Conférence du 30 octobre 2010 à l’Académie Delphinale

 

Deux sites historiques problématiques : le mur des sarrasins à Château-Bernard et le camp des forçats au Freney-d’Oisans

 

Le mur des sarrasins de Château-Bernard

 

Il existe en pleine montagne du Vercors, entre le Pas de la Balme et la Tête des Chaudières, à plus de 1800 mètres d’altitude, surplombant le couloir qui forme passage du versant du Trièves sur Château-Bernard au plateau du Vercors sur Corrençon, un important entassement de pierres, visiblement arrangées de main d’homme et devenu, au fil du temps, un peu mythique. Ce curieux amoncellement de blocs, disposés en ellipse sur une quinzaine de mètres de largeur à quelques pas du bord de la crête, laisse à penser à des vestiges d’une très ancienne muraille. Une lointaine tradition, d’origine imprécise mais reprise par plusieurs auteurs régionaux l’a dénommée « le mur des sarrasins ». Quelques rares publications lui ont été consacrées mais cette curiosité régionale n’a jamais, semble-t-il, été approfondie.

Sans prétendre résoudre cette énigme, la présente approche a été envisagée de la manière suivante :

-       La légende

-       La question historique des sarrasins

-       Les interprétations possibles.

 

La légende

 

La tradition populaire a toujours dénommé les vestiges du Pas de la Balme sous le terme générique de « Mur des Sarrasins » et une légende immémoriale – que l’on dit avoir été transmise de génération en génération – en donne l’origine supposée. Cette légende, maintes fois évoquée, sera simplement brièvement résumée ici pour la clarté du propos.

Au VIIe siècle, des bandes de sarrasins remontent les vallées des Alpes tant à la recherche de butins possibles que de territoire pour se fixer… L’une de ces bandes atteint Château-Bernard et apprend des autochtones que, derrière les crêtes du Vercors, s’étend u plateau protégé… Le Pas de la Balme offre alors un accès malaisé pour y parvenir mais le seul possible pour une troupe utilisant de nombreux chevaux. Du pas lui-même, le plateau du Vercors et Corrençon notamment sont accessibles sans aucun problème. Mais les habitants de ce village n’acceptant pas cette venue indésirée édifient alors, au-dessus du Pas de la Balme, une fortification défensive dont l’équilibre est assuré par des cordes. Lorsque la troupe sarrasine parvient en vue du passage, les défenseurs soupent alors ces cordes, déclenchant ainsi une avalanche de blocs et de rochers, foulant chevaux et cavaliers…

Il n’y eut, dit-on, que deux survivants temporaires : l’un vint mourir dans une maison du Mas Roux, l’autre alla boire avant de mourir à une source au pied de la Moucherolle portant depuis lors le nom de « fontaine sarrasine ».

Toutefois, l’une des versions de la légende indique que l’un des survivants – le chef sarrasin – serait resté à Château-Bernard où, de manière curieusement exogamique, il aurait fait souche.

On parle aussi parfois de trois survivants, voire de davantage encore. Fernand Gautier rapportait à cet égard une tradition selon laquelle le chef des sarrasins se serait marié et installé à Pommard où l’on montrait encore vers 1930, la maison du sarrasin » naturellement à mettre entre guillemets.

 

La question historique des sarrasins

 

Deux vagues d’invasions sarrasines sont connues, de manière non équivoque, aux VIIIe et Xe siècles.

On sait en effet que le bâtard Charles Martel, fils de Pépin II de Herstal et de la concubine Alpaïde, échappé des prisons où l’avait enfermé Plectrude, veuve de Pépin, fut très tôt confronté aux invasions des musulmans qui, après avoir envahi le Roussillon et le bas Languedoc, s’avançaient à la fois en direction de Nîmes et de Toulouse. Selon la tradition, il les stoppa semble-t-il une première fois au début du VIIIe siècle, peut-être vers 714. Une seconde vague musulmane, au départ cette fois ci de Pampelune, s’abattit peu après sur la Gascogne, passant la Garonne et la Dordogne et progressant en direction de Tours. Charles accourut en grande hâte et ses troupes, en rangs serrés, « immobiles comme un mur » brisèrent, selon la tradition, l’élan des arabes aux environs de Poitiers, précisément à Cenon, en 732 dans l’une des plus décisives victoires pour l’avenir de l France et de l’Occident tout entier.

