source de Jasneuf, où se trouve l’une des plus typiques bergeries des Hauts Plateaux, des morceaux de poterie préhistorique, dont trois fonds de grandes cruches, ont été découverts vers le fond de la source.

 

Au pas même, on a récemment exhumé un campement de chasseurs mésolithiques qui traquaient des animaux isolés, cerfs, sangliers et bouquetins en utilisant comme armes des flèches tranchantes tirées à l’arc.

 

On sait peu de choses en vérité sur ces chasseurs d’il y a 8000 ans. Probablement réduits à de petits groupes, très mobiles car peu chargés, ils parcouraient un vaste territoire bien connu d’eux et implantaient, pense t-on, leur campement à des haltes pré déterminées, dont celles du pas de l’Aiguille et du Pas de l’Essaure.

 

Comme son nom l’indique, le Pas de l’Aiguille, offre sur le Mont Aiguille des perspectives majestueuses, durant tout son parcours. A Chichilianne, les anciens racontaient que lorsque, sur ce même sentier, l’ours et l’homme s’apercevaient de loin, l’un ou l’autre s’écartait un peu du chemin. L’homme laissait passer l’ours ou l’ours s’effaçait devant l’homme, chacun allant à ses propres occupations.

 

Mais le Pas de l’Aiguille c’est aussi l’histoire récente et un sobre monument rappelle le souvenir des 27 maquisards réfugiés dans la grotte de l’Aiguille, qui furent encerclés le 24 juillet 1944 par un important détachement allemand. 22 purent s’évader à la faveur de la nuit ; les cinq autres moururent sur ces lieux à jamais marqués par cet évènement tragique.

 

L’Aiguille et l’Essaure, passages jumeaux s’il en fut, ont de tous temps été fréquentés par l’homme et ont donc servi de voie essentielle pour les relations Trièves – Diois.

 

 

La dernière de ces voies de pénétration sud nord n’est pas la moins illustre puisqu’il s’agit du Col de Menée. Là passait le grand chemin de Die au Trièves, voie romaine probable.

 

Pendant des siècles, le col de Menée fut la voie des échanges entre les deux régions, assurant la remontée vers le nord des agneaux et des vins du Diois, tandis que s’écoulaient dans la vallée de la Drôme, les céréales, les toiles de chanvre et les clous du Trièves.

 

Les Triévois dans leurs migrations saisonnières le franchissaient communément. Les pèlerins alpins dans leur trajet vers Compostelle l’empruntaient non moins traditionnellement. C’était, en effet, une voie essentielle car le col, le plus bas de toute la chaîne était, de ce fait, le plus praticable de toute cette froide montagne du Vercors, dont un texte de 1693 rappelle que l’hiver durait sept mois par an.

 

Près du col, versant Diois, se trouvait une maison de templiers située, selon la tradition locale encore vive, très précisément à cet emplacement. Cette possession hospitalière est bien attestée par un texte latin du 10 juillet 1330.

 

De cette lointaine fondation subsisterait cette salle, moitié établi à la manière des tumulii, moitié creusée dans la montagne que son propriétaire a eu l’obligeance de me faire visiter en me disant qu’il s’agissait de la « cave des templiers ».

 

Il y aurait quelque hardiesse à se prononcer sur l’origine et sur la destination de cette curieuse salle souterraine mais il convient de remarquer que la technique de construction peut s’apparenter à celle des temps évoqués.

 

Il n’en demeure pas moins qu’il y eut bien à Menée une construction médiévale qui, au 15ème siècle, servait encore de péage. A bien chercher dans les traditions orales, on finit toujours par y trouver des indications qui, en soit, n’ont pas d’intérêt exceptionnel mais qui, juxtaposées aux documents historiques peuvent rendre certaines choses lumineuses.

 

C’est ainsi qu’à peu de distance de la « cave des templiers » subsiste ce lieu pierreux dans lequel les habitants de la ferme du col ont toujours situé un cimetière.

Commanderie, refuge, établissement hospitalier pour les voyageurs, pèlerins et autres transitants du moyen âge et cimetière : la boucle est bouclée car on mourrait beaucoup sur les routes médiévales. Dès lors, tradition et textes historiques s’accordent et la « maison templière de Menée » est sans doute bien davantage qu’une conjecture.

 

De cette porte passante qu’était Menée, le Percy eut beaucoup à souffrir au cours de l’histoire : ainsi en 1374 lors de l’invasion des Grandes Compagnies d’Olivier Duguesclin, le frère du Connétable, le Percy fut le premier village sur lequel se jetèrent les mercenaires ; Maugiron l’incendia en 1563 puis, peu après, les troupes protestantes achevèrent de le ruiner. Du fait des exactions que lui valait sa défavorable situation de pied de col, le Percy était, a-t-on dit, et de loin le plus pauvre village du Trièves.

 

Entre le col et le Percy, la route des Jaquiers ou pèlerins de Saint Jacques de Compostelle traversait la profonde forêt d’Esparron et passait, sans doute, à proximité de l’ermitage bien connu qui perpétue, on le sait, le souvenir d’un fait miraculeux survenu à l’époque médiévale.

 

Les évêques de Die qui possédaient des droits et des domaines importants en Trièves passaient fréquemment à Menée. La circulation devait y être relativement aisée : en témoigne, par exemple, cette visite pastorale de 1509 montrant l’évêque de Die le 24 septembre à Châtillon et aux Nonières et, le lendemain, à Monestier du Percy, au Percy et à Clelles.

 

La croix, implantée au col même, rappelle le temps où après la révocation de l’Edit de Nantes, les protestants du Diois et ceux du Trièves se réunissaient le lundi de Pentecôte pour un culte et une rencontre fraternelle. La croix originelle portait cette simple inscription : « Aime Dieu et suis ton chemin ». Mais Menée était aussi un passage un peu mythique. Une grosse pierre, dit-on, marquait la limite du territoire des hommes et celui des ours. A ce point là de mon propos, je me dois de vous conter la curieuse histoire des ours du col de Menée.

