LA GRANGE AUX DAMES

 

J’ai traité de l’histoire de cette belle et énigmatique demeure (actuellement l’école Saint Pierre) dans plusieurs articles de vulgarisation et dans l’Histoire de Claix. Toutefois, la municipalité de Claix et l’association Claix Patrimoine et Histoire l’ayant choisi comme thème des journées du patrimoine de septembre 2007, je livre ici le texte de mon intervention qui intègre divers compléments par rapport aux écrits précités.

 

« Je vais m’efforcer, dans un premier temps, de vous dire tout ce que les textes d’archives et mes recherches personnelles nous permettent aujourd’hui de connaître de son histoire. Puis, je donnerai quelques indications sur l’architecture du bâtiment.

 

Historique :

 

Autant le dire tout de suite, l’origine précise de cette construction n’est pas connue. Une tradition orale que l’on m’a rapportée en fait une dépendance du château delphinal de Claix. Mais, je n’y crois guère. Il s’agit plus probablement à mon sens de l’une des maisons fortes connues sur Claix et non situées avec exactitude jusqu’alors. Je rappellerai qu’une maison forte, au sens médiéval, est un château ne disposant pas de juridiction. L’enquête delphinale de 1339, très détaillée pour Claix et réalisée en prélude au « transfert du Dauphiné à la France » en cite quatre :

 

-       la maison forte de Boson de Porte Traine : c’est aujourd’hui le château d’Allières sur Varces,

-       la maison forte du chapitre Notre Dame de Grenoble, aujourd’hui château de la Balme,

-       la maison forte de François Marchisi,

-       la maison forte d’Amblard de Claix.

 

On y ajoutera deux autres maisons fortes connues par des textes antérieurs à 1339 :

 

-       la maison forte de Marcelline, aujourd’hui sur le territoire de Pont de Claix, citée dès le 11ème siècle dans le cartulaire dit de Saint Hugues,

-       la maison forte de Guillaume de Chypre, citée en 1269.

 

Deux autres encore sont mentionnées au début du 15ème siècle :

 

-       la maison forte de Michel de Claix en 1406,

-       celle de Jean de Cheizas à la même époque.

 

C’est donc un ensemble de huit maisons fortes, dont seules trois sont localisables avec certitude. Essayons d’y voir un peu plus clair pour les cinq restantes.

 

La maison forte d’Amblard de Claix est seulement connue par l’enquête de 1339. Elle appartenait donc à l’un des membres de l’importante famille seigneuriale éponyme connue de 1100 au 15ème siècle.

La maison forte de François Marchisi est également connue par la seule enquête delphinale. Quant au personnage, je ne l’ai croisé dans aucun autre des textes que j’ai étudiés.

La maison forte de Michel de Claix était, quant à elle, située au « Pont Meillan » que je n’ai jamais pu localiser avec certitude. Peut être s’agissait-il du pont sur la Suze, qui deviendra le « Pont Rouge » mais il ne s’agit là que d’une conjecture.

Celle de Jean de Cheizas, ancien fief de la terre de Claix, a donné naissance au hameau dit de la Chièze. La rénovation récente de bâtiments anciens a fait apparaître des vestiges architecturaux semblant remonter au 15ème siècle ainsi qu’un blason indéchiffré. La dernière maison forte, celle de Guillaume de Chypre, est citée dans plusieurs textes de la seconde moitié du 13ème siècle. Ce nom curieux interpelle. On trouve, en effet, mention de cette famille et notamment de Guillaume dans deux reconnaissances, l’une de 1269, l’autre de 1292. Celui-ci se prétendait issu des rois de Chypre. Certains auteurs ont estimé qu’il pouvait s’agir d’un descendant de l’une des nombreuses branches de la tentaculaire famille des Alleman. On trouve en effet en 1250 un Garnier Alleman, seigneur de Césarée, ancienne capitale de la Cappadoce aux époques romaine et byzantine (aujourd’hui Kaiseri en Turquie). Son fils, Nicolas, aurait épousé sa cousine Isabelle de Beyrouth laquelle, après la mort prématurée de son mari, se serait remariée avec Guillaume Barlais, descendant des régents impériaux chypriotes.

