Conférence du 15 mars 2014
Le mont Saint-Loup, acropole vifoise
Le rocher Saint-Loup qui domine le bourg de Vif est un site
naturel très pittoresque par son emplacement et ses aspects déjà méridionaux,
doublé d’un site archéologique de première importance, indissociable de
l’histoire de Vif, de la vallée de la Gresse et même de toute la région
grenobloise. C’est de cet oppidum dont il sera question ici.
Géologiquement, ce mont appartient au Vercors dont il est
une réplique. C’est une structure tectonique complexe qui présente u pli couché
déversé, traduisant un redoublement de couches géologiques ayant subi au
quaternaire une importante érosion glaciaire.
De que qu’endroit endroit que l’on arrive, ce rocher
caractéristique est visible et se découpe parfaitement de la montagne d’Uriol.
Il ne pouvait donc pas manquer d’attirer l’attention des premiers occupants de
la région. A défaut de témoignages archéologiques plus anciens, il faut fixer
l’arrivée de ces premiers habitants il y a de cela 4300 ans, soit
approximativement vers 2300 avant notre ère. A la même époque, l’Egypte voyait
d’ériger ses grandes pyramides.
Qui étaient ces premiers habitants ? Probablement des
immigrants venus du Midi, répartis en petites peuplades qui se fixèrent dans
divers points facilement protégeables, tels que grottes, abris sous roches ou
mamelons élevés facilement défendables. Ces premiers défricheurs de territoires
libres qui introduisirent dans notre contré l’élevage et l’agriculture se
rattachent à la tradition dite chasséenne : on nomme ainsi cette
civilisation particulière du néolithique qui tire son nom de la station éponyme
de Chassey-le-Camp en Saône-et-Loire et qui s’identifie par une technique
particulière de taille du silex ainsi que d’une production céramique tout à
fait spécifique.
Jusque vers la fin des années 1990, l’accès à Saint-Loup
était facilité par un large chemin serpentant en grandes boucles de moyenne
déclivité, presqu’une route. Malheureusement, le rocher n’est plus accessible
de nos jours car il est situé sur une propriété privée grillagée. Mais, à
l’époque préhistorique, le seul chemin possible était celui qui montait droit
au travers des taillis puis de la forêt.
Ce chemin, désormais lui-aussi interdit, partait de
l’ancien couvent des visitandines en ligne droite et il était encore
relativement bien tracé lorsque j’ai pu le parcourir. Il était néanmoins très
pentu puisqu’il passait le l’altitude 335 m à celle de 726 m.
Le paysage n’a vraisemblablement pas changé au cours des
millénaires et les premiers occupants virent sans doute, à peu de choses près,
le même paysage que celui que l’on peut voir de nos jours.
Le chemin d’accès parvient à un plateau très allongé sur
lequel jaillit une source, élément indispensable pour un habitat permanent. Il
est dominé par le rocher Saint-Loup proprement dit.
J’ignore depuis quand il porte ce nom de Saint-Loup qui fut
évêque de Troyes à l’époque mérovingienne car les textes médiévaux parlent
essentiellement d’Uriol. Mais le nom de Saint-Loup, tout comme celui de
Saint-Michel est fréquemment donné à des sommets et l’on en connait de nombreux
exemples de partout en France. Il est néanmoins unique pour notre région.
Les premiers occupants choisirent de s’installer un peu
en-dessous du sommet, vraisemblablement sur la plate-forme sud-ouest,
relativement plate, inaccessible sur ses côtés principaux et bien protégée des
vents.
Ces premiers colons édifièrent alors des cabanes ou huttes
circulaires d’environ deux mètres de diamètre. C’est une de celle-ci qui fut
découverte et fouillée par Hippolyte Müller en 1904. Il n’en reste
malheureusement de nos jours qu’un emplacement formant dépression.
Il est temps de dire quelques mots d’Hippolyte Müller, le
grand préhistorien de notre région. Né en 1865, opticien de métier, il
s’intéresse très tôt à la préhistoire et il sera à l’origine des principales
découvertes faites dans ce domaine, tant dans l’Isère que dans les
Hautes-Alpes. En 1864, il devient membre de la société dauphinoise d’ethnologie
et d’archéologie, revue dans laquelle il publiera l’essentiel de ses
comptes-rendus de fouille. Il occupera ensuite un poste de bibliothécaire à
l’école de médecine. Autodidacte mais inlassable fouilleur, il sera à l’origine
des plus importantes découvertes archéologiques de la région en son temps. En
1918, il est admis à l’Académie Delphinale. Il décède en 1933, peu après avoir
fouillé avec Fernand Gautier les sites claixois de la Balme sous le Moucherotte
et de Château-Bouvier.