 

C’est une histoire qui remonte à fort loin, du moins au temps où le chemin du col passait par-dessus la montagne. Les ours de ce coin s’entendaient alors parfaitement avec les habitants du pays. Comment et pourquoi ? Et bien il semble que les ours du col de Menée se considérant comme chez eux avaient fait comprendre aux gens que tous ceux qui passeraient le col devraient payer un droit de passage, moyennant quoi, ils ne descendraient pas dans les vallées alentour pour y commettre des larcins. La chose fut ainsi entendue et les Diois qui allaient en Trièves ou les Triévois qui faisaient le chemin inverse, déposaient près d’une grosse pierre, presque au col même, un péage à l’intention des ours. Il ne s’agissait pas d’argent car, comme on le sait, les ours ne sont pas des mendiants, mais de lard ou autre viande, du miel ou des fruits, enfin toutes choses que les ours aiment à manger afin de satisfaire leur proverbiale gourmandise.

 

Il était aussi entendu que seuls les hommes auraient à payer ce tribut et que les femmes et les enfants pouvaient passer en toute tranquillité si ce n’est que les femmes, pour bien prouver leur état, devaient relever haut leurs jupes en passant devant la grosse pierre. Ainsi, les hommes payaient volontiers ce don aux ours pour être en paix avec eux quant aux femmes, elles s’acquittaient non moins volontiers, dit-on, de l’usage ainsi établi.

Tout se passa longtemps de la sorte, sans problème de part et d’autre jusqu’à un certain jour de septembre 1414 où l’évêque de Die envoya deux de ses jeunes abbés dans ses possessions du Trièves. C’est ainsi que les ecclésiastiques, besace au dos, arrivèrent au col de Menée et passèrent à coté de la grosse pierre, ignorants qu’ils étaient de l’usage du lieu.

Vous imaginez bien évidemment la suite ! Ils n’allèrent pas loin ; à peine avaient ils fait 30 pas qu’ils se trouvèrent brutalement jetés au sol, plusieurs fois roulés cul par-dessus tête, les bras et la tête empêtrés dans leur soutane en lambeaux.

 

Finalement, ils reprirent leurs esprits et se relevèrent, tout abasourdis, voyant, sans rien y comprendre, un ours emportant tranquillement leurs besaces avec les victuailles de voyage qu’elles contenaient.

Dans le temps qui suivit, les deux abbés redescendirent au plus vite à Die faire leur rapport à l’évêque. Celui-ci fit immédiatement porter une missive au curé de Châtillon dans laquelle était relatée l’aventure inadmissible survenue à ses abbés et qui comportait des instructions comminatoires d’excommunication des ours, qui n’en avaient cure, assorties, de surcroît de menaces d’une expédition punitive contre les habitants de ces lieux barbares. Le curé de Châtillon, qui avait 30 ans de ministère et savait toutes choses répondit alors à l’évêque : « Mgr, il est des traditions du pays qui font que les hommes, les femmes et les ours du col de Menée s’entendent et que tous les prêtres ou moines d’ici savent que, pour passer ledit col, il leur faut, avant d’y arriver, quitter soutane ou robe de bure et la porter enroulée sur le dos comme un homme porte une couverture… Sinon ! ». Et le curé d’ajouter, malicieux, « il reste enfin à vous dire, Mgr, que les ours ne sont pas très exigeants et que les gens leur font offre volontiers et dans contrainte, contrairement aux dîmes et tailles multiples que les évêques ne cessent d’imposer ».

 

Mais redevenons sérieux car il est maintenant grand temps d’aborder de front la grande falaise du Vercors. Formidable bastion de calcaire, culminant à 2300 m, celle-ci se découpe sur le ciel du Trièves et sur 50 km de longueur, des Trois Pucelles jusqu’aux rochers du Parquet à Chichilianne semble interdire tout passage de Trièves en Vercors.

 

De fait, aucune route ne l’a jamais franchie. Seuls une douzaine de pas praticables se glissent dans les faiblesses de la muraille, passages souvent aériens, parfois même vertigineux qui, de tous temps, ont permis les échanges entre populations des deux versants. Jusqu’à l’établissement de routes au 19ème siècle, ces passages étaient extrêmement fréquentés. De surcroît, il faut rappeler que les Triévois ont toujours exploité les alpages des Hauts Plateaux en y menant paître leurs troupeaux de moutons ou en les louant aux bergers transhumants de Provence. A cela il y a une explication fondamentale ; en effet, parfois siamoises par les falaises lorsqu’elles font limites comme à Claix, Saint Paul de Varces ou Château Bernard, il arrive que certaines communes du Trièves voient leur tracé négliger cette frontière géologique pour remonter largement sur les Hauts Plateaux.

 

Ainsi, le territoire de Saint Andéol englobe t-il les terrains accidentés du Purgatoire dans le sud de Corrençon ; Gresse y étend la moitié de son immense territoire annexant le Grand Veymont et possédant les infinis alpages de Tiolage à la plaine de la Queyrie et Chichilianne se hausse, par-dessus les rochers du Parquet jusqu’aux confins de Châtillon en Diois. Ces trois communes voisinent ainsi, depuis des temps immémoriaux avec Corrençon, la Chapelle, St Agnan et Treschenu.

 

Nous allons donc maintenant nous rendre, selon une rotation allant du nord au sud, sur chacun de ces cols et de ces pas ou brèches. Auparavant, si vous le voulez bien, mettons nous conventionnellement d’accord sur une terminologie simple.

 

Le col, c’est la dépression formant passage entre deux sommets montagneux ; à cet égard, on le verra, le col de l’Arc en est l’exemple le plus significatif.

 

Le Pas, par contre, c’est le lieu où l’on peut simplement passer, parfois d’ailleurs avec quelque difficulté ; ne dit-on pas « franchir le pas » ?

 

La brèche, enfin, c’est l’étroite excavation naturelle ou artificielle, la faille, qui permet de se rendre d’un versant de la montagne au versant opposé.

 

Mais, sur la grande falaise ces appellations semblent parfois inappropriées ; ainsi, certains cols sont en fait des pas ou réciproquement d’ailleurs. Quant à certains pas, ils s’apparentent davantage à des brèches. Je vous propose de parcourir tout d’abord les passages géologiquement ou historiquement indiscutables, revoyant les chemins occasionnels ou aléatoires à la fin de mon propos.