Dans le même temps (724, 732…), il parait probable que les sarrasins firent quelques incursions dans la province viennoise et que ces invasions aient perdurées quelques années après la bataille de Poitiers, tout au moins jusqu’en 739.

Le précieux testament d’Abbon, daté de l’année même de leur exclusion, 739, laisse à penser en effet que peu de contrées furent préservées de ce fléau et que, parmi les traitres qui firent cause commune avec les envahisseurs se seraient trouvés des habitants du pagus de Grenoble.

On trouve donc là un premier point possible d’enracinement de la légende sus évoquée.

Mais, l’envahisseur, seulement stoppé ou refoulé de certaines contrées restait présent en Avignon, à Narbonne ou encore en Roussillon. De ces bases permanentes, des raids ponctuels semblent avoir été lancés, ainsi en 793 à Valence, Vienne et Lyon.

De nouvelle invasions sarrasines sont évoquées au début du IXe siècle. Il ne s’agit plus alors des musulmans d’Espagne mais de ceux d’Afrique qui lancent une offensive dirigée surtout sur l’Italie mais qui, très fréquemment, se prolonge dans les contrées françaises. Ainsi, les côtes de Provence et la vallée du Rhône subissent de nombreuses et dramatiques exactions. En 813, Nice est pillée. En 838, c’est le tour de l’abbaye saint Victor de Marseille puis d’Arles en 842.

Les carolingiens, affaiblis par des luttes intestines, n’arrivent pas à organiser une riposte efficace, ce qui peut expliquer la longanimité des populations face au fléau.

Vers 884, les Maures prennent pied en Provence dans le massif qui porte leur nom. Ils vont y rester plus d’un siècle, lançant des raids depuis l’arrière6pays de Saint-Tropez. C’est ainsi qu’ils vont écumer l’arrière-pays provençal, s’attaquant même aux villes épiscopales puis s’avançant vers le nord des Alpes en deux vagues identifiées, 900 à 910 puis 925 à 940. Ils pillent alors le Piémont, Suse et l’abbaye de Novalaise en 906, la Maurienne et Embrun avant 936. En 938, ils détruisent saint André-le-Haut à Vienne. Ils occupent alors le Dévoluy, le Champsaur, sans doute l’Oisans et les cols des Alpes où ils rançonnent voyageurs et pèlerins, menant des expéditions jusqu’en Suisse où ils brûlent l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune en 940. Peu après, ils interceptent les passages des Alpes au nord et à l’ouest de la Lombardie. Au milieu de ce siècle, leur ardeur semble se calmer.

En 950, ils sont expulsés du col du Grand-Saint-Bernard par Bérald de Saxe. Ekkehard précise même qu’on vendit des sarrasins prisonniers sur le marché d’Arles ; ce fait, symbole de la reconquête, est à rapprocher de la célèbre sculpture d’Oloron-Sainte-Marie figurant des « sarrasins enchainés ».

A la même époque, l’évêque Isarn s’installe à Grenoble « libéré des païens ». On a eu généralement le grand tort de substituer à ce terme assez vague de « païens » la désignation emblématique de « sarrasins ». Les historiens du XIXe siècle, assez globalement, ont cru retrouver les traces d’une occupation durable dans nos contrées dans la tradition, le folklore, le patois, voire l’ethnie des régions alpines ou provençales.