Entre-temps, le chevalier Didier, frère ou cousin de Garnier Alleman, rentré en Dauphiné avec les survivants de la croisade aurait à la fois pris les armes des rois de Chypre (de gueules à trois blasons d’or) et adopté ce patronyme tant pour magnifier son acte que pour se différencier des autres branches de la famille. Les membres de sa proche famille auraient fait de même, notamment ses fils Guillaume et Raynaud qui, de façon ostentatoire bien qu’usurpée, se faisaient appeler « de Chypre ». Par ailleurs, il est vraisemblable qu’une vague parenté  ait existé entre ces Chypre et la famille de Claix, celle-ci étant peut être de nature à expliquer leur présence à Claix. J’ai montré tout ceci dans l’Histoire de Claix et je n’y reviendrai donc pas ici. Après avoir quitté Claix sans doute vers la fin du 13ème siècle, la famille de Chypre se retrouve en Trièves au Villard de Touage dans la paroisse de Saint Jean d’Hérans où elle semble s’éteindre au début du 16ème siècle. Le morceau dit de la « vraie croix » conservé dans un reliquaire de l’église Saint Pierre pourrait avoir été ramené des croisades par les Chypre.

 

Si j’ai autant insisté sur cette famille c’est parce qu’on sait par les textes d’archives que j’ai cités que la maison forte de Guillaume de Chypre était située « près de la porte du Rif », c'est-à-dire la porte nord ouest de l’enceinte médiévale de Claix. Le Rif c’est bien entendu le Rif Talon. Mes recherches m’amènent à situer cette porte à l’extrémité de l’actuelle rue de Verdun, voire même un peu au-delà c'est-à-dire non loin de la Grange aux Dames qui est peut être le site de la maison forte de Chypre. Mais là aussi il ne s’agit que d’une hypothèse car elle pourrait tout autant être située en haut des escaliers de faïence sur l’emplacement d’une très ancienne demeure qui conserve encore un arc gothique avec la trace d’un blason trop martelé pour être aujourd’hui identifié.

 

Quoiqu’il en soit, les archives probantes qui concernent la Grange aux Dames ne sont pas antérieures au 17ème siècle, époque où celle-ci appartenait à la famille Chappe. Il s’agissait d’une famille de maîtres tailleurs enrichis, originaire de Lyon et installée depuis longtemps à Claix, peut être déjà dans cette demeure. On trouve ainsi Hugues Chappe en 1534, Claude Chappe en 1632, alors notaire de Claix puis châtelain delphinal de 1655 à 1660, Pierre Chappe, tailleur d’habits à la même époque et un siècle plus tard Jacques Chappe, notaire royal et conseiller du roi. Ce dernier meurt à Claix le 2 novembre 1771 et est enterré dans la chapelle de la croix de l’ancienne église Saint Pierre, dotée par sa famille en 1693 avec l’accord de Mgr Le Camus. En 1777, sa veuve fait alors donation de la grande demeure et de ses dépendances qui allaient jusqu’à la Chièze aux Carmélites de Grenoble.

 

Quelques mots s’imposent ici sur les Carmélites. Le carmel est à son origine un ordre mendiant fondé en Palestine au 12ème siècle puis introduit en France sous Saint Louis. En 1431, le pape Eugène IV ayant adouci la règle de l’ordre une scission se produisit alors entre les « mitigés » acceptant la règle nouvelle et les « observantins » ou « carmes déchaussés » fidèles à l’ancienne règle.

L’ordre féminin des Carmélites fut, quant à lui, fondé en 1452 par le général des Carmes, Jean Soreth, avant d’être réformé par Sainte Thérèse d’Avila en 1538.

Ces Carmélites avaient été installées à Grenoble en 1649 par Julie Borel, carmélite de Lyon, qui consacra à cette fondation toute sa fortune personnelle. Leur couvent grenoblois était situé vers l’ancien hôpital de la Charité. Il devint ultérieurement la caserne de Bonne, démolie en 1886.

 

Les Carmélites semblent s’être rapidement implantées à Claix à une période mal définie mais située entre 1655 et 1693. En effet, ces deux dates correspondent à deux parcellaires conservés aux archives municipales de Claix. Celui de 1655 ne les mentionne pas encore alors que celui de 1693 fait état de leurs possessions qui consistaient alors en :

 

-       une maison, une grange et 38 sétérées de terres (14 ha) à la Chièze qu’elles tenaient des hoirs (héritiers) de la présidente de Lescot,

-       un pré et une terre au Rafour, le long de la Robine,

-       une vigne et une terre en un lieu appelé « les Caillates ».

 

Dès lors, on peut penser qu’en possession de cette demeure dès 1777, par suite de la donation de la veuve de Jacques Chappe, celle-ci aurait pu être nommée dès cette époque, ou peu après, la « Grange aux Dames » puisque les Carmélites étaient également appelées « Dames Carmélites » ou « Dames ».