 

Rendons nous ainsi et sans plus attendre au premier de ces passages nettement authentifiés. C’est d’ailleurs l’un des plus illustres de toute la chaîne. Le col de l’Arc, puisqu’il s’agit de lui, de son vrai nom col de l’Arc Saint Michel, vu ici de son versant le poins connu, est, à 1736 m d’altitude une vaste échancrure gazonnée, régulièrement dessinée en un demi cercle concave dont deux rochers aigus et élevés forment les extrémités, ressemblant précisément, comme son nom le suggère, à un arc renversé.

 

Ce col, durant des siècles, fut une importante et directe voie de communication entre la vallée du Drac et le plateau du Vercors. Pour les paysans de la basse vallée de la Gresse et du Drac c’était la route du bétail de la race de Villard de Lans. Plus tard, après l’ouverture de la route d’Engins, une contrebande d’eau de vie montant de Claix et de Varces vers les villages nord verclusiens, se substitua au transit des bovins.

 

L’accès normal au col se faisait du pré du Four mais un chemin muletier, très rapide, difficile mais néanmoins fréquenté, montait également de Saint Paul de Varces, le col géographique étant d’ailleurs précisément situé sur le territoire de cette commune.

 

Au pied de la roche Saint Michel, une foire assez excentrique se  déroulait depuis des temps anciens, trouvant son origine, croit-on, dans la célébration de la disparition de la neige. En dépérissant, elle prit la forme d’une vogue de la Saint Jean. Au début du 20ème siècle, la jeunesse du Val de Lans et celle des villages de Varces, de Saint Paul et de Claix s’y retrouvaient pour un insolite bal champêtre. Le col de l’Arc devait être au 18ème siècle fort fréquenté car c’est la seule voie de communication mentionnée par la Carte de Cassini. Il l’était aussi, semble t-il, par les ours.

 

Officiellement, entre 1870 et 1900, 21 ours y furent abattus, notamment en 1886 sur ce chemin, un gros mâle dont on a dit, sans doute trop hâtivement, qu’il était le dernier spécimen de la race. En effet, vers 1930, il restait encore plusieurs individus dans le Vercors central et, en 1937, des observations fiables auraient encore été faites. Traditionnellement on considère que l’espèce s’est éteinte vers 1940. Mais est-ce bien sur ? Personne, en haut Vercors, ne croit vraiment à la disparition totale et irrémédiable des ours.

 

Certains suspectent même leur survivance dans cette région mystérieuse, non aménagée et dangereuse, que constitue le plateau de Glandasse, du Jardin du Roi à Chabrinel : des promeneurs s’y sont perdus sans que l’on ait jamais retrouvé d’eux la moindre trace. Des ours y vivraient encore que l’on ne saurait, semble t-il, pouvoir les repérer. A cet égard, Jean Xavier Chirosel dit avoir trouvé, peu avant 1980 dans ce micro désert, des ossements d’un ours mort depuis peu.

 

Mais revenons précisément au col de l’Arc. Selon Jean Noaro, dans l’hiver 1950, sur le découvert du col, à peu près au centre de ce chemin, Paul Frier de Villevieille et un autre chasseur en auraient tué un ; voici leur témoignage : « la bête était à 200 m et avançait par bonds dans la neige… Les chiens se sont rabattus vers nous, muets, le poil hérissé… ». On n’en sait pas davantage.

 

Probable témoin de cette large fréquentation de plantigrades, le versant ouest du col de l’Arc ne conserve sans doute pas sans raison le nom de « Combe Oursière ».

 

A près de 2000 m d’altitude, le pic Saint Michel qui est la continuation des grands escarpements du Moucherotte, domine aisément de sa forte masse tout le paysage environnant.

 

En plein ciel, une croix en marquait la pointe sommitale qui est, assurément, l’un des plus extraordinaires belvédères que l’on puisse avoir de la chaîne alpine.

 

Un peu mystérieux, mal étudiés, les contreforts sud de Saint Michel révèlent de remarquables abris sous roches qui ont pu servir de refuge temporaire aux premiers chasseurs du Vercors.

 

Du col de l’Arc au col Vert où nous allons maintenant nous rendre existe, sur le versant ouest de la montagne, un sentier balcon dit « sentier Gobert » du nom de l’inspecteur des Eaux et Forêts qui le fit tracer en 1941. Mais il ne s’agit là que d’un sentier d’agrément, fort pittoresque au demeurant, qui n’a pas le passé millénaire de ceux qui franchissent les cols.

 

A 1766 m d’altitude, le col Vert est l’archétype du faux col. Ce passage escarpé n’a jamais été un col. Tout au plus pourrait-on le qualifier de « pas » voire de « brèche ». De surcroît, son environnement a toujours été plus grisâtre que vert. Alors, d’où vient son nom ? En patois, l’on nommait jadis les deux cotés de la montagne, ainsi que le passage « Govert ». Or l’on sait que le patois est une langue parlée et non écrite. Dès lors, on peut penser que, par déformation cartographique récente, Govert serait devenu « col Vert ».

 

A l’ouest, c'est-à-dire versant Villardien, le Govert apparaît comme une échancrure au sommet d’une falaise verticale infranchissable. C’est seulement au pied de cette falaise qu’on découvre qu’elle se laisse appréhender sans grand problème. Côte Prélenfrey, la montée n’est pas moins impressionnante sous la grande muraille du Vercors. Pourtant, cette voie de passage peu évidente, fut fréquentée de très haute origine. H. Müller y trouva, dans le talus bordant le chemin, une monnaie romaine du 2ème siècle. Il pensait que les voyageurs des temps antiques pouvaient, au passage de tels endroits un peu périlleux, jeter une pièce pour s’accorder les faveurs de la divinité qui ne manquait pas d’y résider.

 

Ce pas fut ensuite régulièrement emprunté par les habitants des deux côtés de la crête et, notamment, par ceux de Prélenfrey qui allaient, l’automne venu, acheter aux foires de Villard de lans de jeunes bêtes. Le retour devait être, pour celles-ci, un rude voyage à travers les sentes raides pierreuses et escarpées du Govert.