C’est ainsi que l’on a cherché dans les testes de Saint Hugues la preuve de la destruction de Grenoble par les sarrasins alors que l’on sait seulement qu’Isarn releva l’église de Grenoble après l’anéantissement des « païens ». S’agissait-il pour autant des sarrasins ? Rien n’est moins sûr, tous ces faits n’étant tirés que d’un seul texte imprécis et elliptique dont on a largement excipé, la charte XVI du cartulaire de Saint Hugues et d’une inscription éminemment douteuse. Les historiens contemporains considèrent maintenant que Grenoble n’a jamais été prise par les sarrasins et que l’évêque Isarn n’a jamais eu besoin de chercher un refuge.

De surcroit, quand bien même aurait-il quitté son diocèse, ne serait-il sans doute pas allé se réfugier à Saint-Donat qui ne relevait pas encore de son diocèse.

Au plan de la chronologie formelle, il faut attendre la capture de saint Mayeul, abbé de Cluny, par des sarrasins embusqués vers le col du Grand-Saint-Bernard pour qu’en 973 Guillaume d’Arles, prenant la tête d’une résistance organisée, arrive à rattraper la bande de sarrasins porteurs de la rançon réunie pour la libération du prélat puis à détruire leur repaire de la Garde-Freinet.

Dans le même temps, semble-t-il, sont anéantis leurs derniers retranchements alpins.

La longue occupation de nos régions par des envahisseurs de tous ordres a laissé des traces indélébiles dans la mémoire populaire. De toutes les invasions successives subies, on ignore la portée réelle du phénomène sarrasin. Il est toutefois convenu de penser qu’il a significativement marqué son temps comme, plusieurs siècles auparavant, les invasions des Huns -pourtant limitées – avaient marqué le leur.

Le souvenir de ces sarrasins demeure, en effet, profondément gravé dans la mémoire et la tradition populaires qui les ont toujours associés aux pillages, calamités et déprédations de toutes sortes – peut-être à l’origine pour tenter d’éradiquer l’inextirpable – avant de devenir le paradigme de toutes les peurs et de tous les fléaux.

Des contemporains des raids ou écrits à des périodes légèrement postérieures ont d’ailleurs rapporté les faits prégnants autant qu’abhorrés imputables aux sarrasins ce qui, nonobstant les interprétations extensives que l’on a pu parfois en faire, les authentifie suffisamment pour qu’on ne puisse se contenter de les assimiler trop restrictivement à un seul phénomène légendaire. Ces textes, au demeurant peu nombreux, sont bien identifiés :

-       Antopolis ou Chroniques de Liutprand de Crémone (888 à 948)

-       Les anales franques de Flodoard (919 à 966)

-       La chronique de Novalaise (1025 à 1050)

-       La vie de Saint Mayeul de Syrus de Cluny (début du XIe siècle)

-       Les histoires de Raoul Graber (début du XIe siècle).

Tous les historiens, y compris les contemporains, se sont fondés sur ces sources principales pour étudier le phénomène sarrasin. Cette contribution n’y déroge d’ailleurs pas.

Mais si l’histoire a bien conservé des témoignages incontestables des raids arabes, il n’existe nulle part des vestiges pouvant être qualifiés de tangibles sur une réelle occupation sarrasine. On pencherait d’ailleurs assez à l’heure actuelle pour considérer que dans les assauts maures ou sarrasins, l’élément ethnique arabe fut toujours minoritaire, ceux-ci, en petit nombre mais extrêmement mobiles, semblant surtout monter des opérations de pillage ponctuelles mais dramatiques pour les villages mal protégés.

L’insécurité des temps est d’ailleurs patente : ainsi qu’on l’a vu et quelle qu’en ait été la cause déclenchante, l’évêque de Grenoble aurait quitté sa cité et la Maurienne, par exemple, voit pendant 79 ans l’interruption des listes épiscopales.

