Conférence du 30 octobre 2010 à l’Académie
Delphinale
Deux sites historiques problématiques : le
mur des sarrasins à Château-Bernard et le camp des forçats au Freney-d’Oisans
Le mur des sarrasins de Château-Bernard
Il existe en pleine montagne du Vercors, entre le Pas de
la Balme et la Tête des Chaudières, à plus de 1800 mètres
d’altitude, surplombant le couloir qui forme passage du versant du Trièves sur
Château-Bernard au plateau du Vercors sur Corrençon, un important entassement
de pierres, visiblement arrangées de main d’homme et devenu, au fil du temps,
un peu mythique. Ce curieux amoncellement de blocs, disposés en ellipse sur une
quinzaine de mètres de largeur à quelques pas du bord de la crête, laisse à
penser à des vestiges d’une très ancienne muraille. Une lointaine tradition,
d’origine imprécise mais reprise par plusieurs auteurs régionaux l’a dénommée
« le mur des sarrasins ». Quelques rares publications lui ont été
consacrées mais cette curiosité régionale n’a jamais, semble-t-il, été approfondie.
Sans prétendre résoudre cette énigme, la présente approche
a été envisagée de la manière suivante :
- La
légende
- La
question historique des sarrasins
- Les
interprétations possibles.
La légende
La tradition populaire a toujours dénommé les vestiges du
Pas de la Balme sous le terme générique de « Mur des Sarrasins » et
une légende immémoriale – que l’on dit avoir été transmise de génération en
génération – en donne l’origine supposée. Cette légende, maintes fois évoquée,
sera simplement brièvement résumée ici pour la clarté du propos.
Au VIIe siècle, des bandes de sarrasins remontent les
vallées des Alpes tant à la recherche de butins possibles que de territoire
pour se fixer… L’une de ces bandes atteint Château-Bernard et apprend des
autochtones que, derrière les crêtes du Vercors, s’étend u plateau protégé… Le
Pas de la Balme offre alors un accès malaisé pour y parvenir mais le seul
possible pour une troupe utilisant de nombreux chevaux. Du pas lui-même, le
plateau du Vercors et Corrençon notamment sont accessibles sans aucun problème.
Mais les habitants de ce village n’acceptant pas cette venue indésirée édifient
alors, au-dessus du Pas de la Balme, une fortification défensive dont l’équilibre
est assuré par des cordes. Lorsque la troupe sarrasine parvient en vue du
passage, les défenseurs soupent alors ces cordes, déclenchant ainsi une
avalanche de blocs et de rochers, foulant chevaux et cavaliers…
Il n’y eut, dit-on, que deux survivants temporaires :
l’un vint mourir dans une maison du Mas Roux, l’autre alla boire avant
de mourir à une source au pied de la Moucherolle portant depuis lors le nom de
« fontaine sarrasine ».
Toutefois, l’une des versions de la légende indique que
l’un des survivants – le chef sarrasin – serait resté à Château-Bernard où, de
manière curieusement exogamique, il aurait fait souche.
On parle aussi parfois de trois survivants, voire de
davantage encore. Fernand Gautier rapportait à cet égard une tradition selon
laquelle le chef des sarrasins se serait marié et installé à Pommard où
l’on montrait encore vers 1930, la maison du sarrasin » naturellement
à mettre entre guillemets.
La question historique des sarrasins
Deux vagues d’invasions sarrasines sont connues, de manière
non équivoque, aux VIIIe et Xe siècles.
On sait en effet que le bâtard Charles Martel, fils de
Pépin II de Herstal et de la concubine Alpaïde, échappé des prisons où l’avait
enfermé Plectrude, veuve de Pépin, fut très tôt confronté aux invasions des
musulmans qui, après avoir envahi le Roussillon et le bas Languedoc,
s’avançaient à la fois en direction de Nîmes et de Toulouse. Selon la tradition,
il les stoppa semble-t-il une première fois au début du VIIIe siècle, peut-être
vers 714. Une seconde vague musulmane, au départ cette fois ci de Pampelune,
s’abattit peu après sur la Gascogne, passant la Garonne et la Dordogne et
progressant en direction de Tours. Charles accourut en grande hâte et ses
troupes, en rangs serrés, « immobiles comme un mur » brisèrent, selon
la tradition, l’élan des arabes aux environs de Poitiers, précisément à Cenon,
en 732 dans l’une des plus décisives victoires pour l’avenir de l France et de
l’Occident tout entier.