 

Mais bien qu’inhospitaliers, les moutons de la Crau venaient paître sur les flancs ouest du Govert. En témoignent, les ruines de cette baraque de bergers qui était encore, selon des témoignages que j’ai recueillis, fréquentée au début du 20ème siècle.

 

Ne quittons pas le col Vert sans risquer une hypothèse sur ce qui a pu faire de ce pas grisailleux un col vert. S’il ne fait pas de doute que son nom actuel réside, comme je l’ai dit, d’une transcription fautive du patois Govert, ce nom désignait-il alors le col ou l’alpe ? Il semblerait que ce soit l’Alpe. En effet, la plus ancienne mention connue date du 14ème siècle et parle de l’Alpis de Goverez ». Le passage lui-même, sans doute aménagé de main d’homme, avait peut être un nom différent lequel se serait perdu avec le temps. S’agissait-il alors du Pas de Dieu, connu des anciens Varçois ? Ce Pas de Dieu, non situé précisément, tirait, semble t-il, son nom d’un bloc de pierre assez gros portant l’empreinte d’un pied d’environ 80 cm de long. On racontait que Dieu, trouvant le chemin obstrué par ce bloc, l’aurait écarté en le poussant du pied. Ainsi donc, mais il ne s’agit là que d’une hypothèse, la brêche dans la montagne aurait-elle pu être ce Pas de Dieu, cependant que les deux versants de celle-ci étaient l’Alpe de Govert, devenu, comme on l’a vu, le « col Vert ».

 

Au-delà de ce passage et sur plus de 4,5 km, s’étend une crête infranchissable constituée des rochers du Ranc des Agnelons et des crêtes du gerbier. Celles-ci n’ont jamais livré la moindre sente permettant une communication plus directe entre le Gua et le plateau du Vercors.

 

Seul le versant ouest de ces crêtes est accessible par une interruption de la falaise qui, dans son dernier tiers, permet d’accéder au gerbier au point 2070 m mais la descente sur l’autre versant est impossible. C’est une muraille quasi verticale de 400 m dressée au dessus de Prélenfrey. C’est là, on le sait, que le 22 septembre 1965, à la tombée de la nuit, furent découverts les corps de Lionel Terray et de Martinetti.

 

Plus au sud, et nettement plus spectaculaire, le Pas de l’oeille est l’un des plus saisissants de la barrière orientale du vercors.

 

A 1960 m d’altitude, il permet le franchissement de la muraille entre Gerbier et Deux Sœurs. Son nom, tiré du patois Oeilli, signifie Aiguille, celle là même qui, le 21 avril 1764, s’écroula en partie.

 

Il semble avoir été jadis relativement fréquenté mais, à l’heure actuelle, son tracé est parfois incertain, voire même franchement aléatoire dans les barres rocheuses.

 

Outre le panorama exceptionnel que révèle le pas proprement dit sur la chaîne de Belledonne et l’Oisans, jaillissent au premier plan d’autres oeilles ou aiguilles, notamment celles qui portent le beau nom de « Sultanes ».

 

Le versant Villardien du pas, par le lit de l’ancien glacier de la Fauge et par de vastes pelouses d’altitude est nettement moins tourmenté que son pendant est. Il est aussi beaucoup plus paisible.

 

Non loin du pas de l’Oeille, on trouve le col des Deux Sœurs, poétiquement dénommées Agathe et Sophie qui, avec le col vert et le Pas de l’Oeille est le troisième des chemins de montée au plateau depuis Prélenfrey. A 2056 m d’altitude, il débouche sur le crête de la falaise juste sous la Grande Moucherolle.

 

Somptueux par beau temps, ce passage, comme du reste presque tous ceux de la chaîne, peut vite, par temps de brouillard se révéler dangereux voire franchement périlleux.

 

Le versant ouest du col des Deux Sœurs se nomme Combe de l’Ours car, là aussi, bien évidemment, ils étaient nombreux et il est au moins une histoire de chasse à l’ours qui s’est déroulée dans ces lieux sauvages et qui est restée célèbre : celle survenue à Célestin Vallier, le grand père du sénateur Joseph Vallier, qui faillit ici même être déchiqueté par une femelle ourse.

 

Mais voici le Pas de la Balme, moins aérien que les deux derniers que je viens d’évoquer. De très haute origine, il permet de faire communiquer à 1839 m d’altitude par un large passage, Château Bernard et Corrençon.

 

On y accède, versant Trièves, par un long et sinueux chemin qui monte à l’aplomb des rochers jusqu’à précisément la Balme, ou abri sous roche, située immédiatement sous la crête.

 

Cette Balme, pourtant fort ample et remarquablement située, ne semble pas avoir connu d’habitat même temporaire. Des sondages archéologiques n’ont, en effet, rien révélé.

 

J’ai longuement disserté en d’autres lieux sur le Pas de la Balme et son mur dit des Sarrasins. Je me garderai donc de trop m’y attarder ce soir mais les lieux eux-mêmes méritent assurément une visite. Je résume très vite la problématique : selon la légende, au 8ème siècle, des Sarrasins venus du sud auraient atteint Château Bernard et, à la faveur de complicités locales, décidé de franchir le Pas de la Balme pour aller piller Corrençon.

 

Les habitants du plateau n’entendant pas se laisser faire de la sorte auraient alors édifié, au dessus du Pas mais bien dans l’axe du chemin, une fortification défensive dont l’équilibre précaire était artificiellement assuré par des cordes maintenant l(ouvrage. Lorsque les envahisseurs furent à proximité du Pas, les défenseurs rompirent alors la fortification ; déclenchant une avalanche de blocs et de rochers qui tua quasiment tous les Sarrasins. Dans mes recherches, j’ai voulu montrer, sinon démontrer, que les invasions sarrasines dans nos régions avaient de sérieux fondements et que le mur des Sarrasins de Château Bernard était peut être à mettre en relation avec d’autres faits contemporains et, notamment, la destruction du couvent du Combeau dont j’ai tout à l’heure parlé.