Au-delà de l’absence même de vestiges concrets on peut également se poser la question de savoir s’il y eut en réalité une « race sarrasine ». Aucune mesure anthropométrique en ostéologie humaine ne l’a jamais établie, le terme « sarrasin » globalement conventionnel semblant en fait s’appliquer à un mélange racial hispano-mauresque. Peut-être n’est-il pas irréaliste de considérer que les redoutés « bandes sarrasines » ne furent, en fait, qu’un conglomérat hétéroclite de maures d’Espagne, de berbères, d’africains divers, d’espagnols, de basques, d’aquitains…

Ceci expliquerait peut-être qu’aucune des nombreuses sépultures découvertes dans les Alpes qui relèvent de la période étudiée – du VIIIe au Xe siècle – n’ait révélé de manière probante des caractères arabes. S’il s’est avéré qu’existe dans les Alpes un type humain particulier, petit, très brun, brachycéphale, peut-être faut-il en faire remonter l’origine bien avant les « invasions sarrasines » ou leurs succédanés.

H. Müller estimait qu’une telle origine de ce type alpin spécifique pouvait remonter en fait aux migrations des peuplades vagabondes qui, selon lui, dès le début de l’âge du Bronze, faisaient la navette de l’Orient méditerranéen (et peut-être même de l’Inde) jusqu’à l’Espagne.

Bien qu’il reconnaisse que l’on ne puisse douter que par deux fois des bandes qualifiées sarrasines soient venues ravager le Dauphiné, H. Müller suggérait que ce paradigme avait pu, selon toute vraisemblance, être donné par un phénomène d’amalgame ou d’extension à tout ce qui n’était pas chrétien, ce nom devenant alors l’équivalent de celui de « païen » dans l’esprit des populations ayant souffert dramatiquement des exactions d’envahisseurs délétères de tous ordres durant de longs siècles, tout en devenant consubstantiel de la notion de pillage. Ainsi, l’étiquette « sarrasin » pourrait-elle recouvrir, lato sensu, une réalité protéiforme, multi raciale, mais en sus elle aurait pu, par une sorte de métonymie, s’appliquer à ces brigands, renégats et autres parias qui, sans rapport ethnique avec les arabes, s’organisaient par grégarisme en bandes armées pour rançonner et piller à merci les voyageurs, pèlerins, commerçants ou autochtones isolés ou mal défendus.

L’auréole de peur et d’incompréhension qu’ils inspiraient et leur assimilation aux sarrasins est probablement liée au fait qu’ils ne se fixèrent jamais et que leurs sinistres exploits les éloigna de toute assimilation possible avec les peuples sédentaires locaux, laissant au contraire des souvenirs douloureux et perdurables dans les pays ravagés à des époques diverses.

Enfin, le mot sarrasin lui-même pose également un problème qu’il ne faut pas éluder. Il est inconnu des arabes eux-mêmes et il faut bien trouver ailleurs l’origine de ce mot si particulier. C’est pourquoi on a songé à le faire dériver du latin saracenus apparaissant dans les écrits des premiers auteurs chrétiens et visant les nomades qui vivaient aux confins des régions cultivées du Tigre et de l’Euphrate. Mais, qu’elle qu’ait pu être l’origine sémantique du terme, c’est bien ce mot qui a survécu pour qualifier les envahisseurs les plus redoutés, plutôt que celui d’autres envahisseurs tels les Lombards ou encore les Ogres (hongrois) dont les exactions furent pourtant dramatiques. Ceci montre amplement la terreur que pouvaient inspirer ceux que la psychose populaire, dans une sorte d’incantation mêlée de frayeur, nommait les « sarrasins ».

 

Venons-en maintenant aux interprétations possibles.

 

Au-delà de ce rapide panorama, il est nécessaire, pour recadrer plus précisément l’objet de la présente communication, de noter que Château-Bernard conserve, sur une superficie géographique restreinte, trois toponymes significatifs : le « mur des sarrasins », la « fontaine sarrasine » et le « camp des sarrasins ».