Il nous a laissé une importante bibliographie ainsi qu’un
curieux roman inachevé dans lequel u naufragé de type Robinson Crusoé met en
pratique, pour survire, ses méthodes d’expérimentation préhistorique.
H. Müller n’avait pas manqué de s’intéresser à Saint-Loup
qui, par sa situation, pensait-il avait dû à coup sur attirer des populations
préhistoriques. Une fois de plus, grâce à son flair extraordinaire, il avait vu
juste. Il fit à Saint-Loup une quarantaine de sondages et des tranchées surtout
sur la plate-forme, remua 130 m3 et en tamisa plus de la moitié. Ce travail
considérable fut largement récompensé car il fit une moisson abondante de
matériel préhistorique et, fin août 1904, il découvrit le fond de cabane qui
devait valoir à Saint-Loup sa célébrité. Cette découverte se fit dans les
circonstances suivantes : au cours d’un sondage, à 65 cm de profondeur,
rencontrant une argile sableuse de sol stérile, il voulut aller plus bas. Bien
lui en prit car 15 cm plus bas il découvrit un foyer avec des débris de
céramique, des os et des fragments de haches en pierre. Nettoyant ce foyer, il
s’aperçut qu’il était parfaitement circulaire sur 2 m de diamètre. Alors, en
baissant par tranches de 10 à 15 cm, il le vida complètement et cela, jusqu’à 2
m plus bas que le sol actuel de la plate-forme. La cabane était limitée par des
pierres posées de champ, recouvertes de clayonnage enduit d’argile dont Müller
attribue l’origine à l’enduit qui devait recouvrir le toit pour en assurer
l’étanchéité.
L’intérieur contenait, outre les restes du foyer, plus de
300 outils en silex, de la céramique et de nombreux éléments bien conservés de
vaisselle domestique.
Parmi les pièces les plus remarquables, aujourd’hui au
Musée Dauphinois, on peut citer :
- Un
grattoir en silex blond à étranglement bilatéral.
- Une
pointe de flèche en silex.
- Un
petit pot en céramique bistre à fond plat à ouverture rétrécie, typiquement
chasséen.
- Une
marmite, découverte presqu’entière dans le fond de la cabane, en céramique
grise de forme subcylindrique à fond rond et à anse en ruban sur la carène.
Même si H. Müller n’a découvert qu’une cabane, on peut
penser qu’il en existait vraisemblablement d’autres sur le plateau.
Les habitants de Saint-Loup devaient être agriculteurs,
cultivant un blé primitif et élevant des porcs et des chèvres. Mais ils
devaient également être chasseurs pour les besoins de l’alimentation
quotidienne comme en témoigne le nombre de pointes de flèches retrouvées. Que
mangeait-ils ? On a découvert, dans les cendres du foyer des os d’oiseaux,
de sanglier, de chèvre, de cheval, de bœuf, de porc et même de cerf.
Enfin, ils étaient d’excellents artisans potiers comme en
témoignent les pièces retrouvées.
On notera qu’il existe une pierre curieuse dans la partie
nord-est de l’oppidum. Ni H. Müller, ni A. Bocquet ne font mention de cette
pierre qui a pourtant été creusée de main d’homme. Son diamètre est de 54 cm.
Sa hauteur totale de 36 cm. Elle ressemble tout à fait aux mortiers que l’on a
découverts en maints endroits et qui sont daté, eu égard à leur environnement,
de l’époque néolithique.
Mais il pourrait également s’agir d’une meule néolithique,
creusée directement dans un rocher, sans séparation du socle. On en a retrouvé
de semblables, notamment au site néolithique des Baigneurs à Charavines.
Ces meules, généralement en granit, pesant jusqu’à 100 kg
étaient fabriquées par creusement d’une cuvette régulière, obtenue en tapant
avec un galet de roche dure la face supérieure du bloc de pierre. La meule
était ensuite complétée par utilisation d’un broyeur à main servant à moudre
les céréales, blé et orge, pour en extraire la farine et éliminer le son. Cette
farine était ensuite utilisée à la confection de galettes qui étaient cuites sur
des pierres plates posées sur des braises. L’une de ces pierres chauffantes a
du reste était retrouvée dans le fond de cabane.