 

> Yvette Vallier : sarraso

 

Voici de près ce fameux mur : sous la tête des Chaudières, c’est un important entassement de pierres arrangé de main d’hommes. Long de plus de 15 m, encore haut en un point d’1,70 m. Cette fortification énigmatique, assez peu étudiée il est vrai, n’a pas reçu, jusqu’alors, d’explication satisfaisante. Au-delà de la légende, on a aussi parlé de site cultuel, de cabane de berger ou de barrière protégeant les troupeaux des grands précipices.

 

Mais ceci est contredit à la fois par les lieux mêmes et, surtout, par cette entaille dans le rocher qui n’est pas d’origine naturelle et qui montre qu’il y eut, en cet endroit, un poste de surveillance.

 

En effet, en s’y allongeant, on distingue parfaitement les moindres détails du chemin conduisant de Château Bernard au Pas.

 

Sans écarter donc la fonctionnalité défensive de ce site face à un péril grave d’envahisseurs, au titre desquels les Sarrasins restent d’ailleurs aussi vraisemblables que pourraient l’être ceux qui a des époques diverses ont infesté le pays tels les Lombards ou encore les Hongrois d’au moins aussi sinistre mémoire puisque, de ces derniers, précisément, sont nés les Ogres des contes et légendes, j’ai également émis l’hypothèse qu’on puisse se trouver, en ce point précis, aux confins originels de trois peuples antiques ; les Vertamocorii, les Allobroges et les Tricorii.

 

Sans entrer dans le détail précis d’un argumentaire complexe, je rappellerai seulement que la démarcation des diocèses de Die et de Grenoble, de même que la limite linguistique entre langue d’Oc et langue d’Oil, passe précisément à cet emplacement. Ceci est pour le moins troublant et j’avoue m’être très longuement interrogé à ce propos.

 

Quoiqu’il en soit, le Pas de la Balme et son antique mur n’ont pas fini de susciter réflexions et interrogations de tous ordres, la légende originelle restant ici, comme en maints endroits, parfaitement opposable à toutes les théories intellectuelles ou historiques que l’on peut développer.

 

Le flanc est des rochers de la Balme, long de plus de 3 km, n’est entaillé par aucune coupure et seules chacune de ses extrémités révèle un passage possible : au nord, celui facile du pas de la Balme que nous venons de voir,

 

et au sud, la faille du pas Ernadant située à 1833 m d’altitude. Difficilement accessible, le Pas Ernadant permettait néanmoins d’établir la plus courte liaison en Saint Andéol et le nord Vercors.

 

Dans ces entrelacs de lapiaz parsemés de sciallets et de dolines, son versant ouest a révélé de nombreuses grottes contenant quantité d’ossements d’ours.

 

Non loin de là, en poursuivant plein sud le versant Triévois de la Grande Falaise, se trouve Saint Andéol, village de haute origine qui porte le nom du martyr qui évangélisa le Vivarais au début du 3ème siècle.

 

Imposantes et paraissant inaccessibles, s’élancent dans le ciel de Saint Andéol les 7 tours du Pleynet.

 

Leur vertigineuse hauteur, leur écrasante masse, leurs sculptures gigantesques façonnées par des millénaires, font de Saint Andéol, sertie à leur pied, un écrin à nul autre pareil.

 

Au-delà des Tours du Pleynet, par-dessus ces falaises, Saint Andéol étend son territoire sur les Hauts Plateaux jusqu’aux limites de la Chapelle et Saint Agnan, dans une zone de rochers calcaires ravagée par l’érosion qui n’a pas sans raison été singularisé sous le nom évocateur de ‘Purgatoire ».

 

Pour accéder à ces territoires qui, de tout temps ont fait partie de Saint Andéol, un chemin existe cependant, le seul possible en ces lieux : celui du Pas Morta.

 

C’est un pas un peu aérien qui, par de longs éboulis, permet, à 1833 m d’altitude, d’accéder aux Hauts Plateaux.

 

Dans ce nom lugubre à souhait, une tradition aussi ancienne qu’imprécise a voulu voir le souvenir d’une reine qui y serait morte. Mais l’on voit mal de quelle reine il pourrait s’agir ; en outre, sans être périlleux, le Pas Morta n’est pas précisément une promenade d’agrément et l’on comprend dès lors difficilement ce qu’une souveraine aurait fait sur de tels chemins.

 

Moins prosaïquement, si l’on suit Paul Louis Rousset dans son étude sur les noms de lieux alpins, Morta pourrait tout simplement signifier « la montagne », ce qui, en un tel lieu est assurément beaucoup plus satisfaisant comme explication.

 

Un peu au nord du Pas Morta, sous les Roches Rousses, se trouve le tunnel dit de l’Ours qui n’est autre qu’un abri sous roche.

 

Mais ce nom n’a sans doute pas été donné sans raisons et certaines traces dans la paroi peuvent faire penser à de possibles griffures d’ours. Encore les ours ! Décidément, leur souvenir hante tous les lieux. On ne saurait, en effet, sur toute la chaîne se promener longtemps sans tomber sur une grotte de l’ours, un trou de l’ours, une combe de l’ours, des rochers de l’ours, voire même, comme dans la montagne de Beure, un chalet de l’ours !

 

Curieuse race que celle des ours a d’ailleurs dit un naturaliste : mi animal, mi homme, l’ours vit comme les premiers et s’entend avec les seconds. On connaît, à cet égard, l’histoire de l’homme qui vit l’homme qui vit l’ours qui mangea le facteur qui lui jetait des pierres… Mais si l’ours mangea le facteur, il fut tellement pris de remords qu’il se coiffa de son képi, prit la sacoche du préposé et distribua le courrier à chaque adresse…

Mais jamais les ours du Pas Morta, ni d’aucun autre endroit du Vercors n’ont, semble t-il, mangé d’homes, eussent-ils été des facteurs facétieux et cette historie n’a sans doute rien à voir avec nos contrées.

 

Nettement plus au sud, et déjà situé sur l’immense territoire de Gresse, le premier passage dans la falaise est le Pas dit de Berièves ou de la Beriève. Parfois ce pas est qualifié de col.