 

Dans le parcellaire de Claix de 1784 on trouve en effet l’appellation « Dames Carmélites religieuses de Grenoble ». Certes, celles-ci ne résidaient pas à Claix mais à Grenoble et se contentaient alors d’exploiter, ou de faire exploiter, leur vaste domaine. L’ancienne demeure Chappe, sans doute en mauvais état, aurait pu alors être transformée en grange ce qui expliquerait peut être pourquoi nombre de fenêtres sont bouchées sur la façade nord. Mais une autre explication est également possible : la maison a pu appartenir un temps au Chapitre cathédral de Grenoble, co seigneur de Claix, et il pourrait alors s’agir primitivement d’une « Grange aux Dîmes » comme on en voit encore dans maintes régions. La dîme versée au Chapitre correspondait usuellement au 30ème des produits des grains, du vin, des légumes et du chanvre et au 10ème des ventes d’agneaux. Une corruption de langage aurait alors pu intervenir entre « dîmes » et « dames ». Comme on le voit, la demeure reste pleine de mystère.

 

Le parcellaire noble de Claix de 1784 attribue aux Carmélites de nombreuses possessions :

 

-       une vigne située aux Balmes,

-       la maison concernée ici avec grange, four, basse cour, jardin, verger, pré et hautain formant alors un tènement compris entre le Rif Talon, le chemin de la Balme et celui de Furonnières,

-       des bâtiments avec basse cour, jardin, herme, routoir, près et hautains au dessous du Mas de la Chieza,

-       une pièce de terre sous ce mas au « Grand Champ3 ?

-       une terre aux Caillates ou Caillotes, les deux orthographes étant utilisées à un siècle d’intervalle,

-       une terre en « Pré Soisssons »,

-       deux terres au mas d’Allières, aux Touvasses,

-       une pièce de terre aux Marais.

 

Leurs possessions claixoises les plaçaient parmi les plus importants propriétaires fonciers et précisément au huitième rang après le Vicomte de Montchenu, seigneur de Claix, le Comte de Morges, Mme d’Eybens, propriétaire du château et de la terre de Cossey, Mme Raby de la Ponte, propriétaire du château de la Balme qui mourra en odeur de sainteté ches les Carmélites de Grenoble, Pierre Arnaud, M. Royer, propriétaire de la Ronzy et Mme Bonnety propriétaire du « Clos du Château » comprenant l’ancien château delphinal et la maison de Mariette d’Enghien.

 

Les Carmélites disposaient alors de près de 23 ha de terres sur Claix donnant lieu à une imposition annuelle de 58 livres.

 

Celles-ci restèrent en possession de la demeure et des biens en dépendant jusqu’à la Révolution. L’état des biens du clergé établi pour la vente dite des « biens nationaux » en 1791-1792 conservé aux archives de Claix fait état des ventes suivantes :

 

-       la maison, granges et terres proches du Bourg pour 14 livres

-       les possessions de la Chièze et des Caillates pour 14 livres,

-       la vigne de Charmetières aux Rochettes pour 3 livres, 3 sols et 2 deniers et demi.

 

Après cette vente subie, la demeure redevint alors propriété privée. Fin 1852 elle appartenait à Dame Marie Françoise Séraphine Bial, veuve du baron Bougault. Elle passa ensuite à son fils, le colonel Marius Bougault, pour finir à sa mort en 1878 indivise entre ses quatre enfants et sa veuve Louise, née Réal. Le 13 avril 1888, l’indivision Bougault cédait l’ensemble au sieur Pierre Chabert, greffier de justice à Grenoble. Ce dernier, après avoir hébergé dès 1903 l’école des Sœurs de Tournon, céda finalement le tènement au comité d’éducation populaire de Claix (devenu ensuite association) le 26 janvier 1927.

 

Voila ce qui pouvait être dit sur dette « Grange aux Dames » qui reste assurément l’un des plus beaux bâtiments historiques de Claix.

 

J’ai bien conscience qu’il existe nombre de zones d’ombres mais les archives historiques sont ce qu’elles sont et on ne saurait extrapoler pour suppléer à leur absence ou à leur imprécision. Du moins est-ce une démarche dans laquelle je ne me suis jamais engagé.

 

ARCHITECTURE DU MONUMENT :

 

La belle tour, sans doute octogonale à l’origine, est sans conteste la partie la plus ancienne de l’édifice. Elle s’apparente aux constructions du 14ème ou du 15ème siècles et présente un aspect défensif manifeste. Notez les belles pierres de taille d’encadrement de la porte et des ouvertures. La maçonnerie est dite « de blocage » avec molasse, tout venant et briques remployées. La porte avec son imposte en ferronnerie rayonnante pourrait dater de la fin du 16ème ou du début du 17ème siècles. Un escalier en vis, pouvant remonter au 15ème siècle, dessert les trois étages de la tour avec, au sommet, une remarquable charpente composée de deux fermes assemblées en croix de Saint André avec deux demi fermes fixées aux fermes principales par l’intermédiaire d’un gousset. Celle-ci est surmontée d’un toit conique qui rappelle celui de la tour voisine de la maison dite de Mariette d’Enghien ».