Après les néolithiques, le plateau continua a être occupé
mais de manière peut être plus épisodique. Il y a, en effet, de grandes
difficultés pour arriver à une chronologie exhaustive du site en partant du
matériel retrouvé par H. Müller et, donc, de nombreux hiatus subsistent.
Une étude stratigraphique n’est pas davantage envisageable
car le sol a été bouleversé à tel point par les occupants successifs du rocher
que l’on trouve du silex à la surface et de la tegula sur le sol
primitif, à 40 cm de profondeur en certains endroits et à 1,80 m à d’autres.
D’autre part, l’exploration systématique du plateau n’a pas
encore été faite. Les quarante sondages de Müller ayant livré, outre le fond de
cabane, 1000 fragments de silex pour un poids total de 5 kg, on peut imaginer
la moisson de matériel qui pourrait résulter de fouilles de grande envergure.
Il y a bien eu, en 1967-1968, un chantier ouvert par les
scouts de France mais le rapport de fouilles est assez laconique et ne décrit
que quelques structures de murs et un peu de matériel, essentiellement
chalcolithique.
L’époque du Bronze a livré quelques tessons en pâte fine et
des fragments de bracelets. L’époque de la fin de l’indépendance romaine est
représentée par de la céramique grise et par un fragment d’amphore massaliote
témoignant des échanges qui existaient alors avec la Marseille grecque.
Puis vinrent les romains qui installèrent, semble-t-il, un
petit camp ou un poste d’observation sur le rocher. Sans doute, ces soldats
faisaient-ils partie de l’armée de Placidianus séjournée à Grenoble entre 272
et 274 car on y a découvert une monnaie de Claude II de cette époque.
H. Müller disait que dans tout le sol on retrouvait du
mortier de chaux et de briques pillée et une énorme quantité de graviers
provenant du Drac ou de la Gresse, agglutinés dans du mortier. Cela était
toujours le cas lorsque j’ai étudié le site.
Les romains fortifièrent le rocher sur sa seule partie
accessible, c’est-à-dire le versant est. D’importants restes de cette muraille
construite en petit appareil existent encore et on peut en suivre la trace sur
plus de 300 mètres.
La période romaine est également traduite par la découverte
de débris de poteries, d’amphores, de tuiles en grand nombre et, outre la
monnaie de Claude II, d’une monnaie de Faustine Mère, d’une de Constantin et de
deux autres indéchiffrables.
Il reste le problème des deux cavités mystérieuses situées
sur la plate-forme sud-ouest, un peu au-dessous de l’emplacement du fond de
cabane.
Il est évident que ces cavités ne sont pas d’origine
naturelle. La pierre a été taillée de manière très régulière, vraisemblablement
à la hache.
On a voulu y voir des tombes et, en réalité, dans le peu de
terre que l’une d’elle contenait, H. Müller a trouvé quelques os de vieillard
et d’enfant mêlés à des débris de mortier et de tuiles romaines. Mais, la
largeur de ces cavités, plus d’un mètre – inutile pour une sépulture et le
creux insuffisant (20 à 45 cm) – font rejeter cette hypothèse.
Toutefois, il existe des similitudes frappantes, la largeur
exceptée, entre ces cavités et celles que l’on retrouve dans des nécropoles
antiques ou paléochrétiennes, notamment celles de Saint-Blaise en Provence.
On a vu que la population de Saint-Loup avait été
importante et continue. Si les occupants du rocher avaient voulu établir une
nécropole il leur aurait été aisé de creuser, sur le site même, un grand nombre
de sépultures.
Alors, de quoi s’agit-il ? A défaut d’explication
probante il faut, une fois de plus, se référer à H. Müller qui y voyait des
réservoirs gallo-romains qui auraient été logés à l’intérieur de bâtiments
élevés à cet emplacement, sans doute en bois car maintenant disparus.