 

Entre le rocher de Seguret et le sommet de Malleval c’est une fenêtre naturelle mais on la croirait ouverte de main d’homme. C’est l’un des cols muletiers les plus spectaculaires de la barrière orientale du Vercors. Il fait depuis toujours communiquer le hameau des Petits Deux avec les Hauts Plateaux.

 

On y accède, versant Trièves, par le ravin de Farnaud, sans doute le plus sauvage de tous ceux qui descendent de la falaise. On le disait au 19ème siècle habité par les loups. De fait, ils abondaient dans les parages et l’on a dit que le dernier de l’espèce avait été tué à Gresse même en 1860. Mais il semble qu’il y eut des loups à Gresse jusqu’à l’extrême fin du 19ème siècle. Depuis, comme on le sait, ils sont revenus. La partie sommitale est du Pas de Berièves, fort raide dans un immense pierrier qui peut maintenant se révéler impressionnante voire dangereuse, 

 

débouche, à 1900 m d’altitude, sur un replat herbeux typique des Hauts Plateaux. Une croix de Lorraine et une stèle rappellent des combats qui se sont là aussi déroulés en juillet 1944.

 

Son versant ouest est caractéristique des Hauts Plateaux avec un relief en dolines typique d’un calcaire pauvre en eau.

 

En contrebas du Pas, une stèle aménagée en 1978 en forme de cairn rappelle la mémoire de Gérald Taylor qui fut l’initiateur du Parc Naturel Régional du Vercors.

 

Un peu plus loin se trouve la Jasse du Playe, l’une des plus typiques des Hauts Plateaux, avec son enclos encore conservé. A proximité de la Jasse, près des sources du Playe, nom par lequel on désignait un arbre dont le bois était très apprécié, particulièrement pour faire des jougs, on devait découvrir naguère des fragments de poterie du 1er âge du Fer, étudiés dans Gallia Préhistoire en 1983 qui montrent, une fois de plus, l’ancienneté de tous ces sites.

 

Depuis des millénaires ai-je déjà dit, ces lieux sont ceux de la transhumance ; ils ont vu passer d’innombrables générations de gardiens de troupeaux et l’homme a toujours dû s’adapter à la montagne hostile, rechercher les rares points d’eau et les utiliser au mieux. C’est un enseignement qui vient du fond des âges.

 

Après Bérièves, se trouve un autre pas, illustre et antique : celui de la Ville. On sait que Gresse fait partie de ces villages dont la lointaine origine se trouve attestée par un document d’époque mérovingienne, le testament du Patrice d’Abbon, aristocrate Franc et fondateur de la grande abbaye de la Novalaise dans le Val de Suse.

 

Ce puissant hiérarque, qui possédait des domaines considérables dans tout le sud est, disposait notamment en Trièves des terres d’Ambel, de Lavars, de Roissard et de Gradossa, c'est-à-dire Gresse. Son testament daté du 3 des nones de mai de l’an 739, qui nous a été miraculeusement conservé est très clair à cet égard : « mes fermes de Gradossa qu’eut en bénéfice mon administrateur Bajo, je veux et ordonne que toi, mon héritière – la Novalaise – les possède ».

 

Où étaient ces fermes ? Je pense qu’elles devaient être situées au hameau de la Ville car ce toponyme découle directement du mot « villa » désignant, à l’origine, le domaine gallo romain puis, ensuite, le domaine mérovingien.

 

Au dessus du hameau de la Ville, ce chemin menant au Pas du même nom et, au-delà de lui, à Die par les Hauts Plateaux est donc, assurément, de très haute origine. S’il y a peu de vraisemblance pour qu’Abbon lui-même l’ait foulé, il ne fait pas de doute que son intendant Bajo l’ait souvent parcouru.

 

Se faisant, il se trouve en large compagnie : paysans, bergers, pèlerins, prélats, contrebandiers, colporteurs… Nombreux furent ceux en effet qui empruntèrent au fil des âges cette belle voie qui serpente d’abord dans les pentes herbeuses puis qui, après un passage pierreux,

 

émerge d’un seul coup, à 1925 m d’altitude, au Pas de la Ville proprement dit, très caractéristiquement ouvert dans un étroit couloir.

 

Il plonge alors sur l’immense territoire des Hauts Plateaux. Jadis, les mules grimpaient en convoi de la Ville jusqu’aux alpages pour récupérer le migou, cet engrais très apprécié notamment pour enrichir le sol des vignes du Trièves.

 

Sur ce parcours sinueux et accidenté, le transport des marchandises n’était guère aisé. Les caravanes y affrontaient de multiples dangers : le mauvais temps, les lappiaz et, bien sur, les ours. Là aussi, l’incontournable Célestin Vallier de Saint Andéol disposait, comme pour presque tous les pas, d’un souvenir de rencontre avec un ours, moins périlleuse il est vrai celle là que sa mésaventure du pas de l’Oeille.

 

Les ours peuplaient assurément ces lieux et c’est non loin du versant ouest du Pas de la Ville que fut tué le 7 octobre 1898, par une nuit d’orage, l’un des derniers mâles qui menaçait alors le troupeau du berger Tolosan. Sa dépouille fut ramenée en grandes pompes à Gresse et exposée dans le café Terrier : là étant, l’un des anciens de la commune aurait, après avoir longuement soulevé les babines de l’ours, exprimé ce sentencieux apophtegme : « il a les dents jaunes comme moi ; il ne doit pas être jeune ! ».

 

En contrebas du versant ouest du pas de la Ville se trouve la Jasse de la Chau. De Gresse à cette bergerie, par le Pas de la Ville, la distance est de 8 km. Pour y accéder aujourd’hui en véhicule la distance est de 120 km soit 15 fois plus, que l’on y aille par le col de Menée, Die, Rousset et la route forestière de Pré Grandu ou par Saint Nizier, Villard de Lans et Saint Agnan. La bergerie de la Chau étant propriété municipale, il s’agit donc d’un véritable périple pour y accéder de façon motorisée depuis le chef lieu. C’est pourquoi, dans les années soixante, un projet de route avait été envisagé et étudié par le Pas de la Ville. Malheureusement ou heureusement, selon l’opinion que l’on peut s’en faire, ce projet a fait long feu.

 

Au-delà de ces cols et de ces pas illustres et largement évidents, se cachent d’autres passages qui n’ont pas moins dû jouer, dans certaines circonstances ou à certaines époques, un role particulier de liaison du Trièves au Vercors. Moins connus parce que moins accessibles ou moins exhibés, ils répondent toutefois à une fonction essentielle : permettre une communication entre la vallée et les plateaux, entre l’est et l’ouest. Je vous propose maintenant de les découvrir brièvement.

 

Si l’on repart du nord, le premier que l’on trouve est le collet de Château Bouvier qui, à 1450 m d’altitude, par le chemin de la Vie, voie antique largement probable, mettait en relation les Hauts Plateaux avec Saint Nizier et le Val de Lans.

 

A la base même du rocher de Château Bouvier, attestant d’une très haute origine du passage, existe un abri sous roche qui a du servir de refuge et dont les parois ont été noircies par des feux. Celui-ci a livré des tessons de poterie d’époque néolithique.

 

Le piton rocheux lui-même a pu servir d’oppidum : quelques rares silex taillés y ont été découverts fortuitement ainsi que 5 monnaies romaines mais aucune fouille véritable n’a jamais été entreprise.

 

Plus au sud, entre le col de l’Arc et le Cornafion, existe une dépression qui, lorsqu’on la voit du sentier Gobert par delà la Combe Noire, présente toutes les apparences d’un col largement échancré.

 

Mais il s’agit d’apparences trompeuses car ce col vierge, qui ne porte du reste pas de nom officiel, correspond dans sa partie est à des verticalités difficilement franchissables.

 

Ce faux col est en effet situé dans les contreforts portant les noms suggestifs de « rochers de l’Ours » et « crête des Crocs ». Magnifiques arêtes, presque ignorées qui déroulent leurs à-pics impressionnants à une altitude dépassant 2000 m, dans un itinéraire très montagnard à travers vires et couloirs d’herbes et de pierres, dans des pentes finales vertigineuses.

 

Au milieu de cette ancienne dépression, on discerne de fort loin un curieux rocher, en forme de bouchon de champagne penché : c’est la très méconnue pierre Vivari ou Viravi.

 

On racontait qu’il lui arrivait jadis de virer 7 fois sur elle-même pendant certaines messes de minuit mais d’autres légendes assurent qu’elle ne tournait qu’une fois tous les 100 ans ou encore qu’un trésor avait été enfoui à son pied par les Sarrasins. Encore eux !

 

Hors des chemins traditionnels, difficilement accessible tout autant qu’insolite, la Pierre qui Vire et le faux col qui l’environne sont assurément l’un des plus beaux et des plus étranges sites de la chaîne. Je vous déconseille pourtant de vous y rendre. Pour la petite histoire, le 25 juin 1995, en voulant photographier au plus près la Pierre, j’ai décroché dans une verticalité, tombant malencontreusement sur mon épouse. Nous nous en sommes tirés avec des bleus mais l’affaire aurait pu beaucoup plus mal tourner.

 

Beaucoup plus au sud, voisin du Pas Morta, il est un autre pas, un peu secret, qui, jamais ne dut beaucoup être fréquenté : le Pas Etouppe ou Pas de l’Etoupe, situé entre les murailles de la Peyrouse et la dernière tour sud du Pleynet. Il est extrêmement aérien dans son versant est à tel point que son franchissement relève davantage de l’escalade que de la voie de communication.

 

Il offre toutefois un versant ouest qui s’évase mollement vers le vallon des Erges et le Pot du Play sur les Hauts Plateaux.

 

Moins problématique mais peu tracé et tout autant aérien par endroits est le Pas de Serre Brion qui, à 1948 m d’altitude fait communiquer Saint Andéol et Saint Agnan du vercors.

 

Là encore, c’est le versant ouest qui est le plus hospitalier, au dessus des alpages de Tiolache d’en Haut.

 

Entre Roche Rousse et Pierre Blanche, faisant correspondre à 1976 m d’altitude le hameau de la Ville et les Jasses du Chau et du Play, le Pas de la Posterle s’apparente en fait à un col, nom que l’on donne parfois aussi à cette large brèche de 100 m ouverte dans la falaise. Très montagnard, ce pas ou col ne semble toutefois jamais eu de fréquentation intensive.

 

Fort différent est le Pas des Chattons, sorte de passage intérieur entre l’épicentre des Hauts Plateaux et le Pas des Fouillets sur Gresse. Vu comme ici de la Grande Cabane, c’est une échancrure molle et largement évasée.

 

A 1827 m d’altitude, le Pas lui-même, dans l’un des plus beaux paysages du massif, débouche sur des prairies somptueuses dont la toile de fond immédiate est l’Aiguillette du Petit Veymont.

 

Mais c’est surtout l’une des portes d’accès, à mon goût la plus belle, au seigneur du Vercors qu’est le Grand Veymont. Celui relève en effet sa formidable pyramide de rochers nus jusqu’à 2341 m d’altitude pour s’assurer, sans partage, la domination du massif, se laissant admirer de tous les points du Vercors méridionnal.

 

Site cultuel possible dès la préhistoire, le Grand Veymont, au pied duquel la Gresse prend sa source, a toujours bénéficié de la part des habitants de Gresse d’un attachement particulier. Par une tradition remontant sans doute aux premiers occupants des contreforts du massif, une procession a lieu, la veille du 15 août, pour assister au lever du soleil depuis sa cîme et, peut être par perdurance d’un culte solaire antique, pour célébrer sa fête.

 

Si l’on fait exception des lointains mais anonymes initiateurs de cette tradition, le Grand Veymont, il convient de ne pas l’oublier, fut le premier sommet du Dauphiné a avoir été officiellement conquis par l’homme. Sa première ascension relatée remonte en effet à 1190, c'est-à-dire bien avant celle du Mont Aiguille. Cet été là, Gervais de Tilbury, maréchal d’Arles venu en ces lieux avec les bergers de la Crau, posait le pied sur son sommet. On remarquera que bien qu’il s’agisse de l’escalade d’un géant débonnaire, cette première conquête alpine était, déjà, le fait d’un Anglais !