Avant d’étudier plus spécifiquement le contexte toponymique de Château-Bernard et de se hasarder à émettre le moindre postulat, une description précise de ce « mur » s’impose.

Il s’agit d’un énorme tas de pierres situé à quelques mètres en contrebas de l’abrupt qui domine le sentier du Pas de la Balme. Incontestablement, ces pierres ont été arrangées de mains d’hommes, faisant penser à une fortification primitive et, à fortiori, à un mur défensif. La dimension de ce tas de pierres est importante, au moins 20 m de longueur. Son cubage est difficile à apprécier car, dessinant un arc de cercle, il est très large à sa base et va en se rétrécissant vers le sommet pour former un grossier rempart d’un cubage pouvant être estimé à 60 m3. En retrait, existe un second amoncellement mais de moindre importance.

Autant le dire d’ores et déjà, ces vestiges ne sont malheureusement pas datables en l’état. On a parfois prétendu que des fragments d’armes auraient été trouvés dans la fortification ou à proximité ; ceci est tout à fait controuvé et aucune mention scientifiquement établie d’une quelconque découverte archéologique en ce lieu n’a jamais figuré nulle part. En outre, F. Gautier qui a fouillé sommairement le terrain autour du mur dit n’y avoir seulement trouvé que quelques os de moutons et des traces de charbon de bois. Mais alors, qui aurait pu, hormis les défenseurs du plateau, amasser ce considérable stock de pierres, au demeurant bien appareillé ? Son importance suppose manifestement une intervention humaine significative. Si l’on considère que la légende a un fond de crédibilité on peut alors y voir ce qui subsiste des projectiles originels qui pouvaient être amassés devant le mur lui-même et combien y en avait-il initialement en ce cas ?

En effet, le mur subsistant, haut d’environ deux mètres par endroit, étant situé à huit mètres de l’abîme, on peut penser que si projectiles il y avaient, ceux-ci auraient alors été stockés devant le mur.  

Il existe toujours sur le sentier conduisant de Château-Bernard au Pas de la Balme de très nombreux amoncellement pierreux mais il n’est pas possible de déterminer s’il s’agit de blocs projetés intentionnellement ou s’ils proviennent d’effondrements naturels de la montagne.

Il y a néanmoins un réel problème à tenter de faire coïncider le récit traditionnel du mur retenu par des cordes que l’on coupe au moment idoine et de la réalité archéologique. A moins de considérer qu’il n’y ait eu plusieurs murs successifs et que celui qui subsiste n’était que le dernier rempart prévu.

On a parfois considéré que ce mur grossier aurait été élevé par des bergers désireux de se protéger des vents particulièrement violents dans ce secteur ; des abris similaires peuvent exister dans le massif du Vercors, notamment sur les flancs nord du Grand-Veymont. Encore peut-on observer que, pour un tel usage, un mur aussi important ne se justifiait aucunement. Mais, outre l’hypothèse d’un retranchement défensif ponctuel, édifié à la hâte ou sa variante, l’amas de munitions, on a aussi évoqué un oppidum (?), un site cultuel, une cabane de berger (?).

Examinons néanmoins ces hypothèses.

Il ne peut, selon toute vraisemblance, s’agir d’un oppidum : le site est trop limité et surtout beaucoup trop dangereux.

L’hypothèse cultuelle ne mérite guère plus d’attention.

Celle d’une cabane de berger parait évidemment plausible ; comme en maint endroits du Vercors, au bord de précipices, des murs gardaient les moutons de chute intempestive dans le vide en cas d’orage ou de poursuite par les chiens ou les loups. Mais, en ce cas, la muraille aurait été plus longue et rien ne justifiait une telle hauteur.

De surcroit, une entaille dans le rocher pourrait démentir cette hypothèse. Du mur et plus encore de cette échancrure artificielle, on a une vue extraordinaire sur Château-Bernard et sur une partie de la vallée de la Grèce en contrebas à quelque mille mètres et sur les Moucherolles à l’est, le Grand-Veymont au sud-ouest et le surplomb de Corrençon avec toute la prairie jusqu’au col innommé au nord.

Alors ? Même si la tradition reste vraisemblable, elle ne saurait totalement convaincre : le séjour des sarrasins – même s’il reste probable – demeure, on l’a vu, largement controversé.

Il ne s’agit point ici, comme je l’ai dit préliminairement, de vider définitivement le sujet de sa problématique.

On peut, sans grand risque d’erreur, y voir avant tout une fortification hâtive circonstancielle liée à des évènements troubles mais toute tentative de datation éventuelle reste fortement aléatoire.

Au risque de compliquer encore davantage une recherche déjà élargie mais volontairement impartiale et sans à-priori, un examen attentif des lieux m’a conduit à formuler des hypothèses supplémentaires et sans doute nouvelles. Celles-ci sont de deux ordres : elles procèdent, d’une part, d’interrogations à propos de périodes très antérieures à celles des troubles sarrasines et, d’autre part, d’une tentative de décryptage que l’on peut faire des micro toponymes constatés dans le proche voisinage des lieux étudiés.

Ces deux familles d’hypothèses peuvent, on le verra, se rejoindre parfois et converger d’une certaine manière donnant naissance, je l’espère, à des pistes de recherches nouvelles. La première de ces hypothèses peu paraitre quelque peu téméraire : la voici néanmoins : les confins des territoires des Vertamocorii, des Allobroges et des Tricorii n’ont jamais été clairement étudiés dans cette région.

On sait seulement que les Vertamocorii, les « clans du pays haut », peuplade secondaire des Vocontii, occupaient le Vercors qui formait alors un pagus Voconce.

Les limites des Allobroges, quant à elles, n’ont jamais, du moins dans ces parages, été clairement définies. On se rappelle sans doute à cet égard toutes les suppositions qu’a pu faire naître la lette de Munatius Plancus de Cularone ex finibus Allobrogim. Mais si le débat ouvert par J. J. Champollion-Figeac en situant la rive gauche de l’Isère à Grenoble en territoire Voconce, cependant que la rive droite aurait été allobroge est maintenant considéré comme infondé, il n’en demeure pas moins que les limites des Allobroges au sud de la région grenobloise demeurent imprécises.

Ni Voconces, ni Allobroges, les Tricorii (ou Tricores) paraissent avoir été un peuple indépendant. Strabon les nomme par deux fois parmi les populations montagnardes établies entre les Vocontii et la crête du Vercors et les Ucenni de l’Oisans et devaient donc peupler tout le bassin du Drac et occuper notamment, entre autres régions, le Trièves.

Les Tricorii ont du être soumis par Rome en même temps que les Allobroges et les Voconces en 121 avant notre ère ou peu de temps après car ils ne figurent pas sur le trophée de la Turbie. Après la conquête romaine leur territoire dut être rattaché à la Narbonnaise. Ce qui est avéré est qu’aucune de leur ville ne fut jamais élevée au rang de civitas, ce qui incline à penser que cette région dépendait au Haut Empire de la cité des Voconces.

Serions-nous alors vers le Pas de la Balme aux confins originels de trois peuples et en présence d’une sorte de délimitation territoriale, d’une borne symbolique assortie d’un poste de surveillance, d’un site frontière, voire des restes d’un monument disparu ?

Le mur serait-il alors les vestiges d’une frontière tribale, administrative et linguistique, réutilisée à des fins défensives au Haut Moyen Âge ?

Madame Yvette Vallier de Puy-Grimaud à Château-Bernard dans une correspondance de 1996 qui m’était destinée apporte des précisions relevant de la mémoire orale. Elle indique notamment : « … dans ma tête de paysanne sonne encore le « sarraso » de ma grand-mère qui me disait par-là « ferme le ». Une porte sarrasine c’est la porte qui fermait l’entrée d’un château… Une cheminée sarrasine est une cheminée en quelque sorte fermée. Donc un « mur sarrasin » (pourrait être) un mur de fermeture, une frontière… La « fontaine sarrasine » coupe en deux la commune… Sur le versants nord deux lieudits m’ont toujours frappée : la « Côte des Archers » et « les Gendarmes ». Tout cela peut bien avoir été une frontière naturelle… ».

On pourra inlassablement s’interroger sur la question de savoir pourquoi, à 1800 m d’altitude, loin de tout village, existe ce gigantesque entassement de rochers qui, en aucun cas, ne se confond avec un éboulis et qui porte donc la trace d’une volonté humaine. Oui, pourquoi ? la tradition locale ici seule a toujours répondu à cette interrogation en ajoutant à la grandeur des lieux une dimension d’épopée.

Limite territoriale antique, repère, fortification de basse époque réutilisée ultérieurement en ouvrage défensif, on ne connaitra sans doute jamais, et j’en ai bien conscience, la véritable nature du « Mur des Sarrasins » qui est peut-être tout cela à la fois. Son mystère n’a pu, hélas, être percé ici mais on a vu que la légende qui l’auréole méritait bien une scrupuleuse attention. « Ils se répandirent de tous côtés, pillant et ravageant toutes les provinces des environs » dit, en parlant des redoutés sarrasins, la Chronique de Novalaise.

Faute d’interprétation probante et nonobstant les questions que je n’ai fait que poser à défaut de pouvoir y apporter des réponses scientifiquement convaincantes, la tradition demeure peut-être encore la moins mauvaise des explications envisageables.

Peut-être faut-il s’en contenter en se rappelant le beau mot de Patrice de la Tour-du-Pin : « les peuples privés de légendes sont condamnés à périr de froid ».

 

 

Le Camp des Forçats du Freney-d’Oisans

 

Au col de Cluy, à 1800 mètres d’altitude et dans une grande étendue d’alpages existe un site unique, vaste quadrilatère à peu près régulier, entouré d’un fossé bordé par un mur en pierres sèches. A l’intérieur de ce presque rectangle, se remarque un talus pouvant provenir du déblaiement du fossé situé de l’autre côté du mur. A priori, on pourrait y reconnaitre le travail habituel des légionnaires romains pour créer un camp militaire. Le côté ouest de l’enceinte a 336 mètres de longueur et le côté est 282 mètres. Les deux autres côtés ont respectivement 107 mètres et 101 mètres.

Le mur en pierres sèches n’est pas continu mais, dans la partie inférieure du terrain – la plus utile pour la défense si tel était son objet – la construction a encore 90 centimètres de hauteur, 60 centimètres de largeur et beaucoup parmi les blocs doivent dépasser 500 kg. Le fossé a encore un mètre de large et le talus inférieur, aux meilleurs endroits, 2 mètres sur 0,50 m de haut.

Du bas de cet enclos part une « allée » remontant vers l’intérieur sur 80 mètres environ et débouche sur une partie en arc-de-cercle où P. L. Rousset voyait le praeterium du camp. Cette zone centrale n’apparait pas en relief mais plutôt en transparence à travers l’herbe ; c’est au-dessus, sur les pentes de la montagne de l’Homme, que l’on distingue la différence de teinte dans la couleur de l’alpage.

Selon P. L. Rousset, les gens du pays auraient toujours surnommé ces restes sous le nom de « Camp des Forçats », ce qui semble exclure une origine pastorale, et y voyaient une « colonie pénitentiaire » en relation avec les mines de Brandes, ce qui est bien évidemment sans fondement.

On notera toutefois que les auteurs anciens et notamment ceux qui ont étudié toutes les possibilités de tracé de la voie romaine de l’Oisans (Roussillon, Vallentin, Ferrand…), n’ont jamais fait la moindre allusion à l’enceinte de Cluy.

L’ignoraient-ils ? On doit se poser la question alors même que celle-ci n’était pas dénaturée comme aujourd’hui par une route pastorale et un bâtiment construit selon toute évidence avec des pierres de l’édifice.

J. Prieur pense pour sa part, dans son « Histoire de la Savoie avant l’an mil » qu’il est difficile d’admettre que cet ouvrage puisse être un camp de haute époque. Par contre, il pense que cette énigmatique construction pourrait être l’une des clusurae du Bas- Empire. Ces fortifications frontalières – dont le seul exemple conservé de nos jours se situe au lieudit les Cluses vers le col de Panissar, frontière antique entre la Gaule et l’Espagne – se présentaient sous la forme d’un rempart peu étendu, accompagné d’un point d’appui permettant facilement à une petite garnison de retarder le passage d’une armée. Au Bas-Empire, la protection de l’Italie a du passer par la fortification des Alpes et ce sont ces clusurae qui sont représentées de façon schématique sur la Notitia Dignitatum du début du Ve siècle, dont la nature et l’emplacement ne sont malheureusement pas connus.

Une étude récente de J. P. Jospin ouvre de nouvelles perspectives de recherches : selon lui, la structure originelle serait plus petite que le « camp », 230 mètres sur 100 mètres avec la trace de tranchées qui, dans le prolongement du fossé sud, courent sur la ligne de crète jusqu’au sommet de la montagne de l’Homme et ce que Rousset prenait pour « l’allée du praetorium » ne serait en fait que le côté méridional de cette structure. S’agit-il alors d’un aménagement de l’âge du Fer, dont la fonction n’est cependant pas assurée, remaniée ultérieurement à l’époque antique ou médiévale ?

Mais, est aussi évoquée une possible fonction de type vierekshanzen, ces camps de l’âge du Fer surtout présents en Germanie. On ne saurait trancher sur ces conjectures et seules des fouilles archéologiques du site permettraient peut-être d’élucider les différentes hypothèses évoquées.

Pour être complet, il convient d’indiquer que l’on a trouvé sur le site, en prospection entre 1969 et 1971, des céramiques romaines des Ier et IIe siècles, ce qui s’oppose à la fois à l’idée d’un camp romain remontant à la conquête ou d’une clusura du Bas-Empire.

J’ajouterai que mes propres recherches sur ce site m’ont également révélé un enclos de même nature, totalement inédit, à peu de distance de là en direction du Freney qui présente à peu près les mêmes caractéristiques que le « camp » de Cluy. Il est, lui aussi, situé au bord de ce qui pourrait être la voie romaine tant recherchée.

On prolongera un peu les tenants et aboutissements de ce site ; de Cluy, le « chemin du Lauzat » aboutit dans un très bel endroit à la « Croix de Trévoux ». Dans celle qui vient de Cluy, P. L. Rousset voit la voie principale de l’Oisans, venant de Grenoble, dans celle qui se dirige vers le Freney, la voie d’Italie. Une troisième s’en va serpentant au milieu de larges polis glaciaires et conduit à Auris de là à la Garde. Cet auteur jalonne ensuite la voie de l’Italie des repères suivants : le Puy-Dessus, le chemin dit de Charroutière, le Périer puis, après un franchissement de la Romanche par un pont supposé romain, le Freney.

Ce tracé est donc globalement bien identifié et la thèse de P. L. Rousset semble solide. Mais la déclivité de son tracé laisse songeur : en effet, d’Oz (908 m), on monterait au col de Poutran (1996 m) pour redescendre au Gau sur Sarennes (1662 m) et remonter au col de Cluy (1802 m), redescendre ensuite au Freney (942 m) pour remonter enfin au col du Lautaret (2057 m). C’est peut-être un chemin de pèlerin mais ce ne peut être une voie militaire romaine. Son suel avantage, si l’on peut dire, est de passer au col de Cluy et donc au mystérieux Camp des Forçats.

Voici ce qui pouvait être sommairement dit sur ces deux lieux énigmatiques.