Dans le même temps (724, 732…), il parait probable que les
sarrasins firent quelques incursions dans la province viennoise et que ces
invasions aient perdurées quelques années après la bataille de Poitiers, tout
au moins jusqu’en 739.
Le précieux testament d’Abbon, daté de l’année même de leur
exclusion, 739, laisse à penser en effet que peu de contrées furent préservées
de ce fléau et que, parmi les traitres qui firent cause commune avec les
envahisseurs se seraient trouvés des habitants du pagus de Grenoble.
On trouve donc là un premier point possible d’enracinement de
la légende sus évoquée.
Mais, l’envahisseur, seulement stoppé ou refoulé de
certaines contrées restait présent en Avignon, à Narbonne ou encore en
Roussillon. De ces bases permanentes, des raids ponctuels semblent avoir été
lancés, ainsi en 793 à Valence, Vienne et Lyon.
De nouvelle invasions sarrasines sont évoquées au début du
IXe siècle. Il ne s’agit plus alors des musulmans d’Espagne mais de ceux
d’Afrique qui lancent une offensive dirigée surtout sur l’Italie mais qui, très
fréquemment, se prolonge dans les contrées françaises. Ainsi, les côtes de
Provence et la vallée du Rhône subissent de nombreuses et dramatiques
exactions. En 813, Nice est pillée. En 838, c’est le tour de l’abbaye saint
Victor de Marseille puis d’Arles en 842.
Les carolingiens, affaiblis par des luttes intestines,
n’arrivent pas à organiser une riposte efficace, ce qui peut expliquer la longanimité
des populations face au fléau.
Vers 884, les Maures prennent pied en Provence dans le
massif qui porte leur nom. Ils vont y rester plus d’un siècle, lançant des
raids depuis l’arrière6pays de Saint-Tropez. C’est ainsi qu’ils vont écumer
l’arrière-pays provençal, s’attaquant même aux villes épiscopales puis
s’avançant vers le nord des Alpes en deux vagues identifiées, 900 à 910 puis
925 à 940. Ils pillent alors le Piémont, Suse et l’abbaye de Novalaise en 906,
la Maurienne et Embrun avant 936. En 938, ils détruisent saint André-le-Haut à Vienne.
Ils occupent alors le Dévoluy, le Champsaur, sans doute l’Oisans et les cols
des Alpes où ils rançonnent voyageurs et pèlerins, menant des expéditions
jusqu’en Suisse où ils brûlent l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune en 940. Peu
après, ils interceptent les passages des Alpes au nord et à l’ouest de la
Lombardie. Au milieu de ce siècle, leur ardeur semble se calmer.
En 950, ils sont expulsés du col du Grand-Saint-Bernard par
Bérald de Saxe. Ekkehard précise même qu’on vendit des sarrasins prisonniers
sur le marché d’Arles ; ce fait, symbole de la reconquête, est à
rapprocher de la célèbre sculpture d’Oloron-Sainte-Marie figurant des
« sarrasins enchainés ».
A la même époque, l’évêque Isarn s’installe à Grenoble
« libéré des païens ». On a eu généralement le grand tort de
substituer à ce terme assez vague de « païens » la désignation
emblématique de « sarrasins ». Les historiens du XIXe siècle, assez
globalement, ont cru retrouver les traces d’une occupation durable dans nos
contrées dans la tradition, le folklore, le patois, voire l’ethnie des régions
alpines ou provençales.
C’est ainsi que l’on a cherché dans les testes de Saint
Hugues la preuve de la destruction de Grenoble par les sarrasins alors que l’on
sait seulement qu’Isarn releva l’église de Grenoble après l’anéantissement des
« païens ». S’agissait-il pour autant des sarrasins ? Rien n’est
moins sûr, tous ces faits n’étant tirés que d’un seul texte imprécis et
elliptique dont on a largement excipé, la charte XVI du cartulaire de Saint
Hugues et d’une inscription éminemment douteuse. Les historiens contemporains
considèrent maintenant que Grenoble n’a jamais été prise par les sarrasins et
que l’évêque Isarn n’a jamais eu besoin de chercher un refuge.
De surcroit, quand bien même aurait-il quitté son diocèse,
ne serait-il sans doute pas allé se réfugier à Saint-Donat qui ne relevait pas
encore de son diocèse.
Au plan de la chronologie formelle, il faut attendre la
capture de saint Mayeul, abbé de Cluny, par des sarrasins embusqués vers le col
du Grand-Saint-Bernard pour qu’en 973 Guillaume d’Arles, prenant la tête d’une
résistance organisée, arrive à rattraper la bande de sarrasins porteurs de la
rançon réunie pour la libération du prélat puis à détruire leur repaire de la
Garde-Freinet.
Dans le même temps, semble-t-il, sont anéantis leurs
derniers retranchements alpins.
La longue occupation de nos régions par des envahisseurs de
tous ordres a laissé des traces indélébiles dans la mémoire populaire. De
toutes les invasions successives subies, on ignore la portée réelle du
phénomène sarrasin. Il est toutefois convenu de penser qu’il a
significativement marqué son temps comme, plusieurs siècles auparavant, les
invasions des Huns -pourtant limitées – avaient marqué le leur.
Le souvenir de ces sarrasins demeure, en effet,
profondément gravé dans la mémoire et la tradition populaires qui les ont
toujours associés aux pillages, calamités et déprédations de toutes sortes –
peut-être à l’origine pour tenter d’éradiquer l’inextirpable – avant de devenir
le paradigme de toutes les peurs et de tous les fléaux.
Des contemporains des raids ou écrits à des périodes légèrement
postérieures ont d’ailleurs rapporté les faits prégnants autant qu’abhorrés
imputables aux sarrasins ce qui, nonobstant les interprétations extensives que
l’on a pu parfois en faire, les authentifie suffisamment pour qu’on ne puisse
se contenter de les assimiler trop restrictivement à un seul phénomène
légendaire. Ces textes, au demeurant peu nombreux, sont bien identifiés :
- Antopolis
ou Chroniques de Liutprand de Crémone (888 à 948)
- Les
anales franques de Flodoard (919 à 966)
- La
chronique de Novalaise (1025 à 1050)
- La vie
de Saint Mayeul de Syrus de Cluny (début du XIe siècle)
- Les
histoires de Raoul Graber (début du XIe siècle).
Tous les historiens, y compris les contemporains, se sont
fondés sur ces sources principales pour étudier le phénomène sarrasin. Cette
contribution n’y déroge d’ailleurs pas.
Mais si l’histoire a bien conservé des témoignages
incontestables des raids arabes, il n’existe nulle part des vestiges pouvant
être qualifiés de tangibles sur une réelle occupation sarrasine. On pencherait
d’ailleurs assez à l’heure actuelle pour considérer que dans les assauts maures
ou sarrasins, l’élément ethnique arabe fut toujours minoritaire, ceux-ci, en
petit nombre mais extrêmement mobiles, semblant surtout monter des opérations
de pillage ponctuelles mais dramatiques pour les villages mal protégés.
L’insécurité des temps est d’ailleurs patente : ainsi
qu’on l’a vu et quelle qu’en ait été la cause déclenchante, l’évêque de
Grenoble aurait quitté sa cité et la Maurienne, par exemple, voit pendant 79
ans l’interruption des listes épiscopales.
Au-delà de l’absence même de vestiges concrets on peut
également se poser la question de savoir s’il y eut en réalité une « race
sarrasine ». Aucune mesure anthropométrique en ostéologie humaine ne l’a
jamais établie, le terme « sarrasin » globalement conventionnel
semblant en fait s’appliquer à un mélange racial hispano-mauresque. Peut-être
n’est-il pas irréaliste de considérer que les redoutés « bandes
sarrasines » ne furent, en fait, qu’un conglomérat hétéroclite de maures
d’Espagne, de berbères, d’africains divers, d’espagnols, de basques,
d’aquitains…
Ceci expliquerait peut-être qu’aucune des nombreuses
sépultures découvertes dans les Alpes qui relèvent de la période étudiée – du
VIIIe au Xe siècle – n’ait révélé de manière probante des caractères arabes.
S’il s’est avéré qu’existe dans les Alpes un type humain particulier, petit,
très brun, brachycéphale, peut-être faut-il en faire remonter l’origine bien
avant les « invasions sarrasines » ou leurs succédanés.
H. Müller estimait qu’une telle origine de ce type alpin
spécifique pouvait remonter en fait aux migrations des peuplades vagabondes
qui, selon lui, dès le début de l’âge du Bronze, faisaient la navette de
l’Orient méditerranéen (et peut-être même de l’Inde) jusqu’à l’Espagne.
Bien qu’il reconnaisse que l’on ne puisse douter que par
deux fois des bandes qualifiées sarrasines soient venues ravager le Dauphiné,
H. Müller suggérait que ce paradigme avait pu, selon toute vraisemblance, être
donné par un phénomène d’amalgame ou d’extension à tout ce qui n’était pas
chrétien, ce nom devenant alors l’équivalent de celui de « païen »
dans l’esprit des populations ayant souffert dramatiquement des exactions
d’envahisseurs délétères de tous ordres durant de longs siècles, tout en
devenant consubstantiel de la notion de pillage. Ainsi, l’étiquette
« sarrasin » pourrait-elle recouvrir, lato sensu, une réalité
protéiforme, multi raciale, mais en sus elle aurait pu, par une sorte de
métonymie, s’appliquer à ces brigands, renégats et autres parias qui, sans
rapport ethnique avec les arabes, s’organisaient par grégarisme en bandes
armées pour rançonner et piller à merci les voyageurs, pèlerins, commerçants ou
autochtones isolés ou mal défendus.
L’auréole de peur et d’incompréhension qu’ils inspiraient
et leur assimilation aux sarrasins est probablement liée au fait qu’ils ne se
fixèrent jamais et que leurs sinistres exploits les éloigna de toute
assimilation possible avec les peuples sédentaires locaux, laissant au
contraire des souvenirs douloureux et perdurables dans les pays ravagés à des
époques diverses.
Enfin, le mot sarrasin lui-même pose également un
problème qu’il ne faut pas éluder. Il est inconnu des arabes eux-mêmes et il
faut bien trouver ailleurs l’origine de ce mot si particulier. C’est pourquoi
on a songé à le faire dériver du latin saracenus apparaissant dans les
écrits des premiers auteurs chrétiens et visant les nomades qui vivaient aux
confins des régions cultivées du Tigre et de l’Euphrate. Mais, qu’elle qu’ait
pu être l’origine sémantique du terme, c’est bien ce mot qui a survécu pour qualifier
les envahisseurs les plus redoutés, plutôt que celui d’autres envahisseurs tels
les Lombards ou encore les Ogres (hongrois) dont les exactions furent
pourtant dramatiques. Ceci montre amplement la terreur que pouvaient inspirer
ceux que la psychose populaire, dans une sorte d’incantation mêlée de frayeur,
nommait les « sarrasins ».
Venons-en maintenant aux interprétations possibles.
Au-delà de ce rapide panorama, il est nécessaire, pour
recadrer plus précisément l’objet de la présente communication, de noter que
Château-Bernard conserve, sur une superficie géographique restreinte, trois
toponymes significatifs : le « mur des sarrasins », la
« fontaine sarrasine » et le « camp des sarrasins ».
Avant d’étudier plus spécifiquement le contexte toponymique
de Château-Bernard et de se hasarder à émettre le moindre postulat, une
description précise de ce « mur » s’impose.
Il s’agit d’un énorme tas de pierres situé à quelques
mètres en contrebas de l’abrupt qui domine le sentier du Pas de la Balme.
Incontestablement, ces pierres ont été arrangées de mains d’hommes, faisant
penser à une fortification primitive et, à fortiori, à un mur défensif. La
dimension de ce tas de pierres est importante, au moins 20 m de longueur. Son
cubage est difficile à apprécier car, dessinant un arc de cercle, il est très
large à sa base et va en se rétrécissant vers le sommet pour former un grossier
rempart d’un cubage pouvant être estimé à 60 m3. En retrait, existe un second
amoncellement mais de moindre importance.
Autant le dire d’ores et déjà, ces vestiges ne sont
malheureusement pas datables en l’état. On a parfois prétendu que des fragments
d’armes auraient été trouvés dans la fortification ou à proximité ; ceci
est tout à fait controuvé et aucune mention scientifiquement établie d’une
quelconque découverte archéologique en ce lieu n’a jamais figuré nulle part. En
outre, F. Gautier qui a fouillé sommairement le terrain autour du mur dit n’y
avoir seulement trouvé que quelques os de moutons et des traces de charbon de
bois. Mais alors, qui aurait pu, hormis les défenseurs du plateau, amasser ce
considérable stock de pierres, au demeurant bien appareillé ? Son
importance suppose manifestement une intervention humaine significative. Si
l’on considère que la légende a un fond de crédibilité on peut alors y voir ce
qui subsiste des projectiles originels qui pouvaient être amassés devant le mur
lui-même et combien y en avait-il initialement en ce cas ?
En effet, le mur subsistant, haut d’environ deux mètres par
endroit, étant situé à huit mètres de l’abîme, on peut penser que si
projectiles il y avaient, ceux-ci auraient alors été stockés devant le
mur.
Il existe toujours sur le sentier conduisant de
Château-Bernard au Pas de la Balme de très nombreux amoncellement pierreux mais
il n’est pas possible de déterminer s’il s’agit de blocs projetés
intentionnellement ou s’ils proviennent d’effondrements naturels de la
montagne.
Il y a néanmoins un réel problème à tenter de faire
coïncider le récit traditionnel du mur retenu par des cordes que l’on coupe au
moment idoine et de la réalité archéologique. A moins de considérer qu’il n’y
ait eu plusieurs murs successifs et que celui qui subsiste n’était que le
dernier rempart prévu.
On a parfois considéré que ce mur grossier aurait été élevé
par des bergers désireux de se protéger des vents particulièrement violents
dans ce secteur ; des abris similaires peuvent exister dans le massif du
Vercors, notamment sur les flancs nord du Grand-Veymont. Encore peut-on
observer que, pour un tel usage, un mur aussi important ne se justifiait
aucunement. Mais, outre l’hypothèse d’un retranchement défensif ponctuel,
édifié à la hâte ou sa variante, l’amas de munitions, on a aussi évoqué un
oppidum (?), un site cultuel, une cabane de berger (?).
Examinons néanmoins ces hypothèses.
Il ne peut, selon toute vraisemblance, s’agir d’un
oppidum : le site est trop limité et surtout beaucoup trop dangereux.
L’hypothèse cultuelle ne mérite guère plus d’attention.
Celle d’une cabane de berger parait évidemment
plausible ; comme en maint endroits du Vercors, au bord de précipices, des
murs gardaient les moutons de chute intempestive dans le vide en cas d’orage ou
de poursuite par les chiens ou les loups. Mais, en ce cas, la muraille aurait
été plus longue et rien ne justifiait une telle hauteur.
De surcroit, une entaille dans le rocher pourrait démentir
cette hypothèse. Du mur et plus encore de cette échancrure artificielle, on a
une vue extraordinaire sur Château-Bernard et sur une partie de la vallée de la
Grèce en contrebas à quelque mille mètres et sur les Moucherolles à l’est, le
Grand-Veymont au sud-ouest et le surplomb de Corrençon avec toute la prairie
jusqu’au col innommé au nord.
Alors ? Même si la tradition reste vraisemblable, elle
ne saurait totalement convaincre : le séjour des sarrasins – même s’il
reste probable – demeure, on l’a vu, largement controversé.
Il ne s’agit point ici, comme je l’ai dit préliminairement,
de vider définitivement le sujet de sa problématique.
On peut, sans grand risque d’erreur, y voir avant tout une
fortification hâtive circonstancielle liée à des évènements troubles mais toute
tentative de datation éventuelle reste fortement aléatoire.
Au risque de compliquer encore davantage une recherche déjà
élargie mais volontairement impartiale et sans à-priori, un examen attentif des
lieux m’a conduit à formuler des hypothèses supplémentaires et sans doute
nouvelles. Celles-ci sont de deux ordres : elles procèdent, d’une part,
d’interrogations à propos de périodes très antérieures à celles des troubles
sarrasines et, d’autre part, d’une tentative de décryptage que l’on peut faire
des micro toponymes constatés dans le proche voisinage des lieux étudiés.
Ces deux familles d’hypothèses peuvent, on le verra, se
rejoindre parfois et converger d’une certaine manière donnant naissance, je
l’espère, à des pistes de recherches nouvelles. La première de ces hypothèses
peu paraitre quelque peu téméraire : la voici néanmoins : les confins
des territoires des Vertamocorii, des Allobroges et des Tricorii n’ont jamais
été clairement étudiés dans cette région.
On sait seulement que les Vertamocorii, les « clans du
pays haut », peuplade secondaire des Vocontii, occupaient le Vercors qui
formait alors un pagus Voconce.
Les limites des Allobroges, quant à elles, n’ont jamais, du
moins dans ces parages, été clairement définies. On se rappelle sans doute à
cet égard toutes les suppositions qu’a pu faire naître la lette de Munatius
Plancus de Cularone ex finibus Allobrogim. Mais si le débat ouvert par
J. J. Champollion-Figeac en situant la rive gauche de l’Isère à Grenoble en
territoire Voconce, cependant que la rive droite aurait été allobroge est
maintenant considéré comme infondé, il n’en demeure pas moins que les limites
des Allobroges au sud de la région grenobloise demeurent imprécises.
Ni Voconces, ni Allobroges, les Tricorii (ou Tricores)
paraissent avoir été un peuple indépendant. Strabon les nomme par deux fois
parmi les populations montagnardes établies entre les Vocontii et la crête du
Vercors et les Ucenni de l’Oisans et devaient donc peupler tout le bassin du
Drac et occuper notamment, entre autres régions, le Trièves.
Les Tricorii ont du être soumis par Rome en même temps que
les Allobroges et les Voconces en 121 avant notre ère ou peu de temps après car
ils ne figurent pas sur le trophée de la Turbie. Après la conquête romaine leur
territoire dut être rattaché à la Narbonnaise. Ce qui est avéré est qu’aucune
de leur ville ne fut jamais élevée au rang de civitas, ce qui incline à
penser que cette région dépendait au Haut Empire de la cité des Voconces.
Serions-nous alors vers le Pas de la Balme aux confins
originels de trois peuples et en présence d’une sorte de délimitation
territoriale, d’une borne symbolique assortie d’un poste de surveillance, d’un
site frontière, voire des restes d’un monument disparu ?
Le mur serait-il alors les vestiges d’une frontière
tribale, administrative et linguistique, réutilisée à des fins défensives au
Haut Moyen Âge ?
Madame Yvette Vallier de Puy-Grimaud à Château-Bernard dans
une correspondance de 1996 qui m’était destinée apporte des précisions relevant
de la mémoire orale. Elle indique notamment : « … dans ma tête de
paysanne sonne encore le « sarraso » de ma grand-mère qui me disait
par-là « ferme le ». Une porte sarrasine c’est la porte qui fermait
l’entrée d’un château… Une cheminée sarrasine est une cheminée en quelque sorte
fermée. Donc un « mur sarrasin » (pourrait être) un mur de fermeture,
une frontière… La « fontaine sarrasine » coupe en deux la commune…
Sur le versants nord deux lieudits m’ont toujours frappée : la « Côte
des Archers » et « les Gendarmes ». Tout cela peut bien avoir
été une frontière naturelle… ».
On pourra inlassablement s’interroger sur la question de
savoir pourquoi, à 1800 m d’altitude, loin de tout village, existe ce
gigantesque entassement de rochers qui, en aucun cas, ne se confond avec un
éboulis et qui porte donc la trace d’une volonté humaine. Oui, pourquoi ?
la tradition locale ici seule a toujours répondu à cette interrogation en
ajoutant à la grandeur des lieux une dimension d’épopée.
Limite territoriale antique, repère, fortification de basse
époque réutilisée ultérieurement en ouvrage défensif, on ne connaitra sans
doute jamais, et j’en ai bien conscience, la véritable nature du « Mur des
Sarrasins » qui est peut-être tout cela à la fois. Son mystère n’a pu, hélas,
être percé ici mais on a vu que la légende qui l’auréole méritait bien une
scrupuleuse attention. « Ils se répandirent de tous côtés, pillant et
ravageant toutes les provinces des environs » dit, en parlant des redoutés
sarrasins, la Chronique de Novalaise.
Faute d’interprétation probante et nonobstant les questions
que je n’ai fait que poser à défaut de pouvoir y apporter des réponses
scientifiquement convaincantes, la tradition demeure peut-être encore la moins
mauvaise des explications envisageables.
Peut-être faut-il s’en contenter en se rappelant le beau
mot de Patrice de la Tour-du-Pin : « les peuples privés de légendes
sont condamnés à périr de froid ».
Le Camp des Forçats du Freney-d’Oisans
Au col de Cluy, à 1800 mètres d’altitude et dans une grande
étendue d’alpages existe un site unique, vaste quadrilatère à peu près régulier,
entouré d’un fossé bordé par un mur en pierres sèches. A l’intérieur de ce
presque rectangle, se remarque un talus pouvant provenir du déblaiement du
fossé situé de l’autre côté du mur. A priori, on pourrait y reconnaitre le
travail habituel des légionnaires romains pour créer un camp militaire. Le côté
ouest de l’enceinte a 336 mètres de longueur et le côté est 282 mètres. Les
deux autres côtés ont respectivement 107 mètres et 101 mètres.
Le mur en pierres sèches n’est pas continu mais, dans la
partie inférieure du terrain – la plus utile pour la défense si tel était son
objet – la construction a encore 90 centimètres de hauteur, 60 centimètres de
largeur et beaucoup parmi les blocs doivent dépasser 500 kg. Le fossé a encore
un mètre de large et le talus inférieur, aux meilleurs endroits, 2 mètres sur
0,50 m de haut.
Du bas de cet enclos part une « allée » remontant
vers l’intérieur sur 80 mètres environ et débouche sur une partie en
arc-de-cercle où P. L. Rousset voyait le praeterium du camp. Cette zone
centrale n’apparait pas en relief mais plutôt en transparence à travers
l’herbe ; c’est au-dessus, sur les pentes de la montagne de l’Homme, que
l’on distingue la différence de teinte dans la couleur de l’alpage.
Selon P. L. Rousset, les gens du pays auraient toujours
surnommé ces restes sous le nom de « Camp des Forçats », ce qui
semble exclure une origine pastorale, et y voyaient une « colonie
pénitentiaire » en relation avec les mines de Brandes, ce qui est bien
évidemment sans fondement.
On notera toutefois que les auteurs anciens et notamment
ceux qui ont étudié toutes les possibilités de tracé de la voie romaine de
l’Oisans (Roussillon, Vallentin, Ferrand…), n’ont jamais fait la moindre
allusion à l’enceinte de Cluy.
L’ignoraient-ils ? On doit se poser la question alors
même que celle-ci n’était pas dénaturée comme aujourd’hui par une route
pastorale et un bâtiment construit selon toute évidence avec des pierres de
l’édifice.
J. Prieur pense pour sa part, dans son « Histoire de
la Savoie avant l’an mil » qu’il est difficile d’admettre que cet ouvrage
puisse être un camp de haute époque. Par contre, il pense que cette énigmatique
construction pourrait être l’une des clusurae du Bas- Empire. Ces
fortifications frontalières – dont le seul exemple conservé de nos jours se
situe au lieudit les Cluses vers le col de Panissar, frontière antique
entre la Gaule et l’Espagne – se présentaient sous la forme d’un rempart peu
étendu, accompagné d’un point d’appui permettant facilement à une petite
garnison de retarder le passage d’une armée. Au Bas-Empire, la protection de
l’Italie a du passer par la fortification des Alpes et ce sont ces clusurae
qui sont représentées de façon schématique sur la Notitia Dignitatum
du début du Ve siècle, dont la nature et l’emplacement ne sont malheureusement
pas connus.
Une étude récente de J. P. Jospin ouvre de nouvelles
perspectives de recherches : selon lui, la structure originelle serait
plus petite que le « camp », 230 mètres sur 100 mètres avec la trace
de tranchées qui, dans le prolongement du fossé sud, courent sur la ligne de
crète jusqu’au sommet de la montagne de l’Homme et ce que Rousset prenait pour
« l’allée du praetorium » ne serait en fait que le côté méridional de
cette structure. S’agit-il alors d’un aménagement de l’âge du Fer, dont la
fonction n’est cependant pas assurée, remaniée ultérieurement à l’époque
antique ou médiévale ?
Mais, est aussi évoquée une possible fonction de type vierekshanzen,
ces camps de l’âge du Fer surtout présents en Germanie. On ne saurait trancher
sur ces conjectures et seules des fouilles archéologiques du site permettraient
peut-être d’élucider les différentes hypothèses évoquées.
Pour être complet, il convient d’indiquer que l’on a trouvé
sur le site, en prospection entre 1969 et 1971, des céramiques romaines des Ier
et IIe siècles, ce qui s’oppose à la fois à l’idée d’un camp romain remontant à
la conquête ou d’une clusura du Bas-Empire.
J’ajouterai que mes propres recherches sur ce site m’ont
également révélé un enclos de même nature, totalement inédit, à peu de distance
de là en direction du Freney qui présente à peu près les mêmes caractéristiques
que le « camp » de Cluy. Il est, lui aussi, situé au bord de ce qui
pourrait être la voie romaine tant recherchée.
On prolongera un peu les tenants et aboutissements de ce
site ; de Cluy, le « chemin du Lauzat » aboutit dans un très bel
endroit à la « Croix de Trévoux ». Dans celle qui vient de Cluy, P.
L. Rousset voit la voie principale de l’Oisans, venant de Grenoble, dans celle
qui se dirige vers le Freney, la voie d’Italie. Une troisième s’en va
serpentant au milieu de larges polis glaciaires et conduit à Auris de là à la
Garde. Cet auteur jalonne ensuite la voie de l’Italie des repères
suivants : le Puy-Dessus, le chemin dit de Charroutière, le Périer puis,
après un franchissement de la Romanche par un pont supposé romain, le Freney.
Ce tracé est donc globalement bien identifié et la thèse de
P. L. Rousset semble solide. Mais la déclivité de son tracé laisse
songeur : en effet, d’Oz (908 m), on monterait au col de Poutran (1996 m)
pour redescendre au Gau sur Sarennes (1662 m) et remonter au col de Cluy (1802
m), redescendre ensuite au Freney (942 m) pour remonter enfin au col du
Lautaret (2057 m). C’est peut-être un chemin de pèlerin mais ce ne peut être
une voie militaire romaine. Son suel avantage, si l’on peut dire, est de passer
au col de Cluy et donc au mystérieux Camp des Forçats.
Voici ce qui pouvait être sommairement dit sur ces deux
lieux énigmatiques.