 

Dans le même environnement, s’élevant au dessus du ravin des Bachassons, le Pas du Fouillet fut, sans doute, à certaines époques, une variante possible de la voie de Die à Grenoble.

 

Au pied du Grand Veymont c’est, à 1879 m d’altitude, un très beau passage donnant accès aux Hauts Plateaux.

 

Léger ruban établi sur une vire en pleine falaise, son final, maintenant délicat et exposé, demande prudence et expérience car – je ne crois pas l’avoir encore dit et c’est grand tort – le Vercors, sous des aspects parfois trompeurs, est une montagne dangereuse.

 

Cette citadelle façonnée par un océan et par des millions d’années d’érosion s’est, en effet, dotée de puissants remparts que l’homme a fini par investir mais qui, aujourd’hui comme jadis, requièrent en maints endroits comparables au Fouillet expérience et extrême vigilance.

 

Infiniment plus paisible est le petit col de l’Aupet qui, à 1627 m d’altitude, n’est pas précisément un axe de communication puisqu’il n’est, depuis Chichilianne, qu’une variante d’accès au Pas de la Selle et aux Hauts Plateaux.

 

C’est néanmoins un beau col qu’on aurait pu, sans usurpation, qualifier de « vert », si son nom même n’avait déjà exprimé sa fonction de pâturage. Il s’ouvre entre les tours étincelantes du Parquet, les pierriers du Vallon de la Selle et la face occidentale du Mont Aiguille.

 

Etrange témoin isolé de la falaise du Vercors, entre les bassins de la Bâtie de Gresse et de Chichilianne, le Mont Aiguille, très largement popularisé, n’a pas lieu d’être évoqué ici.

 

Mais il est incontournable dans le paysage de Trièves et il apparaît de la plupart des sommets où nous nous sommes rendus : nous l’avons du reste croisé à plusieurs reprises dans ce périple.

 

Quittons le donc définitivement avec cette vue un peu inhabituelle qui le révèle sous son aspect le plus authentique, tel une île déserte émergeant encore de ce qui fut la grande mer alpine.

 

Pour tenter d’être à peu près complet, il reste à mentionner, fort rapidement, quelques derniers pas, tels celui de l’Echelette que l’on voit ici

 

ou ses succédanés, somptueuses ouvertures faisant communiquer dans un paysage tourmenté d’aiguilles calcaires, les plaines du Diois à la montagne de Beure, aux confins des Hauts Plateaux

 

ou encore ce couloir pierreux creusé par l’érosion, voire par une rivière fossile, dans les grands rochers calcaires,

 

ainsi que quelques pas innommés qui, s’ils n’ont pas connu le destin glorieux de la plupart de ceux que nous avons évoqués, n’en ont pas moins eu sans doute une fonction particulière tel celui-ci, anonyme, vers l’extrémité sud des Hauts Plateaux,

 

ou cet autre dans les rochers de la Balme, non loin du col des Deux Sœurs,

 

celui là encore, vers la base sud ouest du grand Veymont

 

et enfin, ce dernier, vers le col du Creusson, dans la montagne du Lautaret aux confins du territoire de Chichilianne.

 

Nous voici maintenant parvenus au terme de ces incursions dans ces montagnes si proches de nous et néanmoins si secrètes.

 

Il faut sans doute beaucoup investir encore pour apprendre à lire dans ces paysages, dans ces chemins ancestraux, dans tous ces pas, les traces de la vie quotidienne et de l’histoire.

 

Les Hauts Plateaux, que nous avons si souvent foulés dans cette promenade et qui ont laissé de discrètes marques de la présence de l’homme au cours des âges, car jamais celui-ci n’est parvenu à les coloniser, gardent toujours un profond silence.

 

Mais il est des silences qui ressemblent à des échos. Et si, à l’image de cet antique refuge, il ne fait pas de doute qu’ils conservent à jamais leur mystère, l’attrait nostalgique qu’ils inspirent à tous ceux qui ont foulé, ne serait-ce qu’une fois leurs sentiers, s’exercera toujours, du moins peut-on en formuler l’augure.

 

Paradoxalement, ce survol des axes et des paysages de Trièves en Vercors aura sans doute été, à la fois, fort long et, dans le même temps, singulièrement trop court si on le rapporte à l’immensité du thème abordé.

 

Côtoyant très souvent ces grandes falaises qui gardent jalousement des paysages extatiques, nous sommes allés, tel le voyageur égaré,

 

de l’extrême sud de la chaîne aux paysages déjà largement méridionaux,

 

jusqu’à son extrême nord, en des lieux qui nous sont plus habituellement familiers.

 

Nous avons souvent côtoyé l’histoire, grande ou petite, y compris dans les traces intangibles qu’elle a laissées.

 

Souvent aussi, l’intemporel a ressurgi dans des paysages sans doute inchangés par rapport à ceux que virent les premiers migrateurs.

 

Sites insolites, oppressants, mystérieux, tout à la fois attirants mais toujours dangereux si l’on ne prend garde à leur apparence enivrante, comme le fit, à ses dépens, Ulysse dans l’ensorcelant repaire de la déesse Calypso.

 

Sentes, draies, chemins éternels d’un massif qui reste, ô combien mystérieux, ô combien introverti.

 

Des nombreux passages où nous nous sommes rendus, combien en définitive auront-ils livré leur réalité profonde, épuisé leurs mystères ancestraux, révélé tous les aspects d’une très haute histoire.

 

Au moment de commencer, dans le brouillard souvenez vous, ce périple au Pas de l’Essaure où nous revenons maintenant par grand beau temps pour le conclure, j’avais, dans mon propos introductif, indiqué que cette conférence se voulait synthétique. Je ne sais trop si elle aura su l’âtre ! Il y a tant et tant à dire, en effet, sur un tel sujet, tant et tant à découvrir encore en parcourant les lieux dans un cheminement toujours renouvelé. Mais la patiente attention que vous m’avez témoignée m’incline à penser qu’au propre comme au figuré vous m’avez, bel et bien, accompagné sur ces cols et sur ces pas « de Trièves en Vercors ». Soyez en vivement remerciés.