Après les romains, il semble que l’oppidum ait été réoccupé
par les burgondes. Plusieurs indices en témoignent. Tout d’abord vers le sommet
du rocher et à plus d’un mètre de profondeur, l’un des sondages d’H. Müller mit
à jour un dallage composé de chaux et de brique pilée. Ce béton de 10 cm
d’épaisseur reposait sur le roc et avait dû être le fond étanche d’un
réservoir. La terre qui le recouvrait révéla une petite boucle en bronze,
d’époque mérovingienne, et un grand nombre de poteries de type burgonde.
En outre, à l’extrémité de la plate-forme ouest, subsistent
les vestiges d’un mur avec remploi de tegulae et d’un mortier de chaux
très grossier indiquant une érection postérieure à la période gallo-romaine.
Et puis, toujours à l’extrémité de cette même plate-forme,
des restes de construction laissent à penser à une possible tour, de même
époque que le mur évoqué ci-avant.
Il reste encore quelques autres vestiges difficiles à
expliquer dans la partie basse du rocher. Tout d’abord les restes d’un mur qui
pourrait être d’époque gallo-romaine et un rocher, vaguement taillé à l’entrée
de l’oppidum qui semble avoir servi de point fortifié défendant le seul accès
possible du plateau. Telle est du reste toujours sa destination. On mentionnera
également des esquisses de marches contre le rocher. Faut-il y voir
l’emplacement d’un culte de haute origine ?
Ensuite, le Moyen Âge vit la construction d’un château et
d’une chapelle, dont il ne subsiste rien, pas même la localisation précise. Il
semble toutefois qu’il devait s’élever à peu près au centre du plateau vers la
base du rocher à moins qu’il n’ait occupé l’emplacement de la grande ferme
actuelle. Au demeurant, si celle-ci n’a pas fait partie du château, elle en a
du moins utilisé les matériaux car les fondations de l’édifice et la porte
cintrée à l’est paraissent construits en matériaux de réemploi.
Le plus ancien texte qui mentionne de château est un
document de 1070.
On possède une bonne connaissance de ce château par la
description qui en est faite dans l’enquête delphinale de 1339. Elle
indique : « le château d’Uriol est situé sur un large rocher fortifié
ayant au sommet un donjon bien fermé de murs crénelés. Ces murs ont 67 toises
de long sur 21 toises de large (135 m sur 42 m). Puis, on voit que ce donjon
présentait des pans de murs qui se terminaient aux angles sur plusieurs points.
On y entrait par une grande porte ou portail en pierres de taille. Près de de
ce portail se trouvait une écurie de 5 toises de long sur 2 de large et 4 de
haut. Dans le donjon à un seul étage était une salle avec une cheminée en
pierre. En contrebas du donjon, il y avait une tour carrée, haute, forte à deux
étages, défendue par des créneaux et avec un toit couvert en petites planches
minces. Elle avait 7 m de long et 16 m de haut. Ses murs étaient épais de plus
de 6 pieds. Venait à la suite de cette tour un vingtain ou mur long de 16 m,
haut de 6 et épais d’un mètre ».
Un acte de 1683 constate que le château est en ruines
depuis longtemps et qu’il n’y a plus dans cet endroit que de vieilles masures.
On ne peut pas manquer de s’interroger à cet égard sur la
relativité des choses et du temps qui a permis que les plus anciens vestiges du
rocher soient conservés par-delà les millénaires alors qu’il ne reste pas une
pierre de ce château considérable…
Il en est de même de la chapelle Saint Michel. L’enquête de
1339 la décrit comme étant située à l’entrée du donjon. Elle était d’origine
fort ancienne car le cartulaire de Saint Hugues de la fin du XIe siècle la
mentionne déjà. Mais sa disparition est davantage explicable. En effet, en
1673, Mgr Le Camus autorisa sa démolition, pierre par pierre, pour que les
habitants du hameau d’Uriol situé à une demie lieue puissent la reconstruire au
milieu de leur hameau.
Il restait jusqu’à quelques dizaines d’années des restes de
cette chapelle à l’ancien hameau d’Uriol.
Saint Loup n’a pas livré, tant s’en faut, tous ses secrets.
Ce site incomparable mériterait que soient un jour entreprises des fouilles
méthodiques destinées à retrouver l’emplacement des autres cabanes, à préciser
la chronologie d’occupation, à vérifier s’il existe un hiatus entre la fin du
néolithique et l’âge du bronze et, surtout, de tenter de découvrir la nécropole
du site.
Mais ce ne sera pas pour sitôt, le site étant désormais
inaccessible car clôturé de toutes